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Le fameux chevalier Gaspard de Besse : $b ses dernières aventures

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CHAPITRE XVII

Le diable se sert subtilement d’un innocent évêque pour encourager un amour profane ; et Gaspard, avec la femme qu’il aime, contemple les pierres, encore vivantes, sur lesquelles s’élevait autrefois l’Arc de Triomphe de Marius.

L’évêque priait toujours, douloureusement, lorsque son propre serviteur vint prévenir que ses chevaux étaient mis. Il se hâta de le suivre et de monter dans son carrosse ; mais, au milieu du rond-point, le cocher dut arrêter.

Le prélat, cherchant à se rendre compte de l’obstacle, vit, à quelque distance, une troupe nombreuse de paysans, hommes et femmes, qui entouraient Gaspard d’un air joyeux.

Gaspard les quitta, dès qu’il aperçut l’évêque ; et, chapeau bas, lui vint expliquer que ces bonnes gens apportaient au camp, de temps à autre, des tributs volontaires, en nature, des légumes, des volailles, des fruits.

— Regardez là-bas, Monseigneur ; ces corbeilles fleuries ! Eh bien, sous les fleurs, j’ai parfois trouvé plus d’un lourd sac d’écus. Soyez assez bon pour ne pas oublier que tout n’est pas, ici, le produit d’actes illégitimes.

Les paysannes semblaient se consulter… Gaspard leur fit un signe. Elles s’approchèrent, et offrirent respectueusement au prélat une gerbe de fleurs.

Bernard et Thérèse, accourus, s’agenouillèrent les premiers devant la portière du carrosse. Les paysans les imitèrent.

Bouleversé, le prélat avait pris les fleurs. Le carrosse, sur un ordre de Gaspard, se remit en marche, tandis que l’évêque faisait un dernier geste de bénédiction.

Où allait-il, au sortir du parc enchanté ? Gaspard ne s’en doutait pas. Il allait, en visiteur ami, chez Mme de Lizerolles. L’évêque ignorait, de son côté, que la haute dame connût le bandit. Il arriva chez elle à l’heure du souper.

— Ah ! madame ! quelle aventure ! dit-il.

Et il conta son arrestation et ce qui s’en était suivi ; et, enfin et surtout, la conversation qu’il avait eue avec Gaspard. Son récit achevé, le prélat resta un moment silencieux, puis tout à coup :

— Lorsque cet homme, le bandit Gaspard, car il faut l’appeler par son nom, prononça avec simplicité ces paroles : « Je suis fidèle à l’église du cœur », je ne puis dire, madame, quelle brusque et douce émotion m’a inondé l’âme tout à coup. Les larmes gonflèrent mon cœur. Qu’un homme, qui vit délibérément hors la loi, puisse avoir de tels sentiments et de telles expressions, cela me confond, m’étonne, me trouble étrangement. Ah ! monsieur de Marseille a raison, lorsqu’il assure qu’il y a, en ce Gaspard, plus et mieux qu’un bandit. Cet homme-là est plus dangereux qu’on ne pense, non point parce qu’il vit, à la vue de tous, en état de crime, ce qui est repoussant, mais parce qu’il a des vertus intérieures qui le font aimer malgré son crime.

En fin de compte, le prélat parla de Gaspard à Mme de Lizerolles avec tant d’éloges, si touchants, si assurés et si profonds, qu’en les écoutant elle se sentait portée, pour le bel et jeune aventurier, d’une inclination plus tendre que n’aurait voulu l’évêque, s’il avait pu lire dans ce cœur de femme. Le diable, pour amener à ses fins le couple éternel, se sert parfois des sentiments qu’on a pour Dieu. Il n’est pas rare que l’amour passionné de la vertu conduise la créature au péché.

Gaspard, depuis sa première visite à la bibliothèque de Lizerolles, y était revenu plusieurs fois ; et, chaque fois, il était resté deux ou trois jours au château, pour obéir à l’invitation de la châtelaine. Dans la solitude où elle s’était confinée, ces visites romanesques lui étaient une singulière distraction. La troupe de Gaspard, tout à fait disciplinée depuis sa retraite dans les caveaux de Solliès, ne lui demandait plus compte de ses absences ; elle pensait qu’il préparait des plans d’attaque contre le Parlement ; et, en effet, s’il s’instruisait, s’il s’attachait à la lecture des livres d’histoire et de droit, c’était en vue de pouvoir attaquer le Parlement par la critique et la parole, en même temps que par l’action. La bande devinait aussi que l’amour était pour quelque chose dans les absences de son chef, et s’en égayait, en lui attribuant plus d’aventures galantes qu’il n’en eut jamais : et c’est ainsi que s’enflent les légendes.

