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Le fameux chevalier Gaspard de Besse : $b ses dernières aventures

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CHAPITRE VII

Le chevalier Gaspard reçoit, à Lizerolles, un présent digne du sultan Saladin. Réveillé d’un beau rêve par les sourdes menaces de sa petite armée, il se voit forcé de reprendre la vie active du partisan.

Le même jour, Gaspard, ayant interrogé le palefrenier, apprit que Mirza visitait Kalife, chaque jour, à des heures fixes.

— A quelle heure ? demanda-t-il.

— Dès que sonne la cloche des repas.

— C’est bien, dit Gaspard. Quand vous me verrez me diriger vers les écuries, ne me suivez sous aucun prétexte.

Les jours suivants il se mit en observation, aux heures dites, et vit Mirza s’en aller vers l’écurie, après avoir volé, non sans un regard de méfiance autour d’elle, une pomme dans des corbeilles, sous un hangar.

Un matin, Gaspard se fit apporter la petite chienne ; et, l’ayant mise sous son bras, il entra avec elle, et les poches bourrées de pommes, dans l’écurie. Kalife, à son entrée, donna tous les signes d’une agitation menaçante ; mais Mirza ayant jeté un petit jappement, le cheval s’immobilisa ; et, tournant la tête vers Gaspard, le regarda d’un œil inquiet. Gaspard, alors, lui présentant la mignonne chienne d’une main, de l’autre lui tendit une pomme. Kalife flaira affectueusement la chienne et prit la pomme. Ayant continué en secret ce manège pendant quelques jours, Gaspard demanda que Kalife lui fût amené devant le perron du château.

Mme de Lizerolles, prévenue, était à sa fenêtre.

Difficilement bridé, sellé, puis maintenu par le valet, Kalife bondissait, se cabrait, ruait, ondulait, souple, sauvage, magnifique.

Gaspard lui parla ; à sa voix le cheval parut se calmer un peu ; et le cavalier, ayant saisi la bride et mis le pied dans l’étrier, fut tout de suite en selle. Le cheval se mâta d’abord tout debout, comme s’il eût espéré faire un bond en plein espace. Gaspard lui parlait. La bête, de nouveau, voulut s’élancer ; il la retint, et, d’une main lui flatta l’encolure. Les quatre pieds trépidants battirent le sol, puis un pied de devant creusa la terre, fit voler des graviers… Gaspard rendit doucement la main. Ils partirent, flèches vivantes ; s’enfoncèrent, disparurent sous l’ombre de la longue allée. Peu de temps après, on les vit revenir au pas. Kalife semblait se complaire à danser sa promenade, virevoltant vingt fois au gré du cavalier, reprenant un pas tranquille, l’abandonnant tout à coup pour un trot régulier ; puis, à l’ordre du maître, avec qui il avait fait alliance, il quittait la terre des quatre pieds à la fois, et, en retombant, se clouait au sol comme un cheval de bronze.

— Sellez-moi l’alezan ! commanda la comtesse enthousiasmée.

Un quart d’heure plus tard, la dame et le cavalier s’éloignaient côte à côte.

— En vérité, comment avez-vous fait sa conquête ? interrogea-t-elle.

— Comme vous avez fait la mienne, madame ; par la bonté.

Elle leva, sur l’étrange ami qu’elle s’était donné, un regard où se lisait un attendrissement.

— Allons voir, dit-elle, pas très loin d’ici, les ruines du château des Vaulabelle. Il fut à demi détruit par un incendie, il y a quatre ans ; je ne l’ai pas revu encore, car mes amis l’ont quitté sans espoir de retour, leur fortune ne leur permettant pas de le relever.

Le château des Vaulabelle se dressait à une lieue de Brignoles, sur le flanc nord des collines au bas desquelles court la route d’Aix. De la route jusqu’au pied des collines, s’étendait un beau parc qu’entouraient des murailles surchargées de lierres. Le portail de fer forgé[3] s’ouvrait non loin de la route. Cette grille était, en son milieu, surmontée des armes des Vaulabelle, heaume creux et panache, de fer léger. Les allées du parc empruntaient à l’antiquité des arbres une majesté de mystère. Çà et là des statues, dont quelques-unes déjà avaient été mutilées par les enfants, que nulle muraille n’arrête. Au milieu d’un large rond-point, s’élevait une gloriette enfouie dans des chèvrefeuilles. Là-haut, sur les premières pentes de la colline sauvage, chargée de pins, les ruines, au soleil, semblaient roses et dorées. Des rosiers grimpants envahissaient les fenêtres. On les voyait, d’en bas, se mirer dans les hautes glaces, à demi-brisées, d’un salon effondré. Les salles du rez-de-chaussée et les sous-sols avaient été respectés par le feu. Dans la muraille, au nord, derrière les ruines, une porte dérobée permettait l’entrée directe dans le bois le plus fourré, le plus inextricable de tous ceux qu’on peut voir en Provence, et que défendait une armée de genêts épineux. Admirable lieu de retraite ! pensait Gaspard, — pour des gens qui auraient à fuir trop souvent messieurs de la maréchaussée.

