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La Vallée du Silence

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CHAPITRE XXIV
A TRAVERS LE PAYS DU SOUFRE

Kent n’avait pas oublié qu’il était un hors-la-loi, mais il ne s’en effrayait pas. Maintenant qu’il avait une nouvelle raison de vivre et de lutter, il sentait renaître en lui ce qu’il appelait la « finesse du jeu ».

Il approcha prudemment de Chippewyan, bien qu’il fût sûr que même ses anciens amis du Landing ne pourraient le reconnaître. Sa barbe avait quatre ou cinq pouces, ses cheveux étaient longs et broussailleux. Picard lui avait confectionné un vêtement en peau de jeune caribou, frangé comme celui d’un Indien. Ayant choisi son moment, il entra à Chippewyan à la tombée de la nuit.

Des lampes à huile brûlaient dans le magasin de la Compagnie de la Baie d’Hudson, lorsqu’il y entra pour vendre ses fourrures. L’endroit était désert : il n’y avait là qu’un commis du facteur avec lequel il discuta les prix pendant une heure. Il acheta un nouvel équipement, une carabine Winchester et toutes les provisions qu’il pouvait emporter. Il n’oublia pas d’acquérir un rasoir ainsi que des ciseaux, et, quand il eut payé le tout, il lui restait en espèces la valeur de deux peaux de renards argentés.

Il quitta Chippewyan la nuit même, et, à la clarté d’une lune d’hiver, il construisit son campement à une douzaine de milles au nord, dans les parages de Smith Landing.

Il atteignit bientôt le fleuve de l’Esclave, et pendant des semaines il voyagea lentement mais régulièrement sur des raquettes dans la direction du Nord. Il évita le Fort et la ville de Smith et prit la direction de l’Ouest avant d’arriver au Fort Résolution. C’est au mois d’avril qu’il passa au Fort de la rivière Hay, là où ce cours d’eau se déverse dans le lac du Grand-Esclave. Jusqu’à la débâcle, il travailla à la rivière Hay. Il partit sur le Mackenzie dans une pirogue dès que le fleuve fut navigable. Ce ne fut que tard, en juin, qu’il contourna le Liard, en le remontant, pour se rendre vers le Nahani du Sud.

— Vous vous dirigerez tout droit entre les sources du Nahani du Sud et du Nahani du Nord, lui avait dit Marette. C’est là que vous trouverez le Pays du Soufre ; au delà de ce pays s’étend la Vallée du Silence.

Quand il arriva aux confins du Pays du Soufre et qu’il y établit son campement, il fut déjà incommodé par une odeur âcre. La lune se levait, et il vit ce monde désolé à travers les vapeurs d’une fumée jaune. A l’aurore il poursuivit sa route.

Il traversa de vastes marais, desquels s’échappaient des nuages sulfureux. Mille après mille, il s’enfonça dans ce pays qui devenait de plus en plus une contrée de mort, un enfer perdu. On voyait des arbustes sur lesquels ne poussait aucun fruit, des forêts et des marécages où ne vivait aucune créature animale.

C’était un pays d’eau sans poissons, d’air sans oiseaux, d’arbres sans fruits, un pays fumant et nauséabond, plongé dans le calme de la mort. Kent y devint jaune. Ses vêtements, sa pirogue, ses mains, tout jaunissait. Il ne pouvait chasser de sa bouche l’immonde goût du soufre.

Il continua cependant à se diriger tout droit vers l’Ouest, à l’aide de la boussole qu’un certain Gowen lui avait donnée à la rivière Hay. Même cette boussole jaunissait dans sa poche. Il lui était impossible de manger, et il ne but que deux fois de l’eau de sa gourde.

Et Marette avait fait jadis ce voyage !… Il ne cessait de se le répéter. C’était le chemin secret pour entrer et sortir de son monde caché, cette région maudite, ce pays interdit à l’Indien et au Blanc. Il lui était pénible de penser qu’elle avait suivi cette route, respiré cet air dont il suffoquait par moment et qui plus d’une fois lui avait donné des nausées au point de le rendre malade. Il marchait désespérément, ne sentant ni la fatigue, ni la tiédeur de l’humidité environnante.

La nuit vint, et la lune se leva, éclairant d’une clarté morbide ce monde malsain dans lequel il était plongé. Il s’allongea dans le fond de sa pirogue, se couvrit la figure de son vêtement de caribou et essaya de dormir. Ce fut en vain. Il se leva avant l’aube et consulta sa boussole à la lueur d’allumettes. Pendant toute la journée, il n’essaya pas de manger, mais à la tombée, de la nuit, l’air se fit plus respirable. Il fraya son chemin à la clarté de la lune, déjà vive. Et enfin, durant une pause, il entendit devant lui, dans le lointain, le hurlement d’un loup.

