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Le fameux chevalier Gaspard de Besse : $b ses dernières aventures

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CHAPITRE XI

L’oie de frère Anselme.

Quand on eut applaudi Sanplan, au milieu des rires :

— Convenez, dit tout à coup Lecor à Pablo, que vous m’avez gardé je ne sais quelle antipathie depuis le jour de mon admission dans la bande. Ce jour-là même, je contai, sur la demande du capitaine, le Siège de Six-Fours ; et ce récit fut accueilli par un tel succès de gaîté que vous-même vous en rîtes, mais d’un rire qui tirait sur le jaune.

Dom Pablo fit une grimace.

— Les passions du monde civilisé, dit-il, visitent les ermites jusqu’au fond des déserts, et je dois convenir que, malgré mes sentiments religieux, je vis en vous un rival dangereux pour ma gloire terrestre ; je tremblai pour la préséance de mon éloquence sacrée, mais cette impression ne dura pas.

— Je crois, dit Lecor, qu’elle s’effaça le jour de la Fête-Dieu, à Saint-Maximin. Là, votre triomphe dépassa le mien de cent coudées, attendu que je n’avais, moi, conté le Siège de Six-Fours qu’à nos camarades, tandis que, ce jour-là, votre discours s’adressait à tout un peuple. Vous l’enthousiasmâtes… Il vous le fit bien voir, lorsqu’il vous hissa sur le dos d’un âne plus fleuri et enrubanné qu’un mât de Cocagne dressé pour la Sant-Aroï.

— C’est ce jour-là, dit Pablo, que vous prononçâtes ces paroles serviables que je n’oublierai jamais : « Ton exorde est bon, soigne ta péroraison ».

— Et vous la soignâtes, en orateur expérimenté, ô Pablo, lorsqu’il advint qu’un âne, ayant braillé à tue-tête, pour vous applaudir sans doute, vous profitâtes de l’incident et braillâtes vous-même en toute hâte, comme si le braiement eût été votre façon naturelle de vous exprimer. Vous régalâtes ainsi l’assemblée des Trois-États ; et moi-même, vous m’enchantâtes.

— Vous êtes, ami Lecor, une bonne pâte.

— Ami Pablo, je m’en flatte.

— Mais, avec tout cela, dit Gaspard, riant, Pablo ne saurait se vanter d’avoir pris sur toi, Lecor, sa revanche du Siège de Six-Fours ; car, à bien juger, il dut son succès de Saint-Maximin à l’art de l’orateur et non à l’art du narrateur ; et ce sont deux genres très différents. Les récits qu’il nous a faits aujourd’hui ne sont pas, à proprement parler, des contes, mais plutôt des fragments de mémoires personnels. Et lorsqu’il a voulu, le soir même de son arrivée parmi nous, nous amuser par le récit qu’il intitula : la Pluie de macaronis, il a pu voir que, en bons juges, nos hommes lui firent froid accueil. Je demande, en conséquence, qu’il nous régale aujourd’hui d’une histoire digne de faire pendant au Siège de Six-Fours… Point d’excuse, Pablo ! Qu’on réunisse la bande !

— Et surtout, dit Pablo, que personne n’ait plus la cruauté de faire allusion à ces misérables macaronis. Je vais vous dire une vraie histoire de moine, friande à se lécher les doigts. Cette histoire se rattache à notre conversation de tout à l’heure sur la férocité et l’absurdité des guerres de religion, car le baron des Adrets en est le héros. Ce beau sire, dont les bandes avaient failli s’emparer de notre ville d’Avignon, s’était fait protestant. C’est lui qui força, un jour, quelques-uns de ses vaincus catholiques à sauter du haut d’une tour pour s’abîmer contre terre. Cependant, un bon mot suffisait parfois à désarmer ce bandit, auquel nul de nous ne voudrait ressembler.

« Combien cet homme fut méchant jusqu’à la férocité, l’histoire que je vais vous conter le montrera. Elle fait voir aussi comment, de tout temps, l’esprit gaulois sait se venger des plus atroces violences, et quelquefois y échapper, grâce à la vertu du rire. Il n’y a pas de géant qui ne soit tôt ou tard vaincu par la spirituelle malice d’un nain…


Sanplan prit son sifflet de maître d’équipage ; et, quand, à son appel, les hommes furent tous réunis, Pablo commença ainsi :

— C’était en un temps, pas très éloigné du nôtre, où de féroces barons terrorisaient leurs vassaux, et où un rustre ne pouvait pas prendre au lacet un lapin sauvage sans courir le risque d’être pendu.

