La Vallée du Silence
CHAPITRE VI
MERCER
Kent s’attarda longtemps à se remémorer chaque mot et chaque geste de Marette.
Elle était donc venue pour lui dire de compter sur elle. Mais de quelle façon ? Elle n’avait rien précisé. Elle lui avait affirmé qu’il ne mourrait pas, et certes, s’il pouvait réchapper de sa blessure, il ne lui serait pas agréable de se balancer au bout d’une corde : il essayerait de prendre le large. Hélas, il ne devait pas songer à s’enfuir de la main des hommes, lorsque la poigne de la Mort le tenait si solidement. Un seul instant, hier au soir, après l’orage, à la tombée de la nuit, il s’était senti renaître. Mais depuis, à deux reprises, une douleur angoissante lui avait laissé cruellement entendre que Cardigan ne s’était point trompé. L’aide de Marette… quelle pauvre ironie !…
Il l’interrogeait encore en pensée, voulant obtenir des réponses précises. Qui était-elle ? Pourquoi avait-elle voulu le voir ? Pour quelle raison lui témoignait-elle de la sympathie ? A quel titre connaissait-elle Sandy Mac Trigger ? Elle devait avoir avec l’inspecteur Kedsty de mystérieuses relations ; quelle en était la nature ?
Et toujours revenait à son esprit cette même question qui résumait toutes les autres : quel était le vrai motif qui poussait Marette Radisson à venir auprès de lui ?
Elle n’avait certainement pas été amenée par la gratitude, car elle ne lui avait pas exprimé un mot direct de reconnaissance. Elle n’avait donc pas été envoyée par Mac Trigger. Elle l’eût, dans le cas contraire, remercié au moins d’un mot. Elle s’était contentée de le traiter de « superbe menteur ». O’Connor se trompait : elle ne devait sans doute pas connaître Mac Trigger. En revanche, elle paraissait bien connaître Kedsty.
Elle n’avait pas répondu à ses insinuations quand il lui avait dit qu’il la soupçonnait de s’être cachée dans le bungalow de Kedsty. C’est bien le terme « cachée » qu’il avait employé. Elle eut alors un mouvement de révolte, mais aussitôt calmé. Une seconde après, on eût juré qu’elle ne lui avait pas prêté attention. Cependant elle s’était elle-même servie, à l’égard de Kedsty, d’un terme qui était loin de convenir à ce rude et glacial personnage. « Ce pauvre Kedsty » avait-elle dit. Mais Kent revit l’éclat de ses yeux quand elle prononça ce qualificatif si déplacé en apparence, un éclat nuancé de malice, de haine, de cruauté, velouté de triomphe ; et il entendit la fluctuation de sa voix sur ce mot ; toute une gamme y avait passé. Elle connaissait son Kedsty ; elle le connaissait bien, et sans doute de longue date.
A cet éclair du regard et à cette ondulation de la voix, Kent se sentit vibrer tout entier. Quelle vitalité dans cette jeune fille ! Quelle puissance de sentiment ! De la haine, une haine farouche ! Il aurait pu se méfier d’elle et s’en écarter. Mais il revoyait aussi les yeux pleins de douceur avec lesquels elle l’avait regardé un court instant ; ces mêmes yeux avaient également exprimé une fermeté peu ordinaire pendant les quelques minutes que dura la visite. Ils avaient souri si divinement. Ils avaient plaisanté, ils avaient brillé de confiance, de fierté, de sympathie. Et tout cela si pleinement. Quelle riche et complexe nature ! Elle lui apportait l’espoir, elle voulait l’aider. Marette, son alliée, sa compagne… Elle aurait pu être sienne !
Et voici que la pensée de Kent voyagea à travers l’espace. Elle le libéra du présent. Les meilleurs moments de son existence, les plus audacieux, lui revinrent à la mémoire et lui donnèrent un large frémissement de l’âme. Ce n’était pas comme en rêve où, pour si intenses que soient les images, toutes demeurent fluides ou molles et comme extérieures, mais son sang ardent et la force de tous ses muscles les nourrissaient. Allait-il retrouver sa belle vigueur ?
