La Vallée du Silence
CHAPITRE PREMIER
L’INCROYABLE AVEU
Il ne restait plus l’ombre d’un doute dans la pensée de James Grenfell Kent : il savait qu’il était perdu. Son ami, le médecin Cardigan, en qui il avait toute confiance, lui avait dit que le temps qui lui restait à vivre pouvait être mesuré en heures, ou en minutes, ou même en secondes. Son cas était peu banal, ne lui laissant qu’une chance sur cinquante de vivre deux ou trois jours, mais sûrement pas davantage. La science chirurgicale et médicale se prononçait ainsi d’après des cas similaires.
Pourtant Kent n’avait pas la sensation d’une mort prochaine. Sa vue et ses idées étaient claires. Il ne souffrait pas. Sauf à de rares instants, sa température demeurait normale. Sa voix était particulièrement naturelle et calme.
Tout d’abord il avait souri d’incrédulité lorsque Cardigan lui dévoila la vérité. Deux semaines auparavant un métis ivre lui avait envoyé une balle qui l’avait atteint à l’arc de l’aorte. Cardigan diagnostiquait un anévrisme. Kent ignorait aussi bien ce que signifiaient les termes « aorte » et « anévrisme » que ceux de « péricarde » ou d’« artère stylo-mastoïdienne », mais dans sa passion de tout connaître par le détail, passion qui du reste avait fait sa réputation de meilleur chasseur d’hommes de tout le service du Nord, il avait insisté pour que son ami le chirurgien lui expliquât son cas. Il apprit alors que l’aorte est le principal vaisseau sortant du cœur. La balle, en l’éraflant, en avait affaibli la paroi extérieure au point qu’elle formait poche tout comme une chambre à air d’automobile qui tend à sortir de l’enveloppe endommagée.
— Et quand le sac crèvera, vous vous en irez comme cela ! lui avait dit Cardigan en faisant claquer son pouce et son index pour mieux exprimer le fait brutal.
Après une telle explication, croire la vérité était uniquement affaire de bon sens. Certain qu’il allait mourir, Kent se décida à agir. Il révéla ce qu’il avait à dire.
Il avait toujours envisagé la vie plus ou moins comme une plaisanterie — une très sérieuse plaisanterie, mais tout de même une plaisanterie, une farce capricieuse jouée par le Grand Arbitre aux dépens de l’humanité entière : et le dernier compte de sa propre vie qui se réglait solennellement et tragiquement, était la plus grande de toutes les plaisanteries. Les gens qui se trouvaient autour de lui l’écoutaient avec horreur ou incrédulité, les yeux fixes, les lèvres pincées.
Kent leur parlait sans se départir de son calme ; devant la mort sa voix conservait son même timbre. Le fait d’avoir à renoncer à l’habitude de respirer ne l’avait épouvanté à aucun moment de ses trente-six années de vie. Il avait passé dans les contrées ingrates un nombre suffisant de ces années pour contracter une sage philosophie et acquérir une parfaite connaissance de lui-même dont il ne faisait point montre. Il croyait que la vie était la chose la moins chère sur la surface de la terre. Toutes les autres choses de prix étaient limitées ; elles pouvaient être mesurées, inventoriées, cataloguées ; mais non point la vie. « En un temps donné, avait-il coutume de dire, une simple paire d’humains peut repeupler tout le globe. » La vie étant donc ce qu’il y a de moins cher au monde, on doit, en bonne logique, la considérer comme de très peu de valeur et s’en détacher facilement quand cela devient nécessaire.
Kent n’avait pas toujours raisonné ainsi. Aucun homme n’aima la vie plus que lui ; il fut un amoureux du soleil et des étoiles, un adorateur de la forêt et de la montagne. Il avait ardemment combattu pour vivre ; et cependant il était prêt à partir sans trop de regret puisque le sort l’exigeait.
Par les paroles qu’il venait de dire à ses compagnons, il s’était révélé comme un véritable démon. Pourtant à le voir, appuyé sur ses coussins, il n’en paraissait rien. Son mal ne l’avait pas amaigri. Le bronze de sa figure aux traits minces et anguleux avait un peu disparu, mais non les traces du vent, du soleil et des feux de campement. On ne lui aurait pas donné trente-six ans, malgré la mèche grise qui rayait ses cheveux blonds sur une tempe, mèche qu’il avait héritée de sa mère défunte.