[3] Ce portail en fer forgé a été transporté à Signes, et orne l’entrée d’un enclos où il subit malheureusement l’injure des intempéries et l’insulte des gamins.

Quand les deux cavaliers revinrent de leur excursion :

— Eh bien, que dites-vous, monsieur, des ruines de Vaulabelle ?

— Ma foi, madame, le respect me clôt les lèvres.

— Allons, hardi ! beau cavalier !… En vérité, vous êtes bien le brigand le plus déconcertant du monde ! Vous, un dompteur de chevaux sauvages, vous voilà embarrassé pour répondre à une question si simple !

— Ce dompteur, madame, recule à la seule idée de provoquer le froncement de sourcil d’une femme ! Je peux du reste dire ce que je voulais taire et qui n’est, après tout, qu’une pensée sans application possible à la déesse dont la bonté me confond… Eh bien, je trouve de pareils lieux tout à fait propres à l’amour ; et ils semblent inutiles dès qu’ils ne sont plus habités par Adam et Ève — ou par les nymphes chères à M. de Fénelon.

— C’est très gentil, dit-elle. Vous parlez comme M. de Florian, et il faudrait être de bien maligne complexion pour reprendre quelque chose à de si poétiques paroles… Mais prenez garde que voici là-bas un passant que je soupçonne être un homme de police, car il s’est déjà présenté chez moi, il y a deux jours, demandant à vous voir ; et j’ai chargé mes gens de l’éconduire. Aujourd’hui, il paraît à la fois se dissimuler et faire en sorte qu’on le voie.

Gaspard tressaillit en reconnaissant l’ami Sanplan.

— Hélas ! madame, je comprends qu’à la seule vue il vous soit suspect, mais c’est un loyal ami de Gaspard de Besse. J’avais, bien entendu, gardé jalousement le secret de ma retraite chez vous. Il l’aura deviné, car mes hommes sont des limiers incomparables ; celui-ci surtout. Souffrez, je vous prie, que, vous ayant accompagnée jusqu’à votre seuil, je revienne parler à ce diable, meilleur qu’on ne croirait à le voir.

Il fit signe à Sanplan de l’attendre, reconduisit la comtesse, et revint au galop vers son lieutenant.

Sanplan, à l’approche de Gaspard, secoua tristement la tête :

— Tu as trouvé, paraît-il, tes délices de Capoue ! Cela nous sera funeste, ami Gaspard ! Il y a huit jours que, d’après tes promesses, tu devrais avoir rejoint la troupe. Bernard et moi, Lecor et Pablo, nous nous efforçons en vain de contenir les mécontents. Tornade a, cette fois, presque partie gagnée. On t’appelle du joli nom de traître ; et, je dois l’avouer, les apparences sont contre toi. Il faut me suivre à l’instant. Arriverons-nous encore assez à temps pour remettre les choses en ordre ? Je ne sais, j’en doute… Ah ! les femmes !

— Attends-moi là. Es-tu venu à pied ?

— Non, Pablo m’a prêté son âne, — qui broute, caché près d’ici.

Gaspard, en un temps de galop, arriva chez la comtesse, à qui il expliqua l’incident.

— Si cette révolte de vos gens vous libère, je la bénirai, dit-elle.

— Ne l’espérez pas, madame. M. de Mirabeau m’a fait comprendre qu’on peut dominer, diriger même, une grande révolution : je compte bien venir à bout d’une mutinerie. J’ai réussi une fois déjà ; je réussirai encore, en pensant à lui… et à vous. Mais permettez-moi d’ajouter un mot : je jure de renoncer à ma vie aventureuse, le jour où, étant parvenu à infliger un affront public et sévère aux parlementaires, je pourrai me croire libéré des engagements pris envers moi-même. Vous m’aiderez à rendre à la vie régulière, en les faisant pardonner par le roi, les hommes qui, sur mes ordres, auront travaillé à lui montrer comment sa magistrature est parfois indigne de Sa Majesté.

