La Vallée du Silence
CHAPITRE VIII
KENT REPREND DES FORCES
— Je vous ai demandé quelques minutes d’entretien seul avec vous, Kedsty, parce que je veux vous parler comme à un homme et non plus comme à un officier. Je ne suis plus membre de la police, vous l’admettez ; donc je ne vous dois pas plus de respect qu’au premier venu. Dans ce cas, j’ai l’avantage de pouvoir vous traiter de misérable gredin.
Kedsty eut un léger mouvement de recul et serra les poings. Kent ne lui donna pas le temps de répliquer.
— Vous ne m’avez montré aucune sympathie, pas même cette élémentaire courtoisie que vous témoignez aux pires criminels. Vous avez étonné tous ceux qui étaient présents ici. Ils ont été — s’ils ne le sont plus — mes amis. Ce n’est pas tant par vos paroles que par votre attitude que vous avez dû les surprendre. Vous ne m’avez pas interrompu, j’en conviens ; mais vous avez fait pire : vous m’avez traité comme si vous n’ajoutiez pas foi à mes affirmations. Vous avez ainsi fâcheusement influencé l’assistance. Et pourtant vous savez bien que je n’ai pas tué John Barkley. Vous le savez mieux que personne… Vous m’aviez traité de menteur le jour où je me suis laissé aller à cette stupide confession : hier comme aujourd’hui, vous ne pouviez y croire. Quel est donc votre jeu, maintenant ? Pour quelle raison avez-vous changé d’attitude à mon égard ?
En prononçant ces derniers mots, Kent ne put se retenir de rendre le poing vers Kedsty, et s’empêcher d’éprouver une sorte d’admiration pour la fermeté de roc de l’inspecteur. S’entendant traiter de gredin, Kedsty avait quelque peu rougi, mais il sut rester calme et impassible. Quand il se décida à parler, ce fut d’une voix si tranquille que Kent s’en étonna.
— Je ne vous ferai aucun reproche, Kent, dit-il. Je ne vous en veux pas de m’avoir appelé gredin. C’est ce que j’aurais fait à votre place, peut-être. Il vous semble qu’à cause même de nos rapports antérieurs, je devrais faire quelque effort pour vous sauver. Je le ferais si je croyais que vous êtes innocent. Mais je ne le crois pas. Je vous crois coupable. Je ne vois aucune lacune dans les preuves accablantes que vous avez vous-même fournies contre vous. Même si j’essayais de prouver votre innocence dans le meurtre de John Barkley…
Il s’arrêta et tordit sa moustache en jetant un coup d’œil vers la fenêtre.
— Même si je faisais cela, reprit-il, vous auriez quand même encore vingt ans de prison pour le pire des parjures, parjure au moment où vous croyiez être mourant. De toute façon, Kent, vous êtes coupable : si ce n’est pas d’une faute, c’est de l’autre. Voilà ma réponse.
Sur ces mots, il se retira. Kent ne fit aucun effort pour le retenir ; ses paroles mouraient sur ses lèvres.
Involontairement ses regards se portèrent sur les immenses forêts qu’on découvrait de sa fenêtre. L’inspecteur Kedsty avait prononcé, le plus tranquillement du monde, un jugement qui faisait écrouler toutes ses espérances. En effet, s’il échappait à la pendaison, il n’en était pas moins un criminel de la pire espèce, un parjure. Parviendrait-il à prouver qu’il n’avait pas tué John Barkley ? Par cela même il se condamnait pour avoir, devant la mort, affirmé, sous serment, un mensonge. C’était vingt ans à passer dans le pénitencier d’Edmonton ! En mettant les choses au mieux, au moins dix ans. Mais dix ans, vingt ans ou la pendaison…
La sueur perlait à son front. Il ne maudissait plus Kedsty, sa colère était tombée. Kedsty avait toujours pensé à ce que lui, insensé, n’avait jamais prévu. Non, vraiment, Kedsty ne pouvait agir autrement. Lui, James Kent, qui haïssait le mensonge plus que toute autre chose au monde, était le pire des menteurs, puisqu’il avait menti sur son lit de mort.
Son parjure appelait une punition exemplaire. Impossible de ne pas reconnaître que la loi était, à cet égard, bien fondée. Vue de près, l’affaire était des plus simples : il ne fallait pas tenir compte des événements secondaires. La loi n’admettait aucune excuse valable dans son cas. Il avait menti pour sauver un homme, qui, suivant les apparences, tombait lui-même sous le coup de la loi.
