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La Vallée du Silence

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CHAPITRE V
LA VISITEUSE

Sans le moindre embarras, la visiteuse entra dans la chambre de Kent.

Il fut frappé par son regard qui avait bien, comme disait O’Connor, une nuance violette. Elle le regardait non pas avec des yeux fulgurants tels qu’il se les était imaginés, mais avec curiosité et interrogation. La physionomie de l’étrangère, au lieu d’être empreinte de reconnaissance, comme il s’y attendait, demeurait imposante. Il fut frappé par son étonnante chevelure, son exquise figure pâle, sa sveltesse et toute sa beauté, tandis qu’elle s’appuyait légèrement à la porte, la main encore sur le loquet.

La magnificence de sa chevelure la faisait paraître plus grande qu’elle n’était en réalité ; et la finesse de sa taille complétait cette illusion. Sous sa jupe légère d’étoffe brune se montraient de ravissantes chevilles et de tout petits pieds sur de hauts talons, selon la remarque d’O’Connor.

Kent sentant qu’il rougissait, dut chercher à se donner une contenance. La jeune fille sourit du bout des lèvres et baissa pour la première fois les yeux.

Avant qu’il eût trouvé quelques mots à lui dire, elle avait pris une chaise et s’était assise à son chevet.

— Vous croyez donc que vous allez mourir ? demanda-t-elle d’une petite voix décidée.

— Est-ce que je vous parais accablé à cette idée ? dit-il d’un ton plaisant.

— Oh ! pas du tout ! Vous êtes bien comme je m’attendais à vous voir : un homme plein de courage. Ne vous imaginez pas que je sois venue pour vous plaindre. Je viens pour toute autre chose.

Kent se souvint que la veille il souhaitait la présence d’une femme dont la sympathie eût adouci ses derniers moments. Ce n’était pas une telle femme qu’il avait devant lui ; et il se sentit cependant tout réconforté. Intrigué par les derniers mots qu’elle venait de prononcer, il demanda d’un ton gouailleur, pour déguiser sa curiosité et ne pas être en reste sur le ton si cavalier de son interlocutrice :

— Pourquoi êtes-vous donc venue ?

— Vous le saurez. Mais ne perdons pas notre temps. Donnez-moi votre main.

Elle se tut, immobile quelques secondes, le regard comme perdu.

— Vous n’avez pas de fièvre, s’écria-t-elle. C’est bien ce que je pensais. Qu’est-ce qui vous fait supposer que vous allez mourir ?

Kent rapporta exactement ce que lui avait dit Cardigan, mais il mit dans son explication quelques pointes d’humour. Il s’était préparé, au moment où elle entrait, à prendre vis-à-vis d’elle la position d’un fin limier, et c’est lui qui se trouvait embarrassé. Il crut s’en tirer par une grossière boutade.

— Avouez que vous êtes venue tout simplement pour voir comment un homme tourne de l’œil, n’est-ce pas ?

— Vous ne seriez pas le premier que j’aurais vu mourir. J’en ai vu pas mal d’autres ; mais je n’ai jamais beaucoup pleuré. J’aime mieux voir périr un homme que certains animaux. Tous les hommes sont des brutes. Je ne dis certes pas cela pour vous ; vous êtes une exception, mais je déteste presque tous les autres. Ah ! non, je ne serais pas troublée par la mort de certains, dit-elle avec ressentiment.

— Quelle adorable petite sanguinaire vous êtes, Mademoiselle… Mademoiselle ?

— Marette. Pas Mademoiselle : Marette, simplement, rectifia-t-elle presque sèchement.

— Pourquoi diable, Mademoiselle Marette…

— Marette, rectifia-t-elle de nouveau, avec quelque douceur cette fois.

— Pourquoi diable arrivez-vous juste au moment où je vais casser ma pipe ? Quel est votre autre nom ? Quel âge avez-vous ? Que me voulez-vous, en somme ?

— Je n’ai pas d’autre nom que celui de Marette. J’ai vingt ans, et je suis venue pour faite votre connaissance et voir votre attitude.

— Bigre ! s’exclama-t-il. Nous allons fort. Et maintenant ?

Elle baissa les yeux sous le regard de Kent, qui crut bien l’avoir intimidée ; mais redressant aussitôt la taille, elle regarda fièrement le blessé et lui dit gravement :

— Je sais que vous avez superbement menti pour sauver un autre homme.

— Vous aussi !… se récria-t-il, en faisant mine de ricaner.

— Oui, je le sais ; et c’est très beau de votre part. Vous pensiez que vous alliez mourir et vous n’avez pas craint de sacrifier votre réputation. Vous les avez tous convaincus en entrant dans les détails. Mais moi, je sais que vous avez menti, vous n’avez pas tué John Barkley.

— Qu’est-ce qui vous le fait dire ?

Elle le considéra quelques secondes avec une fierté souriante, comme pour lui témoigner son admiration et son estime.

— Parce que je connais celui qui a tué, fit-elle, Et ce n’est pas vous, ni Sandy Mac Trigger.

— Le coupable aurait-il fait des aveux ? demanda-t-il.

Elle secoua la tête.

— L’avez-vous vu tuer John Barkley ?

— Non.

— Alors je puis vous affirmer ce que j’ai affirmé aux autres. C’est moi qui ai tué John Barkley. Si vous suspectez une autre personne, je puis vous dire que votre soupçon est faux.

Kent fit un effort pour paraître calme. Il prit un cigare dans la boîte que Cardigan avait placée à sa portée.

— Quel splendide menteur vous êtes, dit-elle, rayonnante. Croyez-vous en Dieu ?