— Et alors, en ce cas, monsieur, que deviendrez-vous vous-même ?

— Ce qu’il plaira à Sa Majesté, dit Gaspard. Si le Parlement d’Aix était mon otage, je demanderais pour sa rançon, à mon roi, le châtiment de certains criminels que le Parlement criminel ne poursuit pas ; et si un châtiment ne m’atteignait pas moi-même… peut-être… Qui sait ?

Il se tut, puis baissant la voix :

— Il y a, dans bien des couvents, des pénitents plus coupables que moi.

Elle parut très émue ; et, lui tendant la main pour la seconde fois :

— N’exagérons rien, lui dit-elle ; il est très vrai que je réprouve vos moyens d’action, mais je n’irai pas jusqu’à dire que je vous condamne.

Gaspard eut un mouvement de joie.

— J’entends fort bien, poursuivit-elle, que, dès l’instant où vous vous êtes décidé à agir, à lever et à entretenir une armée sans aucun subside, — il fallait bien avoir recours à de fâcheux moyens. Ce fut la conséquence criminelle d’une révolte pardonnable.

— Quelle joie, madame, de vous l’entendre dire, murmura Gaspard.

— Ne vous excusez pas trop en cela ; ne vous condamnez pas non plus vous-même trop sévèrement…

Il la regarda d’un air de détresse, de reconnaissance et d’étonnement profond. A ce regard elle répondit :

— Vous vous étonnez, je le vois, de trouver en moi un partisan si déterminé de vos entreprises. C’est que, comme vous et depuis mon enfance, je m’indigne, et plus passionnément que vous ne sauriez l’imaginer, contre les déportements de certains gentilshommes ; et je crois qu’il serait temps de leur donner une grande leçon. Vous vous attaquez à la législation pénale ? J’en veux, moi, aux coupables haut placés qui se permettent toutes les fantaisies, sans qu’on les en fasse repentir… Je suis une petite-nièce de cette grande dame qui, vers le milieu du dernier siècle, fut enlevée de vive force par un grand seigneur, avec l’aide d’une poignée de complices non moins titrés que lui. Elle fut enlevée, portée de vive force dans un carrosse, et malmenée, et pourquoi ? Parce que M. de Bussy était épris de sa grande beauté. Du carrosse lancé au galop, elle se jeta dans les buissons d’épines qui bordaient la route et s’y déchira cruellement le visage ; reprise, elle se débattit ; elle n’échappa que par miracle à ce rapt, à ces odieux malappris qui se piquaient de belles manières ; et tous ces misérables restèrent impunis. Ma grand’tante, leur victime, n’est autre que Mme de Miramion, amie de Mme de Sévigné, et qui termina sa vie en pratiquant de si pures vertus, que l’histoire la regardera comme une sainte. Voilà pourquoi, monsieur, je suis l’amie des philosophes, celle de M. de Mirabeau, le prisonnier du château d’If. Et voilà pourquoi je suis l’amie de Gaspard de Besse, vengeur d’un paysan assassiné par des gentilshommes plus dignes que personne du nom de bandits… Moi-même, monsieur, ajouta-t-elle avec un air de suprême dignité, moi-même j’ai connu des offenses assez semblables à celles qu’eut à subir ma grande aïeule ; et cela de la part du gentilhomme dont, à seize ans, je devins, sans amour, la femme, parce qu’il sut m’y contraindre en usant des moyens les plus perfides et les plus lâches… Allez donc, monsieur Gaspard, et que Dieu vous protège !… Allez à vos destinées. Vous êtes le maître de les rendre plus dignes de la justice que vous rêvez de servir. Adieu. Remontez à cheval, car Kalife est à vous. Je vous l’offre en souvenir vivant. Puisse-t-il vous conduire vers une fin plus heureuse que celle que vous bravez.

Gaspard, sur Kalife, rejoignit Sanplan qui l’attendait, confortablement assis sur l’âne de dom Pablo, et qui, à la vue de Gaspard, retrouvant sa bonne humeur, s’écria :

— Mort de ma vie ! cette fois, les bornes de la route, pour peu qu’elles aient lu de bons livres, doivent reconnaître en nous la folie et le bon sens, l’immortel don Quixotte et l’immortel Sancho !

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