« Entre les plus affreux de ces barons-bandits, qui, embusqués dans leurs châteaux forts, juchés au sommet des collines, étaient toujours prêts à fondre comme des faucons sur les pauvres braconniers — le baron des Adrets était le plus cruel. La chasse était sa seule passion ; ses vengeances les plus atroces s’exerçaient contre les piégeurs. Prendre un cerf sur ses terres, ou seulement un lièvre, c’était se livrer soi-même à la mort et préalablement à la torture ; car jamais un malheureux, condamné à la pendaison par son bon plaisir, n’eut le bonheur d’une mort simple. Il le faisait fouetter d’abord, cribler de coups d’aiguille ; brûler au fer rouge ; et il trouvait, aux cris de douleur des ses victimes, un âcre plaisir de diable à face humaine.

— Le conte promet, chuchota Sanplan.

— Or, sur les terres du baron, se trouvait un couvent ; et, dans ce couvent, un religieux qui avait, lui aussi, la passion de la chasse, exagérée par le vice de gourmandise. C’était le frère Anselme, qui avait été diable avant de se faire ermite ; et il braconnait à cœur-joie. S’il parvenait, en hiver, quand, sous la neige, la terre est gelée, à capturer un daim qui, attiré par une poignée de foin placée au bon endroit, tombait dans quelque piège savant, — fosse creusée, par exemple, et recouverte de branchettes et de feuillages, — alors le monastère s’en régalait, en buvant à la mort subite du farouche seigneur qu’on vouait de tout cœur à la colère céleste.

« Plusieurs fois, notre malheureux moine avait été pris et bâtonné.

— Bâtonner un homme d’Église, dit Sanplan, cela ne se faisait guère, à ce que je me suis laissé conter. Les plus terribles de ces barons reculaient devant la robe des religieux.

— Vous oubliez que le farouche sire des Adrets s’était converti au protestantisme. Cependant, il se souvenait d’avoir été catholique ; et, par dérision, il prenait soin de faire dépouiller d’abord Anselme de sa robe lorsqu’il le voulait punir. Cette robe respectable, il la faisait poser devant lui sur un buisson, la saluait comme dévotement, assurant que oncques il ne porterait la main sur elle ; cela, disait-il, pour deux raisons : la première, c’est qu’elle était pleine de vermine ; la seconde, c’est qu’elle était sainte et vénérable. Puis il se tournait vers le moine tout nu et lui disait : « Maintenant que tu n’es plus qu’un homme comme un autre, et pour ce que tu as touché au gibier défendu, je te vais faire châtier au nom de Dieu, comme fut châtié Adam, notre père à tous, pour avoir touché au fruit défendu. »

« Et, à plusieurs reprises, le frère Anselme avait été fouetté jusqu’au sang ; mais le bougre frottait ses plaies avec un certain onguent dont il avait la recette, et reprenait bien vite, au couvent, ses patenôtres et, dans les bois, ses habitudes de maraudeur.

« Un beau jour, comme l’aimable seigneur allait se mettre à table, on accourut lui annoncer que le frère Anselme venait d’être capturé, dans le moment où il ramassait, à l’orée du bois voisin, une couple de belles perdrix.

« Le baron était déjà assis, plein d’appétit, devant sa large table chargée de flacons ; et on lui présentait une oie sauvage cuite à point et dorée à souhait, dont, par avance, il se pourléchait les babouines…

«  — Amenez-moi ce coquin, cria-t-il à ses gens.

« On le lui amena. Deux valets le tenaient entre leurs griffes et le secouaient rudement par la gorge.

«  — Qu’en faut-il faire, beau seigneur ?

« Déjà ivre à demi pour avoir bu force rasades d’un vin comparable au vin merveilleux qu’on nomme, en Avignon, Châteauneuf-des-Papes, ou à celui qui, à Toulon, est célèbre sous le nom de Lamalgue, le baron était, par hasard, de bonne humeur. Lorsqu’il était de bonne humeur, il était pire, car alors il se voulait amuser, et ses amusements étaient d’un fou et dix fois plus cruels qu’à l’ordinaire.

« Voyant frère Anselme trembler de tous ses membres, il voulut jouer de lui, comme chat avec souris, avant de lui faire endurer le dernier supplice.

« En sorte qu’une idée de joyeux dément lui passa par la tête.

