La Vallée du Silence
CHAPITRE XI
« DOIGTS-SALES »
A l’endroit où l’un des petits bras du fleuve se recourbe comme la langue d’un chien ami qui lécherait la berge, à Athabasca Landing, se dresse une rangée de neuf huttes.
Le génie excentrique qui, dix ans d’avance, avait prévu la prospérité de la région, inspira leur construction. Elles étaient du reste bâties en dépit du bon sens, et les intempéries leur avaient livré de rudes assauts.
L’original « Doigts-Sales », propriétaire de la cinquième de ces huttes, avait baptisé celle-ci la « Bonne vieille reine Bess »[3].
[3] Surnom populaire de la Reine Elisabeth d’Angleterre.
Couverte de papier goudronné, elle paraissait épier anxieusement le fleuve par ses deux fenêtres.
Contre la façade, « Doigts-Sales » avait appuyé une véranda pour se protéger de la pluie au printemps, du soleil en été, et de la neige durant les mois de l’hiver. C’était là qu’il passait, assis, la plus grande partie de son temps quand il n’était pas couché.
On le connaissait à deux mille milles en amont et en aval des Trois Fleuves. Les superstitieux croyaient que de petits dieux et de petits diables venaient s’accroupir devant la cabane au papier goudronné pour converser avec le bizarre propriétaire. C’était un rusé matois, du reste assez satisfait de lui-même, ce « Doigts-Sales ». On n’eût pas trouvé son pareil le long des Trois Fleuves ; et on eût donné beaucoup pour posséder le trésor contenu dans son cerveau.
Du premier coup d’œil, il n’en laissait rien paraître. Assis devant la « Bonne vieille reine Bess » dans son fauteuil d’un bois patiné par l’usage, ce gros paquet de mollesse, ce géant de flaccidité, s’étalait informe. La tête énorme, les cheveux longs et broussailleux, sa figure lisse de chérubin gras n’avait pas plus d’expression qu’une pomme. Ses bras reposaient continuellement sur son énorme panse, dont la rotondité était rendue plus apparente par une gigantesque chaîne de montre en pépites d’or battu du Klondike, qu’il agitait d’un perpétuel mouvement du pouce et de l’index. Personne n’aurait pu dire au juste pourquoi on l’appelait « Doigts-Sales ». Son vrai nom était Alexandre Toppet Fingers, mais le surnom lui resta parce qu’il avait l’air d’être mal peigné et mal lavé.
Quelle que pût être la valeur de ses deux cent quarante livres de chair, c’était son intelligence qui inspirait une sorte de craintive admiration. Il était le plus éminent des juges, un juge du Désert, un avocat de la Forêt, le légiste incontesté de la Piste, des Fleuves et des Grandes Futaies.
Toutes les règles de la légalité et du droit commun, en usage dans le Grand Nord, étaient classées dans son cerveau. Par toutes ses connaissances, il avait deux cents ans. Il savait qu’une loi ne périt pas de vétusté et que, jusqu’à sa mort, un homme doit s’y conformer. Tous les tours et pièges de sa profession lui étaient familiers. Il ne possédait aucun Code imprimé ; sa bibliothèque était sa vaste mémoire. Les cas qu’il fut appelé à examiner étaient relatés dans des écrits entassé en piles poussiéreuses dans sa cabane. On venait le consulter, mais il ne plaidait pas. Ses confrères d’Edmonton lui savaient gré de ne pas se montrer au tribunal, car il leur aurait fait une rude concurrence.
La véranda de sa cabane était un tabernacle de justice. Il s’y tenait assis, et, les mains croisées, il dictait des avis, suggérait des conseils ou prononçait des sentences. D’autres hommes seraient devenus fous de rester assis aussi longtemps que lui. Pendant des heures il regardait fixement le fleuve de ses yeux pâles qui jamais ne clignotaient. Pendant des heures, il restait immobile, sans mot dire.
Il avait un compagnon fidèle, un chien gras, flegmatique et paresseux comme son maître. Ce chien était toujours endormi à ses pieds ou se traînait péniblement derrière ses talons quand « Doigts-Sales » se décidait enfin à sortir.
Le visage ordinairement impassible de « Doigts-Sales » s’éclairait soudain lorsque le Père Layonne venait lui rendre visite. Sa langue se déliait alors volontiers et, jusqu’à la nuit, la conversation roulait sur une foule de choses peu connues des autres hommes.
Le petit missionnaire se précipita chez lui, en sortant de la cellule de Kent où il s’était rendu dès qu’il apprit la malheureuse tentative d’évasion de son ami.
« Doigts-Sales », en l’écoutant, secoua la tête d’un air navré.
