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La Vallée du Silence

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CHAPITRE XXIII
LE PROSCRIT

Une heure plus tard, Kent revint à la vie. Il y revint avec le sentiment, confus d’être sorti d’un affreux cauchemar, mais il n’eut pas tout de suite conscience de sa situation présente.

Un immense rocher noir se dressait devant lui. Sur sa tête planait un nuage nuancé de reflets du soleil couchant. Le grondement des eaux en furie faisait un vacarme épouvantable. Alors il se souvint… Un cercle de fer lui broyait les tempes. Il se souleva en chancelant. Le nom qui lui monta à la gorge fut celui de Marette, de Marette dont il était séparé, de Marette morte peut-être. Il voulait crier, mais il ne parvint même pas à articuler ce nom, car sa langue était paralysée comme par les affres de l’agonie.

Enfin il recouvra la raison. Ses yeux purent distinguer ce qui l’entourait. Il aperçut l’écume blanchâtre bondissant entre les abîmes rocailleux qui s’assombrissaient à l’approche de la nuit. A ses pieds l’eau était calme ; il avait été entraîné par le courant sur une langue de galets. Il se trouvait encore dans le couloir du rapide entre de hautes murailles. Marette n’était pas là. Tout son être se refusait à admettre la réalité. Marette était-elle morte ? Impossible, puisque lui-même vivait. Elle était à quelque distance… Elle l’attendait.

Sa gorge se desserra. Le nom de Marette sortit de sa poitrine en un cri que le vacarme du couloir étouffa. Il appela encore. Alors il fut envahi par le sentiment de son impuissance, et il s’accroupit sur le sol.

A cent mètres était l’issue du couloir. Comment y parvenir ? Il essaya de s’imaginer la suite d’efforts qu’il lui fallait entreprendre pour y parvenir, et il se vit poussé par le courant, se retenant aux roches, s’y cramponnant pour reprendre haleine, s’abandonner encore aux flots, s’accrochant de nouveau aux parois du couloir. Cette vision lui donna le vertige et une impression d’asphyxie.

Cependant il pouvait respirer librement. Pourquoi donc demeurait-il à cette place ? Sans plus réfléchir, il se lança à l’eau.

Il ne se souvint jamais de ce qui se passa dans les quelques minutes où il devint le jouet de l’onde mugissante. Il en sortit, les vêtements en lambeaux, méconnaissable, à demi fou.

Sur la berge contre laquelle il fut poussé, les derniers rayons de soleil doraient un monde verdoyant. Le fracas de la chute n’était plus qu’un bruissement lointain. Le fleuve s’était élargi et coulait en nappes paisibles.

Il aurait pu craindre d’être aperçu par ses poursuivants, mais il n’y songea pas.

De fait, lorsque les hommes de la police avaient vu le bateau de Kent heurter la Dent du Dragon et sombrer, les corps de Kent et de Marette s’engageant dans le rapide de droite, ils s’arrêtèrent et rebroussèrent chemin, jugeant leur mission terminée.

Kent, sur la berge, se surprit à sangloter, à sangloter avec des râles comme un petit enfant en proie à un chagrin violent. La réaction s’opérait en lui. Son émotion calmée, il voulut appeler Marette ; mais il se doutait bien qu’elle n’était plus, qu’elle l’avait quitté pour toujours.

Cependant, jusqu’aux dernières lueurs du crépuscule, il la chercha. Lorsque la lune apparut, au milieu de la nuit, il chercha encore. Il ne sentait pas ses blessures : il ne s’en rendit compte qu’en s’écroulant sur la grève, tel un homme frappé sur la piste.

L’aurore le trouva errant, déjà loin du fleuve, et, vers midi, André Boileau, le vieux métis aux cheveux blancs, qui chassait au Creek-Burntwood, le rencontra. Saisi de compassion à la vue de ses blessures, le métis le conduisit, en le soutenant, jusqu’à sa cabane cachée au loin dans la forêt.

Kent resta chez le vieil André les six jours qui suivirent, tout simplement parce qu’il n’avait ni la force ni le désir d’aller ailleurs.

André s’étonna que Kent n’eût aucune fracture. Mais de nombreuses contusions à la tête firent terriblement souffrir le blessé durant trois jours et trois nuits. Pendant ce temps, il demeura dans le délire, entre la vie et la mort. Le quatrième jour il reprit connaissance. Boileau lui fit absorber du bouillon de gibier. Il se leva le cinquième jour. Le sixième, il déclara à André, en le remerciant, qu’il était prêt à partir.

André Boileau, après avoir vainement essayé de le retenir, lui donna de vieux vêtements, quelques provisions et la bénédiction de Dieu. Kent, lui ayant fait croire qu’il se rendait à Athabasca-Landing, retourna vers la Chute.

Ce n’était pas prudent. Il savait bien aussi que, sous tous les rapports, il était préférable de prendre la direction opposée. Mais il avait perdu tout esprit de lutte, il obéissait à l’impulsion qui le poussait vers les lieux de la tragédie.

Il n’éprouvait aucune crainte de se montrer : toute sa prudence l’avait abandonné. Il ne cherchait pas à éviter le danger. S’il avait rencontré des gens de la police, peut-être même se serait-il fait connaître à eux sans le moindre souci d’être pris, car tout lui était indifférent. Une lueur d’espoir l’aurait tiré de cet état, mais il ne lui restait plus aucun espoir. Sûr que Marette était morte, il se sentait seul au monde, impitoyablement seul. Tout était détruit en lui.