« Quel superbe menteur ! » lui avait-elle dit. Il avait insisté pour s’accuser ; elle insista pour nier. Est-ce que les meurtriers portent sur leur visage la trace de leurs crimes ? La plupart peut-être, mais pas tous. Certains des criminels les plus endurcis qu’il avait conduits de la région inférieure du fleuve, étaient des hommes avec lesquels on pouvait sympathiser. Cet Horrigan, par exemple, qu’il amena pour être pendu, et qui, pendant les sept longues semaines du voyage, ne cessa de plaisanter. « En l’écoutant, comme moi, Marette, vous auriez ri. » Et Mac Cab, la Bête Noire, quel aimable compagnon, malgré son casier judiciaire plus que chargé ! « Si nous avions été ensemble, Marette, il vous aurait charmée. De même Le Beau, le gentilhomme voleur du Wild, et une demi-douzaine d’autres qui m’ont donné pas mal de fil à retordre, les gaillards, pour les capturer. Mais je les ai eus tout de même, car j’ai bonne poigne, Marette, et on m’échappe difficilement. Je puis vous dire qu’ils sont morts en braves, oui, d’une façon très crâne, tandis que moi je vais claquer bêtement d’une rupture d’anévrisme. C’est assez triste ; mais grâce à vous, ma toute belle, je ne suis pas triste. Oh ! j’aurais bien su tout seul conserver le sourire. Mais comme j’aurais préféré rire avec vous par le chemin que vous vouliez me montrer ! »
A ce moment, il vit entrer Mercer, portant son déjeuner.
La physionomie de Mercer l’avait toujours amusé. Le jeune Anglais à figure rose, frais émoulu de la vieille Europe, ne pouvait dissimuler son impression quand il entrait dans la chambre de Kent. On lisait sur sa figure son trouble à l’idée de se trouver en présence d’un gibier de potence. Il était, comme il l’avait confié à Cardigan, « extraordinairement émotif ». Nourrir et laver un homme qui allait inévitablement mourir le remplissait d’un émoi singulier qu’il ne pouvait déguiser. Il lui semblait soigner un cadavre vivant.
Kent en était arrivé à le considérer plus ou moins comme un baromètre qui lui livrait les secrets du docteur Cardigan. Il n’avait jamais fait part au docteur de cette découverte qui l’amusait en son for intérieur.
Ce matin-là, tandis qu’il trouvait les joues de Mercer moins roses qu’à l’ordinaire et ses yeux pâles moins incolores, le jeune Anglais était en train de saupoudrer les œufs avec du sucre au lieu de sel.
Kent se mit à rire en l’arrêtant :
— Tu pourras sucrer mes œufs quand je serai mort, Mercer, dit-il. Mais tant que je suis en vie, je tiens à ce que tu leur mettes du sel. Sais-tu, mon vieux, que tu as une bien mauvaise mine ce matin ? Est-ce que ce serait, par hasard, mon dernier déjeuner ?
— Je ne le souhaite pas, Monsieur ; je ne le souhaite pas, répliqua vivement Mercer. Au contraire, je désire que vous viviez, Monsieur.
— Mercer, mon ami, si tu as pu travailler comme valet de chambre, pour l’amour de Dieu, tâche de l’oublier maintenant ! s’écria Kent, impatienté de ce ton. Je veux que tu me dises net ce qui en est. Combien de temps me reste-t-il encore à vivre ?
Mercer tressaillit, et son rose pâlit un peu plus.
— Je ne peux dire, Monsieur. Le docteur Cardigan ne m’en a pas soufflé mot. Mais je crois malheureusement que vous n’en avez plus pour longtemps, Monsieur. Le docteur Cardigan est mal fichu, lui aussi, ce matin. Père Layonne doit venir d’un moment à l’autre.
— Je te remercie, dit Kent en attaquant son second œuf. Et à propos, comment trouves-tu la jeune personne qui est venue me voir ?
— Épatante, positivement épatante, s’exclama Mercer.
— C’est le mot juste. Ne saurais-tu par hasard où elle demeure et pourquoi elle se trouve dans le pays ?