«  — La dernière fois que je t’ai puni, lui dit-il, je t’ai promis qu’à la prochaine tu serais enfin pendu — et tout nu, comme de juste, car je respecte ta robe. Aujourd’hui, je change d’idée. Tu n’y perdras rien ; au contraire…

« Le baron, jouissant de voir l’anxiété de sa victime, garda le silence un instant, puis tout à coup : « Je t’invite à souper avec moi ! »

« Frère Anselme, tremblant, se demandait quel piège pouvait bien cacher une politesse si peu attendue.

« Le baron répéta :

«  — Je t’invite à dîner avec moi ; et, comme cela n’est pas un supplice, je te laisse, pour l’instant, ta robe, vu que ta peau me serait encore plus déplaisante à voir que cette robe dégoûtante. Allons, assieds-toi, coquin !

« Frère Anselme ne savait que penser. Il était payé pour savoir qu’on doit toujours se méfier des puissants qui s’amusent ; et que, comme l’a écrit l’empereur Marc-Aurèle, rien, rien n’est plus horrible que les caresses d’un loup.

« Toutefois, espérant qu’en sa bonne tête de casuiste il trouverait peut-être un moyen de se tirer d’affaire sans trop de mal, il se rassura quelque peu, feignit de croire à la clémence du monstre ; et, par un effort de volonté, cessant de trembler, il se mit à table, et dit :

«  — Mon cher seigneur est trop bon. Que la paix du ciel soit avec lui !

« Un écuyer tranchant, aiguisant un grand coutelas, s’apprêtait à le plonger dans les chairs, visiblement succulentes, de l’oie.

« Le baron arrêta d’un signe son officier de bouche.

«  — Pour aujourd’hui, dit-il à Anselme, mon écuyer tranchant, ce sera toi. Qui si bien tue gibier courant, doit magnifiquement découper gibier mort… Qu’on pose devant le moine cette oie si appétissante qu’elle a l’air de dire « Mange-moi ; » et qu’on lui mette en main les tranchoirs dont il va jouer en maître ;… mais, avant tout, pour lui donner bon courage à sa difficile besogne, qu’on emplisse de vin ma plus large coupe… Bien… Bois-la d’un trait, mon frère, à ma santé.

« Le moine but, et se sentit tout de suite le cœur plein d’espérance. Il commençait à croire qu’il était à demi pardonné… Le dieu qui est dans le vin entra dans son cœur ; un bon sourire parut sur ses lèvres ; il dit le benedicite d’un air reconnaissant.

« L’affreux baron riait de bon cœur. Le moine regardait l’oie attentivement, la tournant et retournant ; cherchait à bien reconnaître les jointures où il comptait introduire sans tâtonner les deux tranchoirs, qu’il élevait déjà, un dans chaque main :

«  — Un moment encore, mon frère, s’écria le baron cruel ; je ne veux point te prendre en traître. J’oubliais de t’annoncer la punition qui t’attend. Il est vrai que l’oie une fois découpée par tes mains adroites, je jure que tu en auras ta part. Mais sache bien qu’ensuite, on te fera, à toi, exactement tout ce qu’à elle tu auras fait.

«  — Qu’entendez-vous par là, mon bon seigneur ?

«  — J’entends que si tu lui coupes une aile, on te retranchera un bras ; si une cuisse, on te retranchera une jambe. Prends garde, te dis-je, que tout ce que tu feras à cette oie, on te le fera ensuite, et dans l’ordre que tu auras choisi. C’est pourquoi je te conseille d’abréger toi-même ton supplice, en commençant par lui couper la tête.

« Le baron riait en buvant ; et, lâchement, les valets riaient aussi, sachant que le seigneur, passé maître en cruautés joyeuses, ferait comme il promettait. Par avance, ils jouissaient du spectacle d’un moine découpé tout cru comme une oie rôtie.

« Le moine, n’eût été qu’il avait bu, aurait pâli ; mais, soutenu par la vertu du vin :

«  — Je conviens, dit-il, que jamais il ne fallut à un homme, pour découper une oie, courage pareil à celui que vous me contraignez d’avoir. Et donc, monseigneur, j’affirme qu’une seconde coupe de vin, pour me renforcir le cœur, me serait d’un grand secours, et servirait par là vos louables intentions.

«  — Versez-lui une seconde coupe. J’aime la vaillantise ; le gredin en montre véritablement. Qui bien boit, pisse bien, jarnidieu ! Et qui pisse bien, bien se battra. Allons, maintenant, attaque ton ennemi, bon moine ! Car cette oie est ta seule et véritable ennemie, puisqu’elle déterminera ton genre de supplice.