Ces journées à Lizerolles étaient charmantes. Gaspard arrivait le matin ; et, tout directement, était introduit dans le cabinet d’étude qui était devenu sa chambre personnelle, près de la bibliothèque. Il trouvait tout préparé un habit convenable à la vie sédentaire, un autre pour ses sorties. Il se mettait à ses lectures, d’où le tirait seulement la cloche annonçant l’heure des repas. Et c’était, alors, à table, de longues et nobles causeries avec la comtesse.

Sa spirituelle amie, sans pédantisme, l’interrogeait finement sur mille objets ; et, vers la fin de la journée, après une lecture faite en commun, tous deux montaient à cheval pour une promenade dans les environs, de préférence vers des lieux où Gaspard savait qu’il ne rencontrerait aucun de ses gens.

Au cours de la première promenade qu’ils firent ainsi, après la visite qu’elle avait reçue de l’évêque :

— Savez-vous, dit-elle tout à coup, — en se rapprochant botte à botte, si bien que les têtes des chevaux, mis au pas, se touchèrent — savez-vous que vous avez conquis le cœur de mon vénérable ami, l’évêque de Castries ?

— Ah ! madame ! il est votre ami ? Que ne l’ai-je su !… Pourtant, je n’aurais pas pu en user mieux avec Sa Grandeur.

— Il suffit de lui avoir montré que vous êtes un homme de cœur. Vous l’avez impressionné fortement. Mais… pourquoi lui résistez-vous, et à moi ? Nous voudrions, lui et moi, vous voir renoncer à une vie de dangers. Le moindre est que vous risquez la tête chaque jour.

— Je crois vous avoir promis, madame, dit Gaspard, de quitter la vie d’aventures, quand j’aurai infligé au Parlement un affront et un châtiment. Alors je laisserai le royaume en repos, sous la condition d’obtenir pour mes gens la grâce royale…

— Et que deviendrez-vous, alors ? interrogea-t-elle.

— Je me le suis demandé souvent ; et je pense que, ne voulant pas me faire moine, et n’ayant pas décidément les talents qu’il faut pour écrire, le mieux pour moi serait de finir ma vie en reprenant la profession de mes parents, celle de laboureur. C’est, avec celle de soldat, la plus noble ; et si le travail qui fait prospérer la vie demeure sans gloire aux yeux des guerriers, on peut le croire cependant plus agréable à Dieu que l’art de tuer et de détruire.

Tout en causant ainsi, ils étaient parvenus à l’endroit de la route qu’ils s’étaient donné comme but de leur promenade ; et c’était devant les vestiges de l’Arc de triomphe élevé par les Romains en l’honneur de Marius, vainqueur des Cimbres et des Teutons, dans la plaine de Pourrières.

— Puisque vous avez lu les Ruines de M. de Volney, dit-elle, vous allez pouvoir, en imitation de ce philosophe, rêver aux destins des peuples civilisés que menacent éternellement les races demeurées barbares.

Arrivés devant ces pauvres vestiges qui consistaient en quelques blocs de ciment, perdus dans les herbes sauvages, à trente pas de la route, ils arrêtèrent leurs chevaux.

— Regardez, dit-elle, comme ces vestiges sont peu de chose ! Et pourtant, la défaite des barbares s’immortalise dans le nom donné à cette plaine… N’est-il pas singulier que telle race d’hommes puisse être tout à fait différente de telle autre, et cela sur des territoires qui se touchent ? N’est-il pas surprenant que la barbarie la plus stupide se manifeste contemporaine de la civilisation la plus raffinée, et que celle-ci n’inspire aucun respect à celle-là ? et que le sort de la seconde dépende des aveugles brutalités de la première ?

Une vieille paysanne passa.

— Savez-vous, bonne femme, ce que signifient ces débris de murailles ?

— C’était, dit la vieille, un arc de trionfle.

— Fort bien ; et en l’honneur de qui était-il là ?

— En l’honneur, madame, d’un certain Marius, qui, aux temps d’autrefois, a défendu notre bien contre des armées de sauvages. Et, en son honneur, nous donnons, souventes fois, à nos enfants, le nom de Marius.

Ayant dit, la vieille s’éloigna. Gaspard rêvait. Les souvenirs de ses récentes lectures bourdonnaient en lui. Il se sentait comme éclairé par la présence de la patricienne à qui il voulait plaire.

— A quoi pensez-vous ? dit-elle.