Il savait qu’il posait ainsi une question stupide parce que Mercer ne pouvait y répondre ; aussi fut-il tout étonné quand celui-ci lui déclara :
— J’ai entendu le docteur Cardigan lui demander si nous pouvions espérer d’être honorés une seconde fois de sa visite ; elle lui a répondu que cela était impossible, parce que cette nuit même elle descendait le fleuve sur une allège. Elle a dit, je crois, qu’elle se rendait au Fort-Simpson, Monsieur.
— Que diable me racontes-tu ? s’écria Kent. C’est justement là que doit se rendre le sergent-major O’Connor.
— Le docteur Cardigan le lui a dit, mais elle n’a pas répondu. Elle est partie, tout simplement. Si, dans votre situation, vous ne vous offensiez pas d’une petite plaisanterie, je vous dirais que le docteur Cardigan était profondément emballé. Fichtre ! Un beau brin de fille, Monsieur, un beau brin de fille ! Je vous assure qu’il était bien pincé.
— Te voilà redevenu homme, Mercer. Elle est très belle, n’est-ce pas ?
— A vous éblouir, monsieur Kent, approuva Mercer, rougissant subitement jusqu’à la racine de ses cheveux blonds. Je dois vous avouer que son apparition ici nous a tous renversés.
— Je suis de ton avis, camarade Mercer. Moi-même, elle m’a bouleversé. Écoute, mon vieux ; veux-tu rendre un grand service à un mourant, le plus grand service qu’il t’ait demandé de sa vie ?
— J’en serais très heureux, Monsieur, très heureux.
— Eh bien, voici. Je veux savoir si cette jeune fille part réellement cette nuit sur le bateau qui descend le fleuve. Voudrais-tu me le dire demain matin, si je suis encore en vie ?
— Je ferai tout mon possible, Monsieur.
— Bon. C’est tout simplement un caprice de moribond ; mais je veux qu’on s’y conforme, sans que Cardigan soit mis au courant. Il y a un vieil Indien, le père Mooie, qui habite dans une cabane un peu au delà de la scierie. Donne-lui dix dollars, et dis-lui qu’il en recevra dix autres s’il mène à bien sa mission. Il te fera un rapport exact de ce qu’il aura vu ; et il voudra bien mettre ensuite sa langue dans sa poche. L’argent est sous mon oreiller.
Kent prit son portefeuille et mit cinquante dollars dans les mains de Mercer, en constatant qu’il lui restait encore pareille somme.
— Tu achèteras des cigares avec le reste, mon vieux. Cet argent ne peut plus me servir. Et ce petit tour que tu vas m’aider à jouer vaut bien cela. Tu pourras dire que c’est ma dernière farce sur la terre.
Il n’y avait certes là aucune intention plaisante ; mais c’était une façon de sauver les apparences.
Mercer appartenait à cette catégorie d’Anglais nomades que l’on rencontre souvent dans l’ouest du Canada. Flatteur et obséquieusement poli, il donnait l’impression d’un domestique bien stylé, remarque qui l’aurait, sans aucun doute, profondément indigné. Kent avait assez bien observé les manières de ces gens-là, les ayant rencontrés un peu partout. Une de leurs caractéristiques est l’insouciance ou un manque apparent de jugement. Mercer, par exemple, aurait pu occuper un petit emploi de bureau dans une ville, et, pour un maigre salaire, il accomplissait une besogne d’infirmier dans le grand Désert Blanc.
Après qu’il eut disparu avec le couvert du déjeuner et l’argent, Kent se remémora plusieurs types de son espèce. Il n’ignorait pas que sous cette apparence de servilité existaient en eux un courage et une audace qui ne demandaient qu’un peu d’encouragement pour se manifester. Et lorsque ces qualités s’éveillaient en eux, elles devenaient singulièrement actives, mêlées de ruse et de discrétion. Ce courage ne consistait pas à se dresser devant un canon ; mais plutôt à ramper sous sa gueule dans l’obscurité d’une nuit d’encre.
Kent n’aurait su dire exactement pourquoi il voulait le renseignement demandé à Mercer. Pour arriver au succès, il fallait profiter de sa chance — chevaucher sa bosse, disaient O’Connor et lui, suivant un aphorisme qu’ils se plaisaient à répéter. Kent sentait-il en ce moment naître une de ces bosses fatidiques ? N’éprouvait-il pas plutôt le besoin de tenir sa pensée en éveil pour oublier, si possible, le fâcheux événement qui allait se produire d’un instant à l’autre ? Par moment l’air ne pénétrait que difficilement dans ses poumons.