Le poids de ces constatations l’écrasait. Elles représentaient la réalité, cette réalité implacable que Kedsty avait en vue. Mais à mesure que les minutes s’écoulaient, son tempérament combatif se réveillait. Il n’était pas homme à se laisser vaincre facilement. Le danger l’avait toujours secoué jusqu’au plus profond de son être. Or jamais il n’avait encore affronté un plus grand danger.
Il ne s’agissait plus d’obéir à l’impulsion du moment. Son éducation avait été celle d’un chasseur d’hommes. Il était devenu expert dans la psychologie requise par cette chasse. A la poursuite d’une proie, il s’était toujours efforcé de se mettre sentimentalement et intellectuellement à la place de la victime. Dans ce jeu émouvant, sa première pensée était d’analyser ce qu’un outlaw ferait en telles ou telles circonstances, suivant, son milieu et son hérédité. Il en avait déduit certaines lois, dont il pourrait désormais tirer profit pour sa sauvegarde. En ce moment, lui, James Kent, n’était plus le chasseur, mais le chassé. Tous les tours dont il avait acquis la maîtrise allaient se retourner contre lui. Son habitude des bois, ses ruses, les coups habiles qu’il avait appris à ce jeu d’un contre un, ne lui serviraient que très peu lorsqu’il s’agirait de se défendre contre des juges en salle close.
Par la fenêtre ouverte lui vint une première inspiration. L’aventure avait été le sang de sa vie. Là-bas, derrière les vertes forêts qui ondoyaient comme les vagues d’un océan, l’attendait la plus grande des aventures. Une fois dans ces forêts bien-aimées qui couvraient la moitié d’un continent, il accepterait de mourir si le monde le battait. Il pourrait jouer le jeu de l’homme traqué, comme aucun ne l’avait joué jusque-là, s’il possédait son revolver et la liberté dans ce monde si accueillant.
L’ardeur brilla dans ses yeux, puis, lentement, s’éteignit. La fenêtre ouverte, après tout, était peut-être une moquerie. Il glissa au bord de son lit et essaya de se maintenir en équilibre sur ses pieds. L’effort l’étourdit. Il douta de pouvoir courir cent mètres après qu’il aurait enjambé fenêtre.
Subitement lui vint une autre idée. Son cerveau devenait plus lucide. Il marcha en titubant dans la chambre. C’était la première fois qu’il était sur pied depuis que la balle l’avait abattu. Il allait tromper Cardigan, il se jouerait de Kedsty. Il allait certainement recouvrer bientôt ses forces ; mais il garderait bien d’en rien laisser paraître. Il jouerait au malade jusqu’au bout, et, par une belle nuit, il profiterait de la fenêtre ouverte.
Cette idée le fit tressaillir. Mais il sentit toute la différence qui existe entre le chasseur et le chassé, entre l’homme jouant sa vie avec ses propres moyens et celui qui la risque, armé de tout le cortège de la loi. C’était émouvant de chasser ; plus émouvant encore était d’être chassé. Tous les nerfs de son corps frémirent. Une flamme nouvelle brûlait en lui. Il était la créature aux abois. Un camarade serait, cette fois, le chasseur.
Derechef, il alla devant la fenêtre et s’y pencha. Regardant la forêt, il la vit avec des yeux nouveaux. Le scintillement de l’eau du fleuve qui se mouvait lentement prenait une signification qui ne s’était pas encore dévoilée pour lui. Si le docteur Cardignan l’avait vu à ce moment, il aurait juré que la fièvre était revenue. Une lueur couvait dans ses yeux, et le sang lui monta au visage. Il ne pensait ni à la mort, ni aux barreaux de la prison. Son pouls battait plus fort à la perspective de la grande aventure qui l’attendait.
Lui, le meilleur chasseur d’hommes à deux milles à la ronde, battrait les chasseurs. Le chien de chasse allait devenir renard, et ce renard connaissait les tours du chasseur et du chassé. Il l’emporterait !… Un monde l’appelait, il se réfugierait dans le cœur de ce monde. Il se rappela les endroits bien connus de lui où il pourrait trouver pour toujours la sécurité et la liberté. Nul ne connaissait mieux que lui ces coins et recoins retirés, ces endroits inexplorés et non mentionnés sur la carte, les lointaines et mystérieuses parcelles de Terra incognita où le soleil se lève et se couche sans la permission de la Loi, où Dieu ricane comme au jour où les monstres préhistoriques broutaient en levant le cou vers la cime des arbres. S’il réussissait à recouvrer la force nécessaire pour franchir la fenêtre et voyager, la loi pourrait le chercher pendant cent ans sans le découvrir.