Il tressaillit.

— Oui, dans un sens large, dit-il. Je crois en lui, par exemple, quand il se révèle à nous dans toute cette splendeur que vous voyez là-bas par la fenêtre. La nature et moi sommes devenus de très bons amis. Je m’en suis fait l’idée d’une sorte de déesse-mère que j’adore à la place du Dieu masculin. C’est un sacrilège peut-être, mais c’est pour moi un grand réconfort. Vous n’êtes cependant pas venue ici pour me parler de religion ?

— Je sais qui a tué Barkley, insista-t-elle. Je sais comment, quand et pourquoi il fut tué. Dites-moi la vérité, je vous prie. Je veux savoir maintenant pourquoi vous vous êtes accusé d’un crime que vous n’avez pas commis.

Kent alluma lentement son cigare, tandis que la jeune fille le regardait avec insistance.

— Je puis être fou, dit-il. Il est possible de l’être sans s’en douter : voilà ce qu’il y a d’étrange dans la folie. Mais si je ne suis pas un dément, j’ai tué Barkley. Si non, je dois être fou, car je suis bien convaincu que je l’ai tué. Peut-être est-ce vous qui êtes folle… Dans tous les cas, je crois bien que vous avez un crime sur la conscience, vous aussi. Est-ce que hier, sous les peupliers, vous n’avez pas tué à moitié ce pauvre Kedsty, en lui lançant un de vos regards ?

Il pensait qu’elle se troublerait au nom de l’inspecteur Kedsty. Elle lui demanda seulement, sans émotion apparente :

— Qui vous a dit cela ?

— Mon ami O’Connor.

— Ce géant à la figure rouge qui accompagnait M. Kedsty ?

— Lui-même. Il a été longtemps mon compagnon de piste. Il est venu me voir hier. Vos yeux lui ont tourné la tête. Mais savez-vous qu’ils sont beaux, vos yeux, des yeux dangereux ? Jamais je n’en ai vu d’aussi jolis. Ce n’est pas ce qui impressionna le plus mon camarade, c’est l’effet que vos yeux produisirent sur Kedsty, qui n’est pourtant pas homme à se laisser facilement démonter. Ah ! il n’a pas tergiversé pour donner à O’Connor l’ordre de libérer Mac Trigger ; puis il vous a suivie. Imaginez-vous qu’il a passé la fin de la journée à savoir qui vous êtes. Mais il ne découvrit ni cuir, ni poil. Je vous demande pardon, je veux dire qu’il n’a rien pu savoir sur votre compte. Nous avons pensé que vous étiez cachée dans le bungalow de Kedsty. Je ne vous contrarie pas en vous parlant ainsi, n’est-ce pas ? On doit du reste tout pardonner à un homme qui va mourir.

Elle eut quelques secondes un air de dignité froissée ; mais elle reprit aussitôt son attitude sympathique, et il regretta d’avoir agi si brutalement. Volontiers il aurait fait taire sa curiosité et oublié les soupçons d’O’Connor. Mais le coup était porté et il attentait la riposte.

— Vraiment, dit-elle en inclinant la tête avec une coquetterie enjouée, vraiment vous ne voulez pas m’avouer que vous avez menti ? Soit ! je n’insiste plus, mais sachez que je sais. Je vous félicite encore. Seulement…

Elle s’interrompit net et baissa les yeux, tandis que ses doigts tourmentaient les franges de sa ceinture. Visiblement elle cherchait à donner à sa pensée une forme atténuée. Elle eut un geste d’impatience et se décida à dire d’un ton sec :

— Avez-vous songé à ce qui se passerait si vous ne mouriez pas ?

— Je n’aurai pas l’occasion de faire cette supposition-là.

— Je suis sûre, moi, que votre blessure n’est pas mortelle. Et alors ?

— Alors j’avalerai la purge du camarade ; on me pendra haut et court, voilà tout.

Elle fit comme si elle n’avait point entendu cette sarcastique réponse. Se levant, elle déclara sur le ton d’une ardente sympathie :

— Non, vous ne mourrez pas. Je suis venue pour vous dire de ne pas vous tourmenter, car on pensera à vous. Je ne puis encore mieux m’expliquer, mais je tâcherai de vous revoir avant peu. J’ai voulu pour l’instant vous prévenir.

A ce moment même Kent éprouva une douleur si aiguë qu’il pensa toucher au moment fatal prévu par Cardigan. Comme elle le regardait avec une expression attendrie, et qu’il se sentait devenir pâle, il se révolta dans son amour-propre. Allait-elle supposer qu’il pâlissait d’émotion ? Il put surmonter sa douleur et eut assez d’énergie pour répliquer d’un ton plaisant :

— C’est donc en ange libérateur que vous êtes apparue ? Voilà qui est aimable ! Dans ce cas je veux savoir votre nom. Marette…

— Marette Radisson.

— De quel coin du ciel êtes-vous accourue à mon secours ?

— Je viens de loin, en effet ; d’un endroit que nous appelons la « Vallée du Silence ».

Elle désigna le Nord.

— Le Nord ! s’exclama-t-il.

— Oui, l’extrême-Nord, très loin.

Elle lui tendit la main.

— Attendez. Ne partez pas encore.

— Non, il faut que je parte, dit-elle en reculant vers la porte. Je suis déjà restée trop longtemps. Vous trouvez que j’ai des yeux dangereux. Je ne veux pas faire de vous une nouvelle victime. C’est égal, vous êtes d’un beau courage. Adieu… Au revoir… On pensera à vous.

Et elle s’éclipsa.

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