— En face de cette riche campagne, je pense que les barbares ne voient, dans les pays de leurs voisins civilisés, que trésors à dérober ; et j’imagine qu’ils seront gens, s’ils atteignent quelque civilisation, à n’y voir que des moyens de profit et de jouissance physique, tandis que, au contraire, — si l’on s’en rapporte aux philosophes dont vous m’avez permis de pénétrer la pensée — l’homme, en marchant vers la connaissance, doit s’élever à un état humain toujours plus éloigné des instincts animaux ; en sorte que la véritable civilisation, tout en améliorant sa condition physique, a proprement, pour point d’arrivée principal, l’élévation de son intelligence et de ses sentiments.

L’amie de M. de Mirabeau se sentit fière de l’homme que, dans le secret de son cœur, elle appelait son élève. Elle voulait compléter l’éducation de l’aventurier, afin de le rendre capable de plus grandes choses ; elle voulait avant tout lui faire abandonner ses misérables moyens d’action.

Elle leva sur lui des yeux où passait une émotion de reconnaissance. En vérité, oui, elle lui était reconnaissante de ce qu’il faisait si bonne et si prompte réponse à l’intérêt qu’elle lui portait. Quelle gloire pour une jeune femme de dominer, diriger, transformer, cet homme d’action !

— N’est-ce pas affreux, reprit Gaspard, et sot autant qu’affreux, que les hommes, qui reprochent à Dieu de les avoir voués à mille maladies et douleurs inévitables, inventent eux-mêmes, contre eux-mêmes, les pires maux, tels que la guerre, laquelle contient toutes les douleurs ? Pour mieux se martyriser, ils perfectionnent avec soin, de siècle en siècle, les engins de mort. Et comment les plus doux des civilisés pourraient-ils faire autrement, puisque leur devoir, devant Dieu même et devant leur postérité, est de défendre, contre les races restées animales, le trésor des peuples, l’héritage dont ils ont le dépôt, à eux transmis par des générations et des siècles ? Avec raison et justice, ils deviennent féroces contre les féroces. Tuer, retuer, tuer encore, faire de la barbarie menaçante un charnier, pour que la civilisation des cœurs survive, voilà le mot d’ordre épouvantable à quoi les meilleurs sont réduits ; et ce mot d’ordre nous est signifié par ces ruines qu’on devrait relever pour l’enseignement des nations à venir.

— Je vois que l’écolier de M. de Volney a su profiter de ses leçons ! s’écria Mme de Lizerolles, enthousiasmée.

— Le roi de France, madame, ou le gouverneur de la Provence, devrait faire relever ces ruines. Elles parlent haut à qui sait comprendre[13] !

[13] Après la victoire du XXe siècle sur les barbares de Germanie, les Provençaux dresseront, à notre appel, un simple bloc de pierre sur les fondements qui restent du Trophée de Marius ; et on gravera dans le bloc deux dates, célébrant deux victoires, remportées sur le même ennemi, à vingt siècles d’intervalle : 102 av. J.-C. — 1918.

— Hélas ! dit Mme de Lizerolles, la force des instincts animaux qui persistent dans l’homme est telle que si, au jour du suprême jugement, les chairs et les os se rejoignent pour refaire des formes humaines, il est à craindre que des hordes de ressuscités haineux attaquent, sous l’œil de Dieu même, le monde des élus.

— En ce cas, dit Gaspard, ces hordes-là seront assurées d’une dernière défaite ; car s’il est dans la destinée du diable de combattre les anges, la destinée de ceux-ci est de tenir, tôt ou tard, les démons cloués sous leur lance, et réduits à l’impuissance comme le dragon sous l’épieu de saint Michel ! Quand le diable se mêle de lutter avec l’ange, la fin du combat est connue d’avance.


Le gentil cavalier et sa gente compagne eurent, par la suite, plus d’une fois, de ces conversations dans lesquelles Gaspard, loin d’oublier ses projets, puisait au contraire une conscience nouvelle de la justice, et le désir d’en hâter l’avènement. Bien entendu, l’amour était aussi l’un des sujets qui revenaient souvent dans leurs conversations ; et le petit livre de l’abbé Chaulieu, qui avait perdu la marquise de La Gaillarde, appartenait à la bibliothèque de Mme de Lizerolles.

Jean-Jacques était là, du reste, pour flatter leur sensualité de jeunesse. Ils lurent ensemble, dans les Confessions, la scène des cerises cueillies et lancées du haut de l’arbre comme de rouges baisers envoyés du bout des doigts.