Il cria de joie. La brise de l’ouest lui amena un air qu’il aspira avec la même jouissance qu’éprouve un homme altéré rencontrant une source dans le désert. Il ne regarda plus sa boussole, mais il se dirigea hardiment vers l’endroit d’où venait cet air frais. Une heure plus tard, il remarqua qu’il pagayait contre un léger courant ; il en goûta l’eau et s’aperçut qu’elle n’avait qu’un très léger goût de soufre. A minuit l’eau était fraîche et limpide. Il aborda une rive couverte de sable et de galets, se déshabilla et se lava avec une immense satisfaction. Abandonnant sa vieille chemise et son vieux pantalon de trappeur, il revêtit un costume qu’il avait conservé dans son sac. Puis il construisit un feu et mangea pour la première fois depuis deux jours.

Le lendemain matin, il grimpa sur un grand sapin et observa la région environnante. A l’ouest s’étendait un pays bas et vaste entouré de collines, sur une distance de quinze à vingt milles. Au delà s’élevaient les pics neigeux des Montagnes Rocheuses. Il se rasa, coupa ses cheveux et continua sa route.

Cette nuit-là, il ne campa que lorsqu’il lui fut impossible de conduire sa pirogue plus loin. Le cours d’eau était devenu étroit comme un ruisseau. A cet endroit Kent se trouvait entre les premiers contreforts verdoyants des collines. A l’aube, il dissimula sa pirogue entre les roseaux et se mit en route, sac au dos.

Pendant une semaine, il avança lentement vers l’Ouest. Le pays était splendide, mais inhabité. Les collines se muaient en montagnes : il crut se trouver devant les monts Campbell. Il se rendit ainsi compte que depuis le Pays du Soufre, il avait suivi une bonne piste. Il marcha cependant huit jours sans rencontrer la moindre trace d’un être vivant. Enfin il tomba sur les restes d’un feu de campement, un feu qui avait brûlé toute une nuit, alimenté par de grosses branches coupées à coups de hache. A ces signes, il reconnut la main d’un blanc.

Le dixième jour, il arriva à la pente occidentale de la première chaîne de montagnes.

Devant ses yeux s’étalait une des plus magnifiques vallées qu’il eût jamais contemplées. C’était plutôt une large plaine. Au delà, à une distance de cinquante milles, s’élevaient les sommets majestueux des plus hautes montagnes du Yukon. Comment donc, dans une région aussi vaste, parviendrait-il à découvrir l’endroit qu’il cherchait ?

Il espérait toujours croiser des Blancs ou des Indiens qui auraient pu le renseigner.

Il traversa lentement cette plaine immense, d’une riche végétation, couverte de fleurs, un vrai paradis de chasseur. Il se disait que peu de chasseurs étaient venus si loin. Du reste aucun ne s’était aventuré dans le Pays du Soufre, qui figurait sur sa carte comme un espace désertique.

Les montagnes du Yukon, qui se dressaient devant lui, formaient une muraille infranchissable, hérissée de pics couverts de neige, dominant les nuages comme de formidables chiens de garde. Il savait que derrière ces montagnes coulaient les grands fleuves du versant occidental, s’étendaient la ville de Dawson, le Pays de l’Or et de la Civilisation, tandis qu’ici régnait l’imposant silence d’un paradis que l’homme ne soupçonnait pas.

Il ne se servait plus de sa boussole, mais il se guidait sur un groupe formé de trois pics géants. Il tenait sans cesse les yeux fixés sur le plus haut de ces pics, qui le fascinait et semblait représenter le gardien de la vallée depuis des millions d’années. Il le surnomma « le Gardien ». Cette appellation lui devint familière, tandis qu’il continuait sa route. La première nuit qu’il campa dans la vallée, il vit la lune se coucher derrière le géant.

Une voix, au fond de lui-même, ne cessait de lui répéter que le beau pic était le gardien de Marette. Elle l’avait sans doute regardé des milliers et des milliers de fois, comme lui-même à cette heure ; car si sa demeure était bien de ce côté de la chaîne des Campbell, Marette ne pouvait manquer de l’apercevoir. Il était visible de cent milles de distance.

Le second jour, Kent découvrit à l’ensemble des trois pics une nouvelle forme. Tandis que les contours des deux moins grands devenaient plus précis, le plus haut ressemblait à un puissant château. Un peu plus tard, sous la lumière de la lune, avant que le brouillard l’eût envahi, « le Gardien » prit l’aspect d’une colossale tête humaine, tournée vers le sud.

Le lendemain, à l’aube, Kent fut encore plus frappé par l’aspect de cette tête, une tête qui aurait été taillée par des mains de géants. Les deux autres pics eurent bientôt, eux aussi, semblable aspect. La tête formée par l’un regardait le Nord ; celle que figurait l’autre faisait face à la vallée. Le cœur de Kent palpita : « Voilà les Hommes Silencieux », murmura-t-il.

Ces mots qui convenaient si bien au spectacle qu’il avait sous les yeux, inondaient son âme. « La Vallée des Hommes Silencieux !… La Vallée du Silence ! » répétait-il en regardant les trois têtes colossales, dressées vers le ciel. Quelque part auprès d’elles, sous elles, à droite ou à gauche, était cachée la vallée de Marette.