Ce n’était point là des pensées inspirées par la peur ou la bravade ou par toute autre excitation morbide du cerveau. Il voyait les choses d’une façon sensée, telles qu’elles étaient. Il descendrait le cours du fleuve vers l’Arctique…
Et Marette Radisson !… Il n’y avait plus guère songé. Il comprit qu’elle pouvait devenir une précieuse alliée. « On pensera à vous ! » avait-elle dit. Il ne douta point qu’elle ne tarderait pas à revenir le voir. Tous deux se concertaient pour la fuite vers une vie superbe qui les attendait.
Comme il était imprudent de se montrer debout, il se recoucha. La rougeur provoquée par les mouvements qu’il venait de se donner et les forts battements de son pouls persistaient quand le docteur Cardigan revint.
— Mon parti est bien pris, cher ami, lui dit Kent. Je tâcherai d’établir mon alibi, et, malgré les dispositions de Kedsty, je me fais fort de prouver mon innocence. J’en serai quitte pour passer une dizaine d’années au pénitencier d’Edmonton. Mais qu’est-ce que dix ans, comparés à la perspective d’aller tout de suite pourrir sous le gazon ! De toute façon vous m’aurez sauvé la vie, et je ne cesserai de vous en être reconnaissant.
Cardigan, dont Kent serra la main avec vigueur, se sentit rajeunir.
— Je vous ai vu intrépide tantôt, dit-il, et je vous vois plus résolu encore. Quel soulagement pour moi ! Si vous aviez vu dans quel état j’étais quand je me suis aperçu de ma sacrée boulette…
— Vous vous êtes figuré que vous m’envoyiez au bourreau. On peut se tromper, mon cher, Puis-je vous demander de m’apporter de temps à autre de bons cigares quand je serais enfermé à Edmonton ? J’essayerai d’obtenir la faveur de vous recevoir. Nous fumerons ensemble et vous me donnerez des nouvelles des fleuves. Mais je crains bien, mon vieux camarade, de vous inquiéter encore un peu avant de partir d’ici, car je me sens tout drôle aujourd’hui. J’ai mal, là-dedans. Ce serait vraiment fâcheux s’il survenait une autre complication pour se moquer encore de nous.
Il put voir l’impression que ses paroles produisaient sur Cardigan, qui, plongé le matin même dans le plus profond désespoir, ne savait plus comment témoigner sa sympathie à son cher malade.
Lorsque le docteur quitta la chambre, Kent pouvait difficilement contenir sa joie. Cardigan venait de lui dire qu’il aurait encore de longs jours à attendre avant de retrouver assez de forces pour se tenir solidement sur ses jambes.
L’excellent homme lui porta lui-même le dîner et le souper et lui tint compagnie jusqu’à la nuit. Il poussa la complaisance jusqu’à faire donner au factionnaire qui gardait la porte une paire de chaussures à semelles en caoutchouc afin qu’aucun bruit ne dérangeât le sommeil du malade.
Or, le patient, à dix heures, sûr de ne plus être dérangé, sortit sans bruit de son lit et commença la série d’exercices qu’il s’était prescrits.
Cette fois, il n’eut plus la sensation de vertige ; quand il se mit sur pied. Ses idées étaient parfaitement nettes. Il commença par une profonde inspiration, toujours plus profonde, en bombant le thorax.
Il ne ressentit pas la douleur à laquelle à s’attendait. Il aurait voulu crier sa joie. Il étendit les bras l’un après l’autre, se courba jusqu’à toucher le plancher des doigts, plia les genoux et fut étonné de la force et de l’élasticité de son corps. Avant de retourner dans son lit, il arpenta sa chambre une vingtaine de fois.
Il n’avait guère envie de dormir. Allongé sur ses coussins il regarda scintiller les étoiles, guettant les premières lueurs de la lune et écoutant les hiboux qui nichaient sur un arbre voisin. Une heure plus tard, il recommença son exercice.
Il était debout quand, par la fenêtre, il entendit des bruits de voix qui se rapprochaient et des pas d’hommes qui couraient. Un instant plus tard, quelqu’un frappait à une porte et appelait tout haut le docteur Cardigan.