— Je voudrais bien voir ce pauvre Kent, dit-il en serrant ses gros bras contre son ventre. Mais il y a un bon tiers de mille d’ici à la caserne, peut-être même un demi-mille. Et le chemin grimpe. Que diable, c’est bien loin. Je réfléchirai d’abord sur son cas, je réfléchirai.
Kent attendait anxieusement le retour du Père Layonne.
Si l’avocat Fingers ne consentait pas à l’aider, il ne lui restait plus qu’à prendre sa médecine des mains du jury, tandis qu’avec ce concours, il battrait Kedsty et la division N tout entière.
Mais comment obtenir la complicité active de « Doigts-Sales », qui hésiterait probablement à contrecarrer l’inspecteur Kedsty ?
Chaque homme, pensait-il, possède une conscience capable de grandes choses, prête à tous dévouements ; mais il fallait agir avec la clef adaptée à chaque serrure. Il croyait posséder celle qui le ferait pénétrer dans l’âme de l’apathique Fingers. Dans cette conviction, il se sentit renaître. Au fait, les quelques minutes de tension musculaire durant lesquelles il administra à Mercer une si magistrale correction avaient été une bonne épreuve d’entraînement. N’en ayant ressenti un peu plus tard aucune conséquence fâcheuse, il n’avait plus à craindre que sa blessure se rouvrît. Et il se doutait bien qu’échapper maintenant à la Division N lui demanderait un effort surhumain.
A tous mouvements, dans le corridor, il tressaillait, l’oreille en éveil. Vers le milieu de la journée, il lui sembla reconnaître les voix du Père Layonne, de Pelly et de « Doigts-Sales ». Il ne se trompait pas.
« Doigts-Sales », suivi de son inséparable cabot, fut introduit dans la cellule par Pelly, qui se retira aussitôt, tandis que le Père Layonne adressa à Kent, de la porte, un signe de tête et un regard plein d’espoir et s’en alla avec Pelly dans le bureau du détachement.
— Ouf ! Quelle montée ! s’écria « Doigts-Sales » en s’épongeant le visage avec son grand mouchoir. En voilà une côte ! Togs et moi ne sommes pas favorisés par le souffle. C’est fort heureux, car si nous l’étions davantage, nous risquerions de nous laisser entraîner trop loin, et nous n’aimons pas marcher.
Il se laissa tomber comme un gros paquet de gélatine sur l’unique chaise de la cellule, et le chien s’affala lourdement à ses pieds.
Kent s’assit sur le bord de son lit et lui sourit amicalement.
— Cela n’a pas toujours été ainsi, n’est-ce pas, « Doigts-Sales » ? Il y a vingt ans, tu n’aurais pas été essoufflé pour avoir grimpé une colline ?
— Oui, sans doute.
— Il y a vingt ans, tu étais un fameux lutteur.
Ce mot donna de l’éclat aux yeux ordinairement ternes de « Doigts-Sales ».
— Un fameux lutteur ! répéta Kent. Tous les hommes étaient des lutteurs dans ces jours de course à l’or. On m’a raconté, dans mes voyages, quelques-unes de tes aventures. J’ai entendu ton histoire, là-bas, dans le Nord. Je l’ai gardée pour moi. Tu l’aurais racontée toi-même si tu tenais à ce qu’on la connût.
« Doigts-Sales » secoua la tête d’un air d’incrédulité et il eut un léger plissement des lèvres dont Kent saisit la signification.
— Oui, mon vieux renard, j’ai compris. Lorsqu’on un service, un grand service à demander à quelqu’un, il est d’usage de le flatter. Et si l’on peut lui rappeler une ancienne prouesse, on a chance de mieux se le concilier. C’est ce que tu penses, n’est-ce pas ? Employer ce moyen n’est pas de mon genre ; je t’estime trop pour cela. Je veux te demander de m’aider. Le Père Layonne t’a mis au courant de ma situation. Elle est pire que celle qu’il t’a décrite. Tu verras, quand j’entrerai dans les détails. Tu pourrais hésiter, mais tu n’hésiteras plus quand je t’aurai rappelé un certain moment de ton passé. J’en suis sûr.
— Quel est ce moment ?
— Le terrible hiver où il y eut la famine à Lost City. Tu n’as certes pas oublié — et tu n’oublieras jamais — Marie Tatman ?
L’énorme corps flasque de « Doigts-Sales » fut comme traversé par un courant électrique. Sa chair molle redevint muscles vigoureux. Ses yeux brillèrent lorsque Kent prononça ce nom que, depuis vingt-cinq ans, il n’avait plus entendu sur aucune lèvre, à l’exception des siennes.
