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La Vallée du Silence

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CHAPITRE XVIII
SOUS L’ORAGE

Quand il eut pris les divers objets que Marette avait réunis pour lui dans la chambre de débarras, en s’assurant, sur le seuil de la porte, par de petits mouvements d’épaules, que les courroies du havresac étaient bien en place, il devint soucieux.

Ce premier redressement de taille instinctif sous l’équipement, et qui est comme le premier élan du départ, ne fit qu’accentuer son malaise. De nouveau, il se dit qu’on allait l’accuser d’un meurtre. Mais l’infamie de son chef méritait ce châtiment. Sa conscience ne lui reprochait rien. Dès lors qu’importait le jugement des hommes ? Ne fallait-il pas lutter pour Marette, qui lui appartenait, qui était son bien le plus précieux ? Elle lui dirait son secret, qui ne pouvait être que très noble. Tout s’éclaircirait.

Avec une vive impatience il alla heurter à la porte de Marette.

— Pas encore, dit la chère voix.

Ce fut plus de dix minutes, peut-être un quart d’heure, qu’il dut attendre. Il était occupé à refaire son paquetage, préparé avec trop de hâte, lorsqu’elle l’appela.

Elle lui ouvrit, recula de deux pas pour le laisser entrer, et il la vit, sous la lumière de leurs deux lampes, dans un gracieux costume de velours bleu à côtes, dont la jaquette la moulait étroitement et dont la jupe lui descendait seulement un peu au-dessous des genoux.

Elle avait ramassé ses cheveux sous une ample toque de loutre, et ses jambes fines étaient prises dans de hautes bottines en peau de caribou. Dans ce costume elle paraissait à la fois plus fragile et plus vigoureuse. Ses yeux brillaient d’une animation qui colorait vivement ses joues. Kent la regarda un instant, et lui dit sa satisfaction par un bref mouvement de tête auquel elle répondit par un raidissement du corps.

— Voilà, à la grâce de Dieu, dit-elle en ramassant à ses pieds un petit paquet dont Kent s’empara aussitôt.

Il recommençait de pleuvoir. Un vent violent et le lointain roulement du tonnerre à l’ouest indiquaient qu’un nouvel orage ne tarderait pas à passer sur la forêt.

— Attendez-moi, Kent, je suis tout de suite à vous, fit Marette sur la porte du corridor.

Et presque aussitôt elle ajouta d’une voix basse, humble, mais insistante :

— Il faut que vous le mettiez, Kent.

C’était le grand vêtement caoutchouté de Kedsty qu’elle lui apportait.

Comme il ne fit aucune objection, ce fut d’un ton de triomphe qu’elle lui cria, dans le vent :

— Hardi ! Kent. Tenons-nous ferme, et courons au bayou. Ils ne nous auront pas.

Elle lui avait expliqué tantôt qu’ils devaient se rendre, non au dépôt de Crossen, mais au bayou de Kim. « Doigts-Sales », qui s’était refusé à croire que Kedsty laisserait filer Kent avec la brigade de Lassalle, et avait insisté pour que Marette partît avec Kent, avait fait parer un petit canot avec cabine à deux places. Ils le trouveraient amarré près du rivage. Mooie leur aurait été bien nécessaire pour les aider à s’embarquer dans la nuit noire, mais il ne fallait pas compter sur lui.

— Pourquoi ? avait demandé Kent.

— Parce que je ne crois pas qu’il soit encore autour de la maison. Mais lorsque « Doigts-Sales » apprendra que nous nous sommes échappés, il trouvera bien un moyen pour protéger notre fuite.

Leurs pieds pataugeaient dans l’eau et la boue. Le vent leur coupait par moment la respiration. Kent souhaita la fréquence des éclairs pour les guider, car il était impossible de distinguer le tronc d’un arbre à deux pas de distance.

— Croyez-vous vraiment que Mooie ne soit plus par là ? Il nous serait bien utile. Il est déjà près de deux heures. Si nous nous égarions dans la forêt, ce serait une fichue histoire pour nous, à l’aube.

— Non, Mooie n’est plus là.

— En êtes-vous tout à fait sûre ? Aurait-il assisté à… ce qui s’est passé ?