Les amours d’Anet et de Mme de Warens étaient faites pour exciter Mme de Lizerolles à l’indulgence, et Gaspard à l’audace ; mais il se jugeait moins digne qu’Anet (et elle le voyait singulièrement plus digne) d’un regard de bienveillance.

Subtil est l’appel de physique tendresse que dégagent les Confessions. L’esprit de volupté y est insinuant, tel un souffle de brise printanière qui, sur la chair, par dessous une légère étoffe, glisse comme une caresse fluide et inévitable… Et le lecteur se dit : « En vérité, la faute délicieuse a bien peu d’importance, tout en étant le meilleur de la vie ! Comme cela porte en soi son excuse aimable, perfide et complète ! La chair aimante est aussi innocente que la fleur d’avril. La fatalité d’aimer n’a ici rien que de gracieux ; ni blâme, ni terreur ; point d’enfer qui menace ; le paradis retrouvé, non pas éternel — par malheur — mais si engageant ! »

Et Gaspard regardait souvent encore la nuque de Mme de Lizerolles, chair blanche sur laquelle frissonnaient légèrement les petites boucles des cheveux follets.

Enfin, il osa lui avouer à quelle tentation il avait résisté, le jour de leur première promenade, lorsqu’ils étaient allés ensemble à la chasse.

— Vous avez bien fait, certes ! dit-elle. Si vous aviez été audacieux, je vous aurais chassé de ma présence ; et jamais de ma vie ne vous aurais revu !

Gaspard baissa la tête ; et le retour au château se fit dans une sorte de tristesse muette. Pourtant, ayant osé lever les yeux vers la dame, l’espace d’une seconde, Gaspard aperçut, au coin de ses lèvres, un sourire singulier. Que disait ce sourire ? Moquerie ? Ironie ? Il resta secret.

Elle pensait aux progrès de son élève et à la fierté qu’elle avait éprouvée d’être son éducatrice, le jour où, devant les vestiges de l’Arc de Marius, il avait parlé avec tant d’élévation. Aujourd’hui, il montrait une extrême délicatesse de cœur. Et elle souriait de s’apercevoir qu’elle l’aimait et qu’elle devait honorablement devenir hardie avec un bandit si timide.

Elle prit la résolution de lui donner ce qu’il n’oserait jamais demander.

Le soir même, comme Gaspard, déçu, s’attardait à lire dans la bibliothèque, il eut tout à coup l’impression de n’être plus seul ; subitement, deux mains, légères, se posant sur ses yeux, lui firent un aveuglant bandeau d’amour. Elles attiraient sa tête en arrière. Et il sentit sous son front sa pensée tournoyer, incapable de comprendre, éperdue entre l’espoir de l’invraisemblable et la crainte de l’impossible, véritable vertige à travers lequel il se comprit entraîné en des abîmes de félicité.

Mme de Lizerolles, en robe de nuit, pieds nus, était entrée silencieusement. Elle récompensait Gaspard de sa discrétion virile par une hardie loyauté d’amour.

Ce soir-là, Gaspard « ne lut pas plus avant ».

Il faut renoncer à dire ce que fut, en lui, sa joie orgueilleuse.

Il eut une sourde envie de l’exprimer en paroles abondantes et belles, mais il jugea plus prudent, plus galant, de laisser parler ses seuls regards, et de ne permettre à ses lèvres que le silence le plus discret.

Le lendemain, lorsqu’il prit congé, pour quelque temps, Mme de Lizerolles lui dit : « Maintenant, songez à la comédie qu’il vous faut prendre du Parlement, et lui donner vous-même. Cherchez un stratagème pour le jeter en posture ridicule. Continuez à mettre de la gaîté dans l’action que vous menez. Rien n’est plus selon l’esprit de France que la fronde et la chanson. Les choses semblent devoir s’arranger à votre satisfaction, de tous les côtés. Pour moi, comme dit Montaigne : « Lorsque j’en saisis des populaires et plus gayes, c’est pour me suyvre à moy qui n’aime point une sagesse cérimonieuse et triste. »

— Et moi, dit Gaspard, j’aime l’espièglerie. Puisque la mienne ne vous déplaît pas, vous en aurez, bientôt, j’espère, de réjouissantes nouvelles.

Ce disant, il songeait à réaliser son grand projet : capturer les Parlementaires ; faire plaider leur cause, ironiquement, par le comédien Jean Lecor, devant un tribunal de bandits menaçants et facétieux.

Gaspard comptait abattre ainsi, sous le ridicule, le prestige suranné des parlementaires.

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