Kent s’approcha de la fenêtre avec précaution. La lune s’était levée. Il vit des formes avançant lentement comme celles de gens chargés d’un lourd fardeau. Avant qu’elles disparussent de sa vue, il distingua la silhouette de deux hommes portant une civière. Puis le bruit d’une porte qu’on ouvre, d’autres voix, et tout retomba dans le silence.
Il se remit au lit, en se demandant quel pouvait être le blessé ou le malade qu’on venait d’hospitaliser.
Il respirait plus facilement après avoir dérouillé ses muscles. Le fait de revenir à la vie ardente sans plus ressentir de pesanteur dans sa poitrine le remplit d’enthousiasme.
Il était tard quand un profond sommeil s’empara de lui.
Ce fut Mercer qui l’éveilla.
Il était entré doucement, avait refermé la porte sans bruit, de sorte que Kent ne l’avait pas entendu.
Kent, à l’air ému de Mercer, comprit que quelque chose de grave s’était passé. Il se dressa sur son séant.
— Je vous demande pardon de vous réveiller, Monsieur, dit l’aide-médecin en se penchant tout près de Kent de peur que le factionnaire n’écoutât derrière la porte. Mais j’ai pensé qu’il était préférable de vous avertir de ce qui se passe au sujet de l’Indien Mooie.
— L’Indien ?
— Oui, Monsieur, je veux dire Mooie, Monsieur. J’en suis tout à fait bouleversé. Il m’a dit qu’il avait vu hier au soir le bateau que devait prendre la jeune fille pour descendre le fleuve. Elle l’avait caché dans le bayou de Kim[2].
[2] Bayou, mot indien : petite crique sur le bord d’un lac ou d’un fleuve et où l’eau reste stagnante.
« Elle est donc partie ! » se dit Kent, vivement affecté par cette nouvelle ; mais il ne manifesta pas son sentiment.
— Le bayou de Kim ! répéta-t-il, affectant de sourire finement comme d’un bon tour. Oui, en effet, c’est un excellent endroit pour cacher une embarcation. Alors ?
— Dès la tombée de la nuit, Mooie retourna pour l’espionner. Je ne sais pas exactement ce qui lui arriva ; lui non plus, du reste. Mais il n’était pas loin de minuit quand il frappa à la porte de Crossen, chancelant, perdant son sang en abondance et comme halluciné. On l’a amené ici ; et je l’ai veillé une partie de la nuit. Il m’a dit que la jeune fille était sur le bateau et qu’elle descendait le fleuve. C’est tout ce que j’ai appris, Monsieur. Mais il murmurait un tas de choses dans une langue que je ne puis comprendre, le dialecte crî, dit Crossen. Le père Mooie prétend qu’il a été frappé par derrière. On a voulu avertir Kedsty, mais on n’a trouvé l’inspecteur nulle part.
— Que dis-tu là ? s’écria Kent avec un peu trop de précipitation.
Il se renversa sur ses coussins. Son esprit travailla fiévreusement.
— Nous ne devons pas souffler mot de tout cela, Mercer. Si Mooie, gravement blessé, venait à mourir, et si l’on apprenait que toi et moi…
Il en avait dit assez long pour rendre soucieux le jeune Mercer.
— Surveille-le de près, mon vieux, ajouta-t-il, et rapporte-moi tout ce qui se passera. Tâche d’en apprendre davantage au sujet de Kedsty, si tu peux. Je te dirai ce qu’il faudra faire. Tu comprends, c’est une chose délicate pour toi et pour moi.
— Oui, Monsieur.
— Mais, dis-donc. Sais-tu que j’ai une faim de loup, ce matin. Ajoute un autre œuf, veux-tu, Mercer ? Trois œufs au lieu de deux, et même une petite côtelette, serait un supplément assez appréciable. Surtout ne fais savoir à personne que mon appétit s’améliore. Cela vaudra mieux pour nous deux, surtout si Mooie allait mourir. As-tu compris, vieux ?
— Je crois comprendre, Monsieur, répondit Mercer en pâlissant, au sourire énigmatique qu’il aperçut dans les yeux de Kent. Je ferai exactement comme vous avez dit. Monsieur.
Quand Mercer fut sorti, Kent pensa qu’il avait jauge parfaitement son homme. L’aide-médecin était un lâche ; il ne fallait pas trop compter sur lui pour se tirer d’affaire.