— Dites donc, monsieur le policier, vous n’allez pas continuer votre enquête ? Nous avons mieux à faire. Taisez-vous, ou vous n’apprendrez jamais rien, cria-t-elle en se cramponnant à lui sous la poussée du vent, toute fière de l’ascendant qu’elle prenait sur Kent. Pas besoin de Mooie pour nous guider : je saurai, moi, vous conduire jusqu’à la barque aussi bien que lui.

Au fait, elle avait assez de peine à se diriger, ses yeux étaient encore aveuglés par la lumière des lampes. Enfin, à la lueur d’un éclair, elle aperçut la pente qui menait au fleuve.

Cette pente était toute sillonnée de petits ruisseaux. Des roches et des racines leur barraient à tout instant le chemin glissant. Grâce aux éclairs qui se multipliaient, ils purent atteindre, sans faire de chutes, le petit sentier, qui, en terrain plat, conduisait à la petite crique.

C’est alors que l’orage éclata avec violence.

Le vent était parfois si impétueux qu’ils durent se tenir aux troncs des sapins pour ne pas être renversés. Et c’est en bondissant d’un tronc à l’autre qu’ils firent leur chemin, Marette cramponnée à la taille de Kent, et Kent aux épaules de Marette. Elle poussait parfois de petits cris, mêlés à des rires sauvages. Il lui répondait de même. Excité par sa propre voix, par celle de Marette, par les éclats de la foudre, il sentait son sang battre joyeusement dans ses veines. Il aurait voulu faire part de ses pensées à Marette. Le vent l’en empêchait : il criait plus fort. Le vent s’entêtait, lui, de même. Il riait, et le vent se moquait de lui. Il serrait les dents, toutes les forces de la tempête pressaient ses lèvres. Et lorsque, à court d’haleine, il ouvrait largement la bouche, la bise le pénétrait, l’inondait d’un frisson jusqu’à l’angoisse. Mais il se savait le plus fort, parce qu’il était homme. Il se sentait pris de colère parce que le bouillonnement de la colère ajoutait une frénésie aux forces qu’il déployait, les surexcitait follement, lui faisait mieux éprouver, par contraste, la joie, l’immense joie qui, elle aussi, le transportait ; car rien ne lui arracherait sa Marette, sa Marette bien-aimée. Il avait le sentiment de vivre en plein impossible. Et quand brusquement le vent cessait pour porter plus loin sa rage, Kent, dans son élan de forces inemployées, aurait broyé Marette dans ses bras s’il ne s’était aussitôt représenté la fragilité de sa petite compagne, et un flot de tendresse calmait la folie qui le reprenait à une nouvelle rafale.

Soudain le vent cessa de fouetter le sol, les hautes branches de sapins gémirent encore quelques minutes, la pluie ne tombait plus. Kent et Marette, à bout de forces, s’arrêtèrent pour reprendre haleine. L’orage fuyait vers l’ouest.

Marette tenait Kent par une manche, comme si elle craignait que quelque chose pût les séparer dans l’ombre perfide. Kent prit dans une de ses poches un mouchoir sec avec lequel il essuya le visage de Marette, et cela doucement comme avec un enfant qui aurait eu une crise de larmes. Il épongea aussi son propre visage, et tous deux sentirent que des paroles n’auraient fait que profaner le charme indicible éprouvé à ce moment même.

Marette fut la première à rompre le silence, mais à voix basse, très doucement.

— Il faut repartir, Kent.

Lorsqu’ils eurent parcouru encore un quart de mille, ils atteignirent le bord du bayou.

Les éclairs ne les guidaient plus, mais leurs yeux s’étaient habitués aux ténèbres. Marette, qui tenait solidement la main de Kent, marchait en avant. Elle allait avec sûreté vers l’endroit où elle savait qu’elle trouverait le pieu auquel était attachée l’amarre du bateau. Elle laisserait un moment croire à Kent qu’elle s’était perdue. Lorsqu’elle aperçut, à deux pas d’elle, le pieu cherché, elle sourit de cette innocente plaisanterie. Mais non, sa main erra dans le vide. C’était peut-être un peu plus loin. Toujours rien.

Elle éprouva une inquiétude poignante, mais voulant d’abord n’en rien laisser paraître, elle demanda, du ton qu’elle eût employé pour une supposition quelconque :

— Que ferions-nous, Kent, si le bateau n’était pas là ?