Comment avait-il pu commettre le crime qu’il avouait et qui dépassait les limites du pardon et de la sympathie des hommes ?
De sa chaise longue, il apercevait par la fenêtre les flots étincelants du fleuve Athabasca qui se dirigeait lentement vers l’océan Arctique. Le soleil brillait. Il vit les masses froides et serrées des forêts de cèdres et de sapins, les ondulations des sommets moutonnants du Désert Blanc ; et il respira les doux effluves qu’amenait, par la fenêtre, le vent des forêts, de ces forêts qu’il avait tant aimées.
« Elles ont été mes meilleures amies, avait-il dit à Cardigan ; et quand cette gentille petite chose que vous promettez arrivera, je veux, mon vieux, m’en aller avec les yeux sur elles. »
C’est pourquoi on avait étendu sa chaise-longue près de la fenêtre.
Cardigan, assis près de lui, s’était montré plus incrédule que les autres. Kedsty, l’inspecteur de la police montée royale du Nord-Ouest, commandant la Division N pendant un congé illimité du chef, était encore plus pâle que la jeune fille, qui, d’un doigt nerveux, consignait les paroles de Kent et les interruptions de l’assistance. Le sergent-major O’Connor demeurait abasourdi ; et le petit missionnaire catholique, à la figure lisse, dont Kent avait réclamé la présence comme témoin, écoutait silencieusement, ses doigts minces étroitement serrés ; la tragédie qu’il entendait était bien la plus étrange parmi toutes celles que Wild lui avait fait connaître.
Tous ces gens avaient été les amis de Kent, ses amis intimes, à l’exception de la jeune fille que l’inspecteur avait priée de venir pour la circonstance. Avec le petit missionnaire, Kent avait passé maintes nuits à échanger de mutuelles confidences sur les étranges et mystérieuses aventures des forêts profondes et du grand Nord au des forêts.
L’amitié d’O’Connor était un sentiment fraternel, né et entretenu sur les pistes parcourues ensemble. C’était Kent et O’Connor qui avaient ramené de l’embouchure du Mackenzie les deux meurtriers esquimaux ; l’affaire leur avait pris quatorze mois. Kent aimait O’Connor avec sa trogne et sa tignasse rouges et son grand cœur. Pour Kent, la chose la plus tragique était de briser maintenant ce lien sacré.
Il éprouvait aussi, sans la trahir, une émotion intense devant l’attitude de l’inspecteur Kedsty. Ce Kedsty avait soixante ans, des cheveux gris, l’air froid, des yeux presque incolores au fond desquels on aurait vainement cherché une lueur de pardon ou de crainte. Il possédait un imperturbable sang-froid ; et il fallait bien un tel homme — un homme de fer — pour diriger conformément à la loi la Division N ; car cette Division couvrait une surface de 620 milles carrés du désert nord-américain, s’étendant à plus de deux mille milles vers le nord et au delà du 57e parallèle, pénétrant, dans la limite extrême, à plus de trois degrés à l’intérieur du Cercle Arctique. Exercer la police sur cette étendue, veut dire faire respecter la loi dans un pays quatorze fois plus vaste que l’État d’Ohio. Kedsty était l’homme qui avait accompli cet effort ; un seul autre, avant lui, y avait réussi.
Or, parmi les cinq personnes qui entouraient Kent, l’inspecteur Kedsty se montrait le plus tourmenté. Sa figure était devenue gris cendre, et on aurait pu discerner plusieurs fois dans sa voix des notes brisées. Lui, qui ne transpirait jamais, dut s’éponger le front. Il n’était plus le légendaire minisak, le « rocher », comme on l’avait baptisé, le plus craint des inquisiteurs dans le service. Kent aperçut qu’il luttait pour essayer de se ressaisir.
— Naturellement, tu sais ce que cela signifie d’après le règlement, dit-il d’une voix dure et basse. Ça veut dire…
— Déshonneur, répliqua Kent. Je sais. Cela signifie une tache sur l’écusson si brillant de la Division N. Mais on ne peut rien y changer. J’ai tué Barkley. L’homme que vous tenez dans le corps de garde pour le pendre « jusqu’à ce que mort s’ensuive », est innocent. Oui, je comprends, ce n’est guère honorable de savoir qu’un sergent de la police montée de Sa Majesté est un vulgaire assassin. Mais…
— Pas un meurtrier ordinaire, interrompit Kedsty. Ton crime était prémédité. Il est horrible dans ses moindres détails. Il n’a pas d’excuse. Tu étais donc poussé par une folle passion. Tu as torturé ta victime. C’est inconcevable.
