La Vallée du Silence
CHAPITRE XII
LE RETOUR DE MARETTE
Lorsque Cardigan, de retour de son excursion, apprit que Kent avait été incarcéré, il vint aussitôt le voir. Grande fut sa surprise en trouvant son ami radieux.
Vous me voyez tout content, dit celui-ci, parce que j’ai payé mes dettes. J’avais contracté quelques petites obligations envers Mercer. Je n’ai pas voulu être en reste avec cet excellent garçon ; aussi, en réglant mon compte, lui ai-je fait bonne mesure, comme vous avez dû vous en apercevoir.
Certes, si j’avais besoin d’un masseur, ce n’est pas vous que j’emploierais, mon cher ; vous avez la poigne un peu trop forte. Vous avez failli me tuer mon homme.
— J’en ai ressuscité un autre.
— Comment donc ! Qui ?
Kent allait se trahir ; il se tut. Il avait ressuscité, en « Doigts-Sales », le jeune Alexandre Fingers. Il avait fait surgir de ce gros tas de chair l’être ardent qui y demeurait enseveli depuis des années. Il bénit le jour où, dans l’extrême Nord, il avait entendu l’histoire de « Doigts-Sales », car cette histoire lui avait permis d’accomplir un miracle, de réveiller un mort. Après ce réveil, « Doigts-Sales » lui devenait tout sympathique, d’une sympathie exceptionnelle. Il ressentait pour lui, à présent, une profonde amitié.
— J’ai cru bien faire en demandant conseil à « Doigts-Sales », dit-il au docteur, à la fin de l’entretien, d’un ton presque indifférent. Peut-être apercevra-t-il quelques mailles moins serrées.
Comme au Père Layonne, Kent tenait à laisser croire à Cardigan qu’il avait seulement fait appel aux conseils du vieil avocat. Il n’avait sans doute pas à se méfier de ses deux amis ; mais il ne voulait pas risquer de les mettre plus tard dans l’embarras.
Quand « Doigts-Sales », le surlendemain, entra dans la cellule de Kent, il n’était plus le vieux « Doigts-Sales » de l’avant-veille. Il semblait avoir perdu sa graisse, il ne se montrait plus essoufflé, toute sa figure vivait d’une vie nouvelle. Le chien Togs, en revanche, titubant de fatigue, avait un aspect lamentable.
— J’étais debout toute la nuit dernière, dit « Doigts-Sales ». Vous comprenez, je n’ose pas trop remuer le jour, on s’en étonnerait. Mais je me suis démené cette nuit. Ça vient… ça vient.
Kent l’empoigna par les épaules et le secoua dans sa joie silencieuse.
— Oui, reprit « Doigts-Sales », je me suis remué. Pour ne pas me laisser prendre au dépourvu quand il faudra agir, je me suis déjà assuré le concours de quelques gaillards : le Fonte, Kinoo, Mooie, comme si votre fuite devait avoir lieu demain. Car je ne vois que cette solution : l’évasion. J’ai réfléchi à tous les cas possibles, aucune loi humaine ne peut vous sauver. Une corde pend autour de votre cou, Kent… Rien su encore au sujet de Marette Radisson, mais on la cherche. Kedsty est d’une extrême méfiance. Tout ce que j’ai pu tirer de lui pour l’instant, c’est qu’il vous fera conduire à Edmonton dans deux semaines. Il nous faut bien tout ce temps…
De trois jours « Doigts-Sales » ne reparut plus. Et quand il revint, Kent lui trouva une mine bizarre.
— Eh bien, « Doigts-Sales » ? Y aurait-il des difficultés imprévues ?
— Non, mais j’ai dû changer mon plan.
— Tu en parais contrarié.
— Sans doute, un peu… Je préférais ma combinaison.
— Il me semble que toi seul devrais décider de l’affaire.
« Doigts-Sales » soupira et eut un mouvement d’humeur.
— Enfin, ça réussira tout de même, dit-il d’un ton bourru. Ça réussira d’autant mieux que je ne vous aurai pas mis dans le secret. N’insistez pas, je ne vous dirais rien. Mais sachez patienter et ne perdez pas confiance.
Kent n’en put rien tirer. « Doigts-Sales » se retira presque aussitôt, la tête basse. Sa poignée de main fut molle. Kent demeura inquiet.
Les paroles énigmatiques de « Doigts-Sales » le firent longtemps réfléchir. Il ne put leur trouver un sens. « Cela réussira d’autant mieux que je ne vous aurai pas mis dans le secret ! » Quel secret pouvait-il y avoir entre eux ?
Sa perplexité s’accrut le lendemain lorsque le Père Layonne lui dit qu’il avait été mal reçu par « Doigts-Sales ».
De sept jours, Kent fut privé de toutes nouvelles, et il jugea sa cause perdue lorsque Pelly lui apprit qu’on devait, le lendemain, le conduire à Edmonton.
Ce fait pesa sur lui comme la fatalité. « Doigts-Sales » l’avait abandonné, la fortune l’avait abandonné. Tout l’abandonnait. Pour la première fois, depuis des semaines qu’il luttait contre la mort, il se maudit lui-même. Il existe une limite pour l’optimisme et l’espoir : il venait de la dépasser.
Dans l’après-midi le ciel était sombre : une petite pluie fine commença de tomber. Le soir elle devint violente. Il mangea sa soupe à la lueur d’un méchant lumignon, puis essaya de lire pour chasser ses pensées lugubres.
Il tenait sa montre à la main et elle marquait exactement dix heures et demie quand il entendit la porte extérieure du corridor s’ouvrir et se fermer. C’était la douzième fois que cela arrivait depuis qu’il avait soupé, aussi n’y fit-il guère attention.
Soudain, à travers le bruit de pas de plusieurs personnes, il perçut une voix de femme, une voix déjà entendue, une voix qui ressemblait étrangement à celle de Marette. Plus de doute, c’était la voix de Marette.
La porte du bureau du détachement se ferma, et un silence suivit. La montre, dans la main de Kent, semblait frapper les secondes avec un bruit frénétique. Il l’enfouit dans sa poche et se mit debout.
De nouveau la porte du bureau… le piétinement d’une douzaine d’hommes, tous les gens du poste sans doute, éveillant les sonorités du corridor… la voix de Marette, impérative : « Pressez-vous, pressez-vous. En passant par le chemin de halage, vous arriverez au bon moment, mais il n’y a pas une minute à perdre ». Et de nouveau un grand silence.
Kent ne pouvait tenir en place ; mais en s’agitant en tous sens dans sa cellule, ses idées tourbillonnaient au point qu’il pensait devenir fou. Il s’assit sur le rebord de sa couchette, la tête dans les mains : et son immobilité lui donnait alors une sensation d’étouffement.
Kent ! James Kent ! chuchota une voix, la voix de Marette.
En un bond il fut devant la porte dont la petite ouverture grillagée encadrait le visage de Marette Radisson.