— Tu as entendu parler de Marie Tatman !… dit-il, avec la voix d’un tout autre homme.
— Oui, dans la région du Porcupine. Je sais ce que tu as fait pour cette femme et quel fut ton dévouement. Je sais que tu l’adores toujours. Je l’ai compris depuis longtemps, à certains de tes regards. J’invoque sa mémoire pour que tu ne puisses me refuser ce que je vais te demander.
— Ah ! tu savais !… dit le vieil homme dans un soupir.
Et soudain, il se revit à cette époque tragique, dans Lost City en pleine famine.
Ce Tatman était alors un jeune homme, un pauvre petit employé de banque qui arrivait de San-Francisco pour s’improviser chercheur d’or.
Il n’était certes pas fait pour ce rude métier. Sa femme, la jolie et délicate Marie, avait insisté pour être sa compagne d’aventures.
« Doigts-Sales » se souvint de ce que fut la rigueur des lois durant ce terrible hiver. La nourriture n’arrivait pas. La neige recouvrait Lost City et toute la région depuis de longs mois. On pouvait tuer un homme et s’en tirer sans trop d’ennuis ; mais si on volait une croûte de pain ou une fève, on était amené à l’extrémité du camp et forcé de déguerpir. C’était la mort certaine par la faim et le froid, plus terrible que par les balles ou la pendaison. Aussi avait-on choisi cette atroce façon de châtier le vol.
Tatman n’était pas un voleur. Mais sa jeune femme mourait lentement d’inanition ; elle était atteinte du scorbut, et pour la sauver, il vola. Il entra, la nuit, dans une cabane et enleva deux boîtes de fèves et une casserole de pommes de terre, choses plus précieuses que mille fois leur pesant d’or. Il fut pris, sa femme était naturellement à ses côtés. Mais en ces jours, la beauté féminine ne pouvait sauver un homme. Tatman fut amené à l’extrémité du camp, on lui donna un équipement complet, mais aucune nourriture.
Sa femme, encapuchonnée et bottée, était décidée à périr avec lui. Il avait vainement protesté, jusqu’à la dernière minute, de son innocence, mais les fèves et les pommes de terre, trouvées chez lui, étaient une preuve irrécusable.
Alors « Doigts-Sales » avait déclaré, d’une voix tonitruante, que Tatman était innocent et que c’était lui, le voleur. Il avait porté les fèves et les pommes de terre dans la cabane de Tatman pendant que celui-ci dormait. Pourquoi ? Pour sauver Marie qu’il aimait. Et il était parti dans la tourmente de neige, fortifié par son amour. Tatman et sa femme retournèrent chez eux. Depuis cet instant le camp n’entendit jamais plus parler de lui.
— Ah ! tu savais ! répéta-t-il.
Et il ajouta soudain, les poings fermés, le regard plongeant au loin par la fenêtre, la poitrine bombée :
— Parle, Kent, parle. Dis-moi tout. Je tâcherai de t’aider.
Sans omettre aucun détail, Kent raconta alors ce qui lui était arrivé depuis le jour où la balle du métis le frappa ; et « Doigts-Sales » l’écoutait et écoutait aussi les échos éveillés dans son propre cœur. Ses yeux brillaient d’un feu que Kent avait rallumé après plusieurs années. C’était une double action parallèle qui animait sa pensée. « Oui, oui, oui… » répétait-il d’instant en instant, comme en ruminant. Les paroles de Kent, en pénétrant dans son cœur, se transformaient aussitôt en désirs d’action.
— Il faut surtout que je sache ce qu’est devenue Marette Radisson, lui disait Kent. Je l’aime, comme tu aimais… et elle m’a prouvé qu’elle tenait à moi. Elle peut tout sur Kedsty. Avec elle, je serais sauvé, mais elle ignore ma situation actuelle. Il faut que tu fasses parler Kedsty, ce sera difficile. N’hésite pas sur les moyens, je crois qu’il a la conscience chargée. Et si tu parvenais à savoir où est Marette, j’aurais besoin, pour fuir avec elle, d’une route préparée par toi.
— Oui, oui, oui…, ruminait « Doigts-Sales ». Mais ce sera dur de tirer quelque chose de Kedsty. Pourtant, j’essayerai.
— Marette, Marie ! C’est presque le même nom, n’est-ce pas ?
Ce fut un nouveau « Doigts-Sales » qui retourna vers le fleuve, cinq minutes plus tard. Son chien étonné et déconfit était obligé de trotter de temps à autre pour le suivre. Et « Doigts-Sales », en arrivant à la « Bonne vieille Bess » ne s’écroula pas dans son fauteuil à l’ombre de la véranda.