— Et c’est pourtant vrai, dit Kent.
Il regarda les doigts de la sténographe qui inscrivait ses paroles et celles de Kedsty. Un peu de soleil frôlait la tête baissée de la jeune fille dont les cheveux prenaient un reflet rouge.
Comme il se tournait vers O’Connor, Kedsty se pencha soudain vers lui, et lui dit d’une voix que les autres ne pouvaient entendre :
— Tu mens, Kent, tu mens !
— Non, c’est la vérité, répliqua Kent, tandis que Kedsty s’épongeait de nouveau le front. J’ai tué Barkley, et je l’ai tué comme je me l’étais promis. Je voulais le faire souffrir. La seule chose que je ne puis dire, c’est pourquoi je l’ai tué. Mais il y avait une raison suffisante.
Il vit un frisson traverser les épaules de la jeune fille.
— Et tu refuses d’avouer ton mobile ?
— Absolument ; mais j’affirme qu’il m’avait offensé d’une façon méritant la mort.
— Et tu fais cet aveu parce que tu sais que tu vas mourir ?
Kent eut un léger sourire et il vit dans les yeux d’O’Connor passer, comme un éclair, la lueur de leur vieille amitié.
— C’est juste. Le docteur Cardigan me l’a dit. Autrement j’aurais laissé pendre l’homme qui est au corps de garde. C’est simplement cette maudite balle qui, ma foi, a sauvé ma conscience.
Kedsty murmura quelques mots à la sténographe qui, durant une demi-heure, fit lecture de ses notes. Kedsty les signa et, se levant :
— Nous avons terminé, Messieurs, fit-il.
Les assistants se dirigèrent vers la porte, précédés par la jeune fille qui avait hâte de sortir de cette pièce où ses nerfs venaient d’être mis à une rude épreuve. Le commandant de la Division N était le dernier. Sans doute Cardigan aurait voulu ne point quitter encore Kent ; mais Kedsty lui fit signe de sortir.
C’est Kedsty qui ferma la porte : et comme il la tirait à lui, il s’arrêta une seconde, les yeux fixés sur Kent qui reçut son regard comme un fluide électrique. Ce regard n’était pas seulement chargé d’horreur : mais on l’aurait cru, chez un autre homme, inspiré par la peur.
Ce n’était guère le moment de sourire. Le choc passé, Kent sourit pourtant. Il savait que Kedsty allait aussitôt donner des instructions au sergent-major O’Connor pour placer une sentinelle devant sa porte. Il ne tarderait pas à quitter ce monde : mais les règlements du code criminel exigeaient cette mesure. Kedsty s’y conformait scrupuleusement.
A travers la porte. Kent perçut confusément des voix, mêlées à des bruits qui s’évanouirent. Puis, seul, se fit entendre le lourd pas des grands pieds d’O’Connor, ce pas qu’il avait toujours, même sur la piste.
Quelques instants après, la porte s’ouvrit et le Père Layonne, le petit missionnaire, entra. Kent savait qu’il en serait ainsi, car le Père Layonne ne connaissait d’autres lois que celles des hommes de cœur du Wild. Le petit missionnaire s’assit donc près de Kent dont il prit une main dans les siennes. Elles n’étaient pas molles et lisses comme celles des prêtres, mais calleuses, et cependant elles paraissaient douces de la douceur d’une grande sympathie. Hier encore il avait aimé Kent qui menait aux yeux de Dieu et des hommes une vie honorable ; il continuait à l’aimer aujourd’hui, alors que l’âme de ce malheureux était souillée par un forfait qui serait bientôt expié.
— Je me sens tout triste, petit, dit le Père Layonne.
Quelque chose qui n’était pas un flot de sang monta à la gorge de Kent dont les doigts rendirent la pression que lui donnaient les mains du pasteur.
