La Vallée du Silence
CHAPITRE IV
LE PRÉSENT ET LE PASSÉ
Longtemps après le départ d’O’Connor, Kent s’endormit d’un sommeil, rendu lourd par la lutte précédente de son cerveau contre l’épuisement et l’inévitable fin.
Ses pensées l’emportèrent à travers le passé jusqu’aux jours de son enfance. Des faits et des choses ensevelis au fond de sa mémoire surgirent avec netteté. Ses rêves étaient peuplés de fantômes qui prenaient vie dès que son attention se portait sur eux.
Le voici enfant, jouant aux « Trois vieux chats », devant la vieille maison d’école en brique rouge, à un demi-mille de la ferme où il était né et où sa mère était morte. Voici Skinny Hill, mort depuis plusieurs années, son partenaire au criquet, Skinny avec son sourire grimaçant et son haleine parfumée par les oignons les plus odorants de tout l’Ohio. A l’heure du dîner il troquait quelques-uns des cornichons confits par sa mère contre les oignons de Skinny : deux oignons contre un cornichon, c’était le prix immuable.
Il jouait au Guignol avec sa mère, cueillait des mûres dans les bois. Il se revit, tuant un serpent à coups de bâton, tandis que sa mère fuyait en poussant des cris d’effroi et allait s’asseoir pour pleurer d’émotion.
Il l’avait adorée, cette mère ; et pourtant s’évanouit vite la vision de la vallée où elle gisait sous une petite pierre blanche du cimetière campagnard, côte à côte avec son père. Tout ému, il retrouva les jours où il s’était frayé un chemin dans la vie, au sortir du collège. Et le voici dans le Nord, dans son Nord bien-aimé.
Le sentiment de la solitude l’envahit. Il était cependant très agité et semblait vouloir se réveiller, mais il retombait toujours dans les bras endormeurs de la Forêt. Il se trouvait sur une piste au commencement de l’hiver gris et glacé ; et la lueur de son feu de campement faisait une magnifique tache rouge dans le cœur de la nuit. Dans cette lueur, O’Connor était à ses côtés. Par moment il se voyait derrière les chiens et les traîneaux, luttant contre l’orage. Puis il traversait la Big River ; de noirs et mystérieux courants clapotaient sous sa pirogue, et toujours O’Connor était là. Soudain il tenait un fusil, et, adossé avec O’Connor à un chevalet de torture, tous deux faisaient face à la fureur sanguinaire de Mac Caw et de ses contrebandiers.
Dans des rêves plaisants, il crut entendre le murmure du vent au faite des sapins, le chant des ruisseaux enflés par le printemps, le gazouillement des oiseaux. Il se sentait imprégné par les douces senteurs de la vie, par la gloire de l’existence, telle qu’ils l’avaient vécue, O’Connor et lui.
Moitié endormi, moitié réveillé, il souffrit d’une oppression étouffante, ressentant la même torture qu’il éprouva, enseveli sous un arbre dans le pays de Jack Fish. Enfin il s’endormit paisiblement.
Soudain un rayon de lumière lui fit ouvrir les yeux. Le soleil inondait sa fenêtre, et le poids qu’il avait sur la poitrine était la délicate pression du stéthoscope de Cardigan.
Malgré l’épuisement physique causé par ses rêves, il s’éveilla si calmement que Cardigan ne s’en aperçut pas tout de suite. Le médecin voulut dissimuler son inquiétude : il paraissait un peu hagard, et ses yeux étaient cernés comme s’il n’avait point dormi de la nuit. Kent se souleva sur les coudes, grimaça sous la lumière crue du soleil et balbutia une excuse pour s’être éveillé si tard.
Un trait brûlant traversa sa poitrine, comme une lame de couteau. Il ouvrit la bouche pour mieux respirer et la douleur devint aiguë.
Penché sur lui, Cardigan essayait de paraître souriant :
— Trop d’air vif de la nuit, Kent, expliqua-t-il. Cela passera bientôt.
Il sembla que Cardigan avait involontairement donné une signification particulière au mot « bientôt » ; mais Kent ne lui posa pas de question. Sûr d’avoir compris, il savait combien il aurait été pénible à Cardigan de répondre. Sa montre qu’il trouva, à tâtons, sous les coussins, sonna neuf heures. Cardigan mettait de l’ordre sur la table, fixait le store de la fenêtre, mais dans tous ses mouvements on voyait qu’il ne se sentait pas à l’aise. Il se tint immobile un moment, tournant le dos à Kent.
— Que préférez-vous, Kent, demanda-t-il en se retournant : faire votre toilette, déjeuner ou recevoir une visite ?
— Je n’ai pas faim, et pour l’instant j’ai ici du savon et de l’eau. Qui est le visiteur ? Père Layonne ou Kedsty ?
— Ni l’un ni l’autre. C’est une dame.
— En ce cas je préfère faire un brin de toilette. Pouvez-vous me dire qui c’est ?
— Je ne sais pas, dit Cardigan en secouant la tête ; je ne l’ai jamais vue auparavant. Elle est venue ce matin quand j’étais encore en pyjama, et elle a attendu depuis. Je lui ai dit de revenir, mais elle a insisté pour attendre que vous fussiez réveillé. Elle a attendu pendant deux heures.
— Est-ce une jeune femme ? demanda Kent avec un mouvement de curiosité qu’il n’essaya pas de cacher. Des cheveux noirs, n’est-ce pas, des yeux bleus ? Elle porte des souliers à talons hauts et à peu près grands comme la moitié de votre main… et très belle ?
— Oui, précisément, répondit Cardigan en inclinant la tête. J’ai même remarqué les souliers, Jimmy. Une très belle jeune femme.
— Faites-la entrer, s’il vous plaît, dit Kent. Mercer m’a aidé à me laver hier au soir. Je ne suis pas rasé ; mais je m’excuserai, par égard pour vous. Comment s’appelle-t-elle ?
— Je le lui ai demandé ; elle a fait semblant de ne pas m’entendre. Mercer le lui a demandé aussi. Elle s’est contentée de le regarder vaguement ; et il n’a pas insisté. Elle lit un volume des Vies, de Plutarque. C’est ce que j’ai vu quand elle en tournait les pages.
Kent se redressa sur ses coussins et fit face à la porte quand Cardigan fut sorti.
En un éclair, tout ce que O’Connor lui avait dit lui revint à la mémoire : cette jeune fille sur la route, Kedsty troublé, le mystère de toutes les circonstances présentes. Pourquoi venait-elle le voir ? Quel pouvait être le motif de sa visite, sinon de le remercier d’avoir, par ses aveux, rendu la liberté à Sandy Mac Trigger ?
O’Connor avait raison. Elle s’intéressait certainement à Mac Trigger et venait exprimer sa reconnaissance. Il prêta l’oreille : des bruits de pas résonnèrent dans le corridor. Ils approchaient rapidement et s’arrêtèrent devant la porte. Une main toucha le loquet, mais la porte ne s’ouvrit pas tout de suite. Il entendit la voix de Cardigan qui se retirait. Son cœur battait et il s’étonna de se sentir si bouleversé.