«  — Je ne sais, dit Pablo, si, sans avoir bu plus que de raison, une autre créature, moine ou homme d’armes, eût fait aussi bonne contenance que frère Anselme en présence d’une oie aussi dangereuse, quoique morte.

« Il avait posé sur la table un de ses deux tranchoirs ; et, de sa main libre, il se grattait la tête comme un homme embarrassé ; et, à parler franc, il y avait de quoi se gratter la tête, même si elle était pure de toute vermine.

« Il se grattait pour ranimer les esprits animaux qui, sous son crâne, étaient effrayés par les conséquences fatales du geste qu’il allait faire. Tout à coup des éclairs riants pétillèrent dans ses yeux : il venait de concevoir une idée merveilleuse qui lui fut inspirée par le ciel ou par le diable, — c’est au choix des complexions de chacun…

« Toute sa figure, peu à peu, se mit à rayonner de facétieuse malice… Il préparait une galégeade héroïque, homérique… Il leva sur le tyran, puis sur l’assistance, ses yeux pleins de rire, puis les abaissa sur l’oie redoutable. Sa main gauche se débarrassa, sur la table, du second tranchoir ; puis, de cette main gauche, il saisit l’oie et la maintint solidement contre le vaste plat d’argent. Ensuite, avec ostentation, il tendit et roidit l’index de sa main droite, — lequel index lentement il enfonça, énergique et rigide, dans le trou que notre oie avait eu jadis sous la queue ; puis, retirant du trou ce doigt, tout gluant de bonne graisse, il le promena sur ses lèvres et le pourlécha d’un air satisfait… »

Lorsqu’avec son chef et toute la bande, Sanplan eut ri copieusement :

— Je n’ai, sire Pablo, qu’un mot à reprendre dans votre récit ; vous avez dit : « le trou qu’elle avait eu jadis sous la queue. » Ne l’avait-elle donc plus, ce trou ? Je croyais qu’il nous accompagnait fidèlement dans la tombe.

— Messire Sanplan, répliqua Pablo, elle l’avait toujours, mais non plus sous la queue, — la queue étant de plumes, et l’oie rôtie étant oie plumée ; mais permettez que je continue :


« Voyant l’audace et l’insolence de ce geste, les valets, par bonheur, attendirent que le maître eût parlé, pour régler leurs mines sur la sienne.

« Et Anselme, tenant bien haut son index reluisant, et arrêtant sur son féroce seigneur un regard ferme, lui dit :

«  — En champ clos et devant tout un peuple, ou en lieu particulier et secret, seigneur baron, je vous défie bien de m’en faire autant.

« Or, le rire est une puissance de la nature qu’on ne peut toujours maîtriser, à toute heure et partout. Le baron fut vaincu par cette puissance qui jadis, aux temps de Jupiter, triomphait parfois de tout l’Olympe rassemblé : le baron des Adrets éclata de rire. Ses valets ne résistèrent pas davantage à cette force naturelle qui veut qu’on rie sans mesure ; et la salle retentit d’une gaieté formidable, qui secoua, durant un long moment, les ventres et les têtes, comme un coup de mistral secoue les pignatèous.

« Enfin, le baron, qui étouffait de rire, put reprendre haleine et parler :

«  — Moine insolent, s’écria-t-il, je serai aussi spirituel que toi ! C’est dit. Tu as procès gagné ; car, jarnidieu ! — ta courtoisie l’a deviné et c’est de cela que je te tiens compte ! — je me garderai bien de te faire ce que tu as imaginé de faire à notre oie. Manges-en donc ta part, et bois jusqu’à plus soif. Et j’ordonne, pour comble de mansuétude, que tes perdrix te soient rendues tout-à-l’heure. Mais qu’on ne te prenne plus à chasser sur mes terres, — car tu ne trouverais pas une seconde fois si heureuse parade au coup nouveau que je te porterais. »


Tous les auditeurs de Pablo riaient à ventre déboutonné ; et Lecor dut convenir que, dans son genre, l’Oie d’Anselme valait bien le Siège de Six-Fours.

— Seulement, ajouta-t-il, je la connaissais.

— Vous la connaissiez ? La raison en est, dit Pablo, que les très bonnes histoires sont rares, et que, par suite, les meilleures sont les plus souvent répétées.


— Allons, les amis, il se fait tard, déclara Gaspard. S’anén coucar.

Ainsi firent-ils.

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