Tout de suite il comprit. Il comprit à une certaine fluctuation de la voix de Marette, et s’il fut certes ému de cette fatalité, il fut troublé aussi de reconnaître qu’il possédait l’âme de Marette au point d’en démêler tous les accents.

— Eh bien, répliqua-t-il gaillardement, ce serait fâcheux, mais il n’y aurait pas là de quoi se désoler. Nous en serions quittes pour ne partir que la nuit prochaine. Chez Crossen, nous trouverions aussi un bon canot, et il n’y a aucun danger qu’on nous déniche ici.

Elle aussi se rendit compte au ton de sa voix qu’il avait découvert la cruelle vérité.

— Croyez-vous que nous ne puissions pas le retrouver ? demanda-t-elle aussitôt. Sous l’effet de la bourrasque, il a entraîné le pieu, qui est une immense barre. N’a-t-elle pu s’accrocher aux roseaux ou à quelques racines de la berge ?

Plus d’une heure, ils pataugèrent dans l’eau qui leur montait parfois jusqu’aux genoux, mais leur recherche fut vaine.

Brisés de fatigue, ils s’assirent sur une roche qui surplombait l’étang d’un pied ou deux.

— Ce n’est tout de même pas drôle, déclara Kent en étouffant un juron.

— Je suis sûre que vous m’en voulez, lui dit Marette.

Il lui prit la taille, la serra contre lui, et leur pensée revécut ce moment où ils s’étaient instinctivement jetés dans les bras l’un de l’autre. Toute sa vigueur lui revint.

— Au fait, dit-il, nous avons encore deux bonnes heures avant le petit jour. Voulez-vous que nous allions chez Crossen ? Je ne vous cache pas qu’en partant seulement demain soir, nous diminuons nos chances, et je vous certifie que je tiens à vivre, maintenant. Voulez-vous ?

— Kent, je vous suis.

— C’est donc décidé. Mais une sale route ! Respirons encore cinq minutes.

L’eau qui coulait de partout, faisait, par mille ruisselets, un concert étrange. Ils écoutaient cette multiple voix quand le bruit répété d’un raclement contre la roche les fit se retourner. Le bateau avait été poussé là.

Kent bondit dans l’eau qui, à cette place, dépassait ses genoux. D’une main fiévreuse, il imprima à la barque des mouvements auxquels elle répondit par un balancement parfait. Elle n’était donc pas endommagée.

Il remonta d’un seul élan sur la roche pour aider Marette qui lui dit en riant, imitant sa voix :

— C’est tout de même drôle, Monsieur.

Il lui mit ses mains sur les épaules, l’écarta à bout de bras, et, d’un mouvement violent, il la projeta contre sa poitrine. Ils échangèrent un long baiser.

Il eut assez de peine à pousser la barque vers le milieu de l’étang, tant les roseaux étaient drus. La rame qu’il employait comme une perche pour progresser s’enfonçait dans la vase et annihilait parfois l’impulsion qu’il venait d’obtenir. Mais il songeait aux bons coups qu’il donnerait ensuite en eau libre. Ce moment arriva.

Bientôt le remous du courant vint à son aide, de puissantes mains l’entraînaient vers le fleuve. Ce concours ranima ses forces. Marette, devant lui, l’encourageait par des « han » joyeux suivant le rythme de ses mouvements.

Il avait atteint le large courant de l’inondation qui filait vers l’Esclave, le Mackenzie et l’Arctique. Alors il abandonna les rames pour se mettre debout, pour respirer plus amplement, pour crier son triomphe, sa joie, son vaste espoir. Marette, elle aussi, se dressa devant lui. Il s’empara d’elle et la baisa sauvagement sur la bouche.

Quand ces deux êtres s’étaient jetés la première fois dans les bras l’un de l’autre, après avoir craint d’être séparés, ce n’avait été que par besoin de preuve qu’ils existaient pour s’appartenir mutuellement, pour mieux sentir moralement qu’ils ne faisaient qu’un. Sur la roche, le baiser qu’ils s’étaient donné fut leur premier baiser de désir. Ils l’avaient prolongé jusqu’au trouble des sens.

Mais dans la barque, dans la vitesse du courant, sous la brise du fleuve, le baiser que Kent donna à Marette ne fut que pour témoigner sa grande joie, son allégresse, son excès de force, par élan vital, par pur plaisir.

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