Lorsqu’il eut rejoint le fleuve, il ne put en partir. A force d’aller et de venir le long de la Chute, depuis l’endroit où le fleuve se glisse entre les rochers jusqu’à celui où il reprend son cours tranquille deux milles plus bas, ses pieds avaient fini par tracer un sentier. Deux ou trois fois par jour il le parcourait tout en posant quelques pièges pour assurer sa nourriture. La nuit il couchait dans une crevasse au pied de la chute. A la fin de la semaine, l’ancien Kent avait disparu de ce monde. Il était devenu tout autre, avec une barbe hirsute, des yeux caves, des joues creuses dont la barbe ne parvenait pas à cacher la maigreur. O’Connor, passant à côté de lui, ne l’aurait pas reconnu.

Le huitième jour, il découvrit par hasard entre deux blocs de rocher le petit paquet de Marette. Il s’en saisit aussitôt et le pressa contre sa poitrine. A partir de cet instant un nouveau changement s’opéra en lui.

Il lui sembla qu’un message lui était parvenu de la part de Marette elle-même. Il crut que l’esprit de la jeune fille habitait en lui, réchauffant son cœur d’un nouveau feu. Elle était partie, et cependant elle revenait vers lui. Il fut convaincu que l’esprit de Marette ne le quitterait plus jusqu’à la mort. Ses yeux brillaient comme si elle eût été devant lui. Elle ne l’avait pas délaissé : elle lui redisait la confiance qu’elle avait placée en lui, la promesse de lui appartenir toujours. Il lui restait quelque chose d’elle à défendre.

Cette nuit-là, il dormit pour la dernière fois dans la crevasse. Il avait pris le cher petit paquet de Marette entre ses bras avant de s’endormir.

Le lendemain il se dirigea vers le Nord-Est. Le cinquième jour après avoir abandonné le pays d’André Boileau, il rencontra un métis qui, en échange de sa montre, lui donna un fusil, des munitions, une couverture, de la farine et quelques ustensiles pour préparer ses aliments. Ainsi muni, il n’hésita point à s’engager plus profondément dans la forêt.

Kent, l’homme le plus correct de la Division N, maintenant couvert de haillons, les cheveux en broussailles, errait dans le seul but d’être seul et de s’éloigner de plus en plus du fleuve. Le hasard le mettait quelquefois en présence d’un Indien ou d’un métis ; il leur disait quelques mots et repartait seul.

Chaque nuit, bien que la température fût très douce, il allumait un petit feu de campement, parce que, auprès du foyer il sentait mieux la présence de Marette. Alors il dénouait le petit paquet et prenait un à un, dans ses mains largement ouvertes, les précieux objets qui avaient appartenu à sa chère disparue. Il les adorait, ces choses, notamment les petits souliers, qu’il avait enveloppés dans une fine écorce de bouleau.

Il aurait défendu ce trésor au prix de sa vie. En vague action de grâce, il remerciait Dieu de ce que le fleuve ne lui avait pas tout volé.

Il s’efforçait de se rappeler tous les actes de Marette, ses moindres paroles, toutes ses marques de tendresse dont le souvenir avivait son amour. Chaque jour elle devenait plus réelle que lui-même. Il la sentait toujours à ses côtés, blottie dans ses bras la nuit, et, dans la journée, marchant avec lui, la main dans la sienne. Cette illusion adoucissait ses souffrances par le sentiment d’une possession que ni les hommes, ni le destin ne pouvaient lui ravir — une présence de tous les instants.

Cette présence le ranimait. Elle lui faisait lever la tête, bomber la poitrine et regarder encore la vie en face. Elle lui devenait plus intime et plus chère à mesure que le temps passait.

Le début de l’automne le trouva dans la région du Fond du Lac, à deux milles est du Fort Chippewyan. Cet hiver-là, il rencontra un Français, et, jusqu’en février, ils chassèrent ensemble sur les limites basses des Solitudes.

Il finit par prendre en estime ce Français, nommé Picard. Cependant il ne lui fit point part de ses secrets, et lui cacha le désir qui venait de naître en lui.

Ce désir devint de plus en plus tenace, comme une obsession, à mesure que la saison de l’hiver approchait de son terme. Il y pensait nuit et jour. Il voulait aller à la maison.

Ce mot ne se rapportait pas dans sa pensée à une demeure du Landing, ni du pays du Sud. « A la maison » signifiait pour lui l’endroit où avait vécu Marette.

Marette morte, abandonnant son corps aux rochers du fleuve, était allée se réfugier chez elle, là-bas, quelque part au pied des Montagnes du Nord, là où s’étendait la Vallée du Silence. L’esprit de Marette l’y attirait ; elle le suppliait de s’y rendre, le pressant de se mettre en route pour venir vivre là où elle avait vécu. Il trouva en cela une nouvelle raison de vivre. Il découvrirait la maison de Marette, ses parents, la vallée qui aurait dû être leur Paradis.

Ainsi, vers la fin de février, il prit congé de Picard et se dirigea de nouveau vers le fleuve.

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