Pour lui, aucun doute : c’est bien chez Kedsty qu’elle se tenait. Reviendrait-elle comme elle le lui avait promis ? Peut-être allait-elle s’absenter quelques jours, mais non point se rendre au Fort-Simpson, voyage de plusieurs mois. Alors il découvrit la vraie raison pour laquelle il avait voulu savoir où elle allait, et, sur le moment, cette raison le fit amèrement sourire.
Hé oui, il s’était laissé séduire par cette adorable fille. Il trouva d’abord que c’était une chose incongrue, une farce du plus mauvais goût que lui jouait le sort, en lui réservant cette aventure pour sa dernière heure.
S’il l’avait rencontrée six mois plus tôt, ou même trois, il est très probable qu’elle aurait modifié le cours de sa vie. La solitude avait été sa seule épouse et elle l’avait pris corps et âme. Il n’avait rien désiré au delà de sa liberté sauvage et de ses aventures sans fin. Et cependant, si cette jeune fille était venue plus tôt…
Il revoyait encore ses cheveux et ses yeux, son corps svelte tandis qu’elle se tenait debout devant lui, la souplesse et la force de son corps élancé, le port de sa jolie tête.
« Elle est du Nord ! » Cela le surprenait. Il ne se serait pas permis de penser qu’elle pouvait mentir ; mais il n’avait jamais entendu parler de la Vallée du Silence. Il aurait cru plus aisément qu’elle était de Fort-Providence, de Fort-Good-Hope ou même de Fort-Mac-Pherson.
Il la supposait fille d’un des rois du commerce du Nord. Elle n’était sûrement pas de cette région-ci, car on l’aurait connue au Landing. Elle ne pouvait non plus être la fille d’un simple riverain ou d’un trappeur, car un riverain ou un trappeur ne peuvent envoyer leurs filles en pays civilisé ; et celle-ci y avait été sans contredit. Elle n’était pas seulement belle et naturellement distinguée ; mais on sentait qu’elle avait reçu une éducation que ne donnaient pas les missionnaires de ce pays sauvage. Elle lui représentait la beauté et la liberté des forêts incarnées par une famille aristocratique qui aurait pris souche, voilà deux cents ans, dans les vieilles cités de Québec ou de Montréal.
A cette idée, son esprit revint en arrière. Il se rappela le temps où il avait fouillé les coins et recoins de cette splendide ville de Québec et où il s’était penché sur des tombes vieilles de deux cents ans, en enviant, au fond de son âme, les morts et la vie qu’ils avaient vécue. Il avait toujours considéré la cité de Québec comme un morceau d’ancienne dentelle précieuse jaunie par le temps. Elle avait été autrefois le cœur du Nouveau-Monde. Ce cœur battait toujours et murmurait son antique puissance au rythme de romances mélodieuses, en dépit du modernisme destructeur qui voudrait profaner les souvenirs les plus sacrés. Il lui plaisait de voir en Marette Radisson l’esprit qui animait toutes ces choses, fuyant vers le Nord, toujours plus loin vers le Nord — comme les esprits des morts révoltés qui s’étaient concertés pour fuir le Landing et chercher un asile calme au loin.
Sentant qu’il avait deviné juste, Kent sourit au jour lumineux et murmura doucement, comme si elle l’écoutait, debout devant lui :
« Si j’avais dû vivre, je vous aurais appelée : Québec. C’est gentil, ce nom. Il me fait penser à une foule de choses, comme vous. »
Tandis que Kent prononçait tout bas ces mots, le Père Layonne, plus pâle que ne l’avait jamais rendu la présence de la mort, parlementait dans le corridor avec Cardigan qui semblait vieilli de dix ans depuis le dernier moment où il posa son stéthoscope sur la poitrine de Kent. Le jeune Mercer les regardait avec des yeux reflétant la terreur.
Cardigan dit encore quelques mots au Père Layonne, qui se décida enfin à se rendre chez Kent en murmurant une prière.