— Il est dur de dire adieu à tout cela. Père, répondit-il en désignant, par la fenêtre, le panorama du fleuve miroitant et des forêts. Non que je craigne d’en parler. Pourquoi être triste ? Parce qu’il me reste seulement un petit moment à vivre ? Le temps vous semble-t-il si lointain où vous étiez un petit garçon, un tout petit garçon ?
— Le temps a passé rapidement, très rapidement.
— On croirait que c’est d’hier…
Le visage de Kent s’éclaira d’un sourire léger, qui depuis longtemps avait touché le cœur du missionnaire.
— C’est ma manière de voir, Père. Il y a simplement un hier, un aujourd’hui et un demain de plus dans la plus longue des existences. Contempler un passé de soixante-dix ans ne diffère pas beaucoup de regarder en arrière de trente-six… Croyez-vous qu’on relâchera Sandy Mac Trigger après ce que je viens de dire ?
— Évidemment. Vos déclarations ont été acceptées comme une confession de mourant.
Après quelques secondes de silence, le petit missionnaire reprit d’une voix un peu émue :
— Il y a certaines choses, mon enfant, dont on ne peut guère se dispenser de parler. Ne croyez-vous pas ?
— Vous voulez dire…
— Votre famille, d’abord. Je me rappelle que vous m’avez dit n’en plus avoir. Mais sûrement vous laissez un être quelque part ?
— Non, Père, dit Kent en secouant la tête. Depuis dix ans ces forêts là-bas ont été père, mère et foyer pour moi.
— Mais vous devez avoir des affaires personnelles que vous voudriez peut-être me confier ?
La figure de Kent s’éclaira ; et une fugitive lueur de gaîté brilla dans ses yeux.
— C’est comique, dit-il en ricanant. Puisque vous m’y faites songer, Père, je suis tout disposé à dicter mon testament. J’ai acheté quelques petits lopins de terre ici. Grâce à la proximité du chemin de fer, leur valeur s’est accrue. Je les ai payés sept à huit cents dollars ; ils en valent dix mille à présent. Je désire que vous les vendiez au profit de vos œuvres. N’oubliez pas les Indiens, surtout. Ils ont été bons frères pour moi. Ma signature sera vite donnée.
Les yeux du Père Layonne brillèrent doucement.
— Dieu vous bénira pour cela, Jimmy, dit-il, se servant de ce nom familier sous lequel il avait connu Kent. Et je crois qu’il vous pardonnera si vous savez l’implorer.
— Je suis tout pardonné, répliqua Kent en regardant par la fenêtre. Je le sens. Je le suis, Père.
De toute son âme, le petit missionnaire priait. Il savait que la religion de Kent n’était pas la sienne ; et sur le moment il s’abstint d’insister.
Après un instant, il se leva ; et c’est le Kent d’autrefois qui le regarda en face, le Kent à la face glabre, aux yeux gris, le Kent sans peur, souriant selon la vieille habitude.
— J’ai une grande faveur à vous demander, Père. S’il ne me reste qu’un jour à vivre, je ne veux pas que l’attitude de chacun me rappelle que je suis en train de mourir. Si je n’ai perdu aucun ami, je veux les voir tous ici pour leur parler et plaisanter avec eux. Je veux fumer ma pipe. Une boîte de cigares me ferait bien plaisir, si vous voulez me la faire apporter. Cardigan ne peut plus s’y opposer maintenant. Voulez-vous ? Ils vous écouteront sûrement. Avancez ma chaise-longue un peu plus près de la fenêtre, je vous prie, avant de vous retirer.
Le Père Layonne rendit ce service en silence. Soudain il ne put résister au désir d’attirer la miséricorde de Dieu sur cette âme :
— Mon enfant, dit-il, regrettez-vous l’acte que vous avez commis ? Vous repentez-vous d’avoir tué John Barkley ?
— Non, je ne le regrette pas. Cela devait arriver. Et, s’il vous plaît, n’oubliez pas les cigares, n’est-ce pas, mon Père ?
— Je ne les oublierai pas, dit le petit missionnaire, qui se retira.
Comme la porte se refermait derrière lui, une lueur joviale apparut de nouveau dans les yeux de Kent. Il ricana même en essuyant une tache de sang indiscrète sur ses lèvres. Il avait bien joué son rôle. Le comique était que personne ; sur terre, ne connaîtrait toute la vérité ; lui seul savait… et peut-être un autre.