En poursuivant sa route, Kent se sentait pénétré par une joie, subtile d’abord, mais qui devint parfois intense au point de lui faire oublier sa douleur ; et à ces moments, il lui semblait que Marette était là, attendant son arrivée pour lui souhaiter la bienvenue. Mais les scènes tragiques de la Chute de la Mort passaient devant ses yeux et lui faisaient penser que les trois têtes attendaient — et attendraient toujours en vain — le retour de la disparue.

Lorsque le soleil se coucha, la tête tournée du côté de la vallée sembla s’animer pour poser à Kent cette angoissante question :

— Où est-elle ?…

Kent eut une longue insomnie.

S’étant remis en marche dès la jointe du jour, il arriva d’assez bonne heure au pied des premiers contreforts de la chaîne. Il gravit le premier avec ardeur. A midi, il en avait atteint le sommet.

Une nouvelle vallée venait de lui apparaître : il fut convaincu que c’était la Vallée du Silence.

D’un côté, à une distance de trois ou quatre milles, partait l’énorme montagne dont la cime dominait les vertes prairies. D’un autre, vers le sud, Kent pouvait voir, sous la lumière crue du soleil, le miroitement de petits ruisseaux et de lacs minuscules ainsi que les riches couleurs et les taches sombres des cèdres, des sapins et des balsamiers, comme d’immenses tapis de velours. Au Nord, la montagne qu’il venait de gravir se prolongeait à trois ou quatre milles de là par une vaste courbe qui masquait une partie de la vallée.

Il se dirigea ce de côté, après avoir pris quelque repos.

Il était quatre heures lorsqu’il parvint au coude de la vallée. Il découvrit alors une cuvette géante, creusée dans les montagnes environnantes, une cuvette de deux milles de diamètre.

Tout d’abord, il ne distingua aucun détail de ce paysage ; mais avant qu’il se fût appliqué à l’examiner attentivement, l’aboiement sonore d’un chien lui parvint et le fit longuement tressaillir.

La vapeur chaude et dorée qui précède le coucher du soleil dans les montagnes s’amassait entre lui et la vallée. Pourtant, à travers cette brume, il put discerner quelques bâtiments et un enclos, tout près d’un lac minuscule d’où s’échappait un petit ruisseau scintillant. Mais il ne vit autour aucun signe de vie.

Soudain, il eut la conviction de se trouver devant la Vallée du Silence. Sans chercher un chemin, sans s’inquiéter du temps ou de la distance, il commença à descendre la pente.

Il essayait de se représenter la maison de Marette. Il lui semblait qu’elle lui appartenait, cette maison, ou du moins qu’il en faisait partie, qu’en y entrant il atteignait son lieu de repos, un dernier refuge, son propre foyer. On allait lui faire un cordial accueil… Il pressa le pas au point d’en être essoufflé. Le soleil sombrait derrière les pics géants.

Il était sept heures quand il arriva à la plaine. Poursuivant sa route dans l’obscurité, il aperçut quelques lumières disséminées entre de sombres masses d’arbres.

Il ne sentait pas la fatigue de sa longue marche. D’un pas alerte, il se dirigeait vers une des lumières, celle d’une large fenêtre dont il ne tarda pas à distinguer les multiples carreaux. Il aurait voulu courir, mais quelque chose l’arrêta net.

Il lui sembla que son cœur était monté dans sa gorge et l’étreignait jusqu’à l’étouffer.

C’était une voix d’homme qu’il venait d’entendre appelant dans l’ombre : « Marette ! Marette ! ».

Kent se mit à trembler ; il crut qu’il devenait fou. La voix appela de nouveau : « Marette ! Marette ! »

Cette voix était bien réelle : l’air en vibrait réellement, elle éveillait au loin un écho. Ce fut aussi un écho qu’elle éveilla en Kent, qui lui-même se mit à crier : « Marette ! Marette ! »

Malgré le tremblement de ses genoux, il se mit à courir. Dans le brouillard, deux formes se dessinèrent devant la clarté de la fenêtre. Elles étaient comme hésitantes. Kent appela encore, et elles se dirigèrent vers lui. Il chancela, en répétant le même nom d’une voix affaiblie. Une voix féminine lui répondit et une des deux personnes se précipita à sa rencontre.

Ils n’étaient plus maintenant qu’à trois pas l’un de l’autre ; leurs yeux se rencontrèrent. Mais ils furent, dans l’instant même, privés de tout mouvement, sidérés par le miracle que permettait un Dieu grand et miséricordieux : leur résurrection.

Avec effort, Kent ouvrit ses bras, Marette s’y jeta avec abandon.

L’autre personne, arrivant alors, les trouva agenouillés et serrés dans les bras l’un de l’autre. Kent, relevant la tête, reconnut Sandy Mac Trigger, celui dont il avait sauvé la vie à Athabasca Landing.

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