Le fameux chevalier Gaspard de Besse : $b ses dernières aventures
CHAPITRE XII
La visite extraordinaire de Gaspard au château de Fontblanche ; — et comment la peur des voleurs jeta dans les bras de Gaspard une jeune et belle marquise ; et comment l’infortune du vieux marquis fut, à bon droit, imputée à l’abbé de Chaulieu.
C’est ici que se place une des plus curieuses aventures de l’aventureux Gaspard.
Il résolut de rendre visite au château de Fontblanche, entre Aubagne et Gémenos. Ce château était habité par Mme de Garnier et sa fille.
Gaspard avait entendu dire que ces dames avaient de lui une opinion peu favorable. On le leur avait représenté comme un bandit farouche, violent, redoutable. Il résolut de les détromper, persuadé que, si elles lui rendaient bon témoignage, sa réputation de partisan généreux et courtois serait définitivement et brillamment fixée.
Ce jour-là, il y avait grande réception et bal chez les dames de Garnier.
« Gaspard arriva flanqué de deux hommes qu’il posta aux deux portes du château. Ils étaient armés de tromblons effrayants mais chargés à poudre seulement, car sa maxime inviolable était : Ne tuez jamais.
« Gaspard franchit le vestibule du château, jeta son manteau à un valet, et on vit apparaître à la porte du salon, au milieu d’une danse commencée, un beau gentilhomme non invité, qui s’annonça lui-même en ces termes : « On m’a dit, Mesdames, qu’on vous avait alarmées avec des histoires effrayantes sur un certain Gaspard de Besse, terrible bandit ; j’ai voulu vous le présenter. »
« Et comme tous les yeux se tournaient vers la porte et que la panique commençait à faire blêmir plus d’un front, à la pensée de voir apparaître une sordide figure de brigand, Gaspard ajouta avec calme : « Ne cherchez pas ailleurs, Mesdames et Messieurs ! C’est bien moi qui vous présente et représente Gaspard de Besse. »
« A la stupeur générale succédait immédiatement un sentiment de curiosité, non dépourvu d’admiration, devant ce beau et doux jeune homme, suppliant qu’on n’interrompît pas la pavane, qu’il avait suspendue par son arrivée, et s’excusant (par pure coquetterie) de ne pas savoir d’autres danses que celles de son village.
« Je crois bien, disait Mme de Garnier à sa fille, de qui un de nos amis tient ces détails authentiques[8], je crois bien que plusieurs de ces demoiselles se seraient vantées volontiers d’avoir dansé avec le si joli brigand, à la chevelure artistement bouclée.
[8] Ce récit est tiré des Miettes de l’histoire de Provence, par Stephen d’Arve, vicomte de Catelin ; Aix, Dragon, éditeur. L’auteur le tenait de M. Louis de Bresc, président distingué de l’Académie d’Aix. M. de Bresc est mort en 1910. Il avait entendu, dans sa jeunesse, Mlle de Garnier, fort âgée, rendre ce témoignage à Gaspard.
« On l’entourait, on le forçait d’accepter des rafraîchissements, on lui fit raconter quelques drôlatiques histoires d’Anglaises dont il imitait les premières terreurs et la gracieuseté ensuite. Il disait ne vouloir faire qu’une concurrence à la douane du gouvernement, en prélevant un impôt sur l’or et l’argent anglais ou italien entrant en France. Son domaine, disait-il encore, s’arrêtait à la grande route ; et il ajoutait qu’il n’avait jamais tué personne, dévalisé de châteaux ou enfoncé des portes. Nulle parenté avec nos cambrioleurs modernes.
« Le joli bandit partit trop tôt, au gré de ces demoiselles, qui le prièrent d’accepter un souvenir de sa visite en se dépouillant, à son profit, de quelques bijoux, bagues ou colliers ! Les valets apportèrent à boire aux deux gardes du corps, qui n’avaient plus rien d’effrayant depuis que leur jeune chef avait raconté que leurs armes étaient inoffensives : des tromblons de parade.
« Cette audace fut un vrai coup de fortune pour la popularité de Gaspard de Besse, qui ne fit que grandir et, disons-le aussi, lui gagna partout des amis et des complices inconscients. »
Un jour, assis sur un banc, dans le parc de Vaulabelle que Sanplan et Lecor appelaient : le Parc enchanté, Gaspard, qui avait rendu plusieurs fois visite à Mme de Lizerolles et avait reçu la permission d’emprunter des livres à sa bibliothèque, tenait ouvert sur ses genoux, en oubliant de le lire, un mignon volume : les Œuvres de Chaulieu ; œuvrettes plutôt, qui célèbrent les amours faciles :
Gaspard songea d’abord à cette sorte de timidité fière qui l’avait empêché d’avouer à Mme de Lizerolles le sentiment qu’il avait pour elle ; et il connut que, loin d’elle, il sentait s’exaspérer encore l’amour qu’elle lui avait inspiré ; il se dit avec chagrin que cette inaccessible beauté l’avait rendu froid pour des beautés accessibles, mais qui lui semblaient, par comparaison, indignes de son attention. Il enviait le bonheur de Bernard qui trouvait moyen de rencontrer Thérèse, en dépit des surveillances auxquelles la soumettait son tuteur. Heureux fiancés ! ils savaient que la dot était en lieu sûr ; au premier jour, viendrait une circonstance favorable qui leur permettrait le mariage ; et Bernard obtiendrait enfin un bonheur que Gaspard, lui, ne connaîtrait jamais !
Puis sa pensée de nouveau évoqua la noble dame. Ses titres, ses élégances, sa hauteur sans morgue, séduisaient le révolté. Il y a dans le luxe une particulière séduction ; la parure, ajoutant sa propre beauté à la beauté des femmes, accroît singulièrement l’attrait qu’elles exercent sur l’homme le moins artiste. Le plébéien se sentait flatté d’être distingué par la patricienne ; un peu humilié d’avoir avec elle moins de témérité qu’avec toute autre… Et, tourmenté de jeunesse, il se promettait bien d’être, à l’occasion, hardi avec quelque autre noble dame, pour oublier celle dont le souvenir était pour lui un charme infini et un infini regret.
Ayant rêvé à ces choses, Gaspard reprit son livre et lut à voix haute :
Le banc sur lequel Gaspard était assis baignait dans ombre claire de deux grands pins parasols, près desquels s’élevaient des cyprès en fuseaux, au feuillage sombre ; des rosiers grimpants, chargés de roses en touffes, les escaladaient, s’accrochaient aux brindilles d’où pleuvaient, au moindre souffle, des pétales parfumés.
Non loin, la gloriette, enguirlandée, elle aussi, de roses grimpantes, élevait son architecture de petit temple antique. Un peu plus loin, s’arrondissait un bassin que l’eau des pluies avait empli jusqu’au bord. Au centre du bassin s’élevait une statuette de marbre : l’Amour, ajustant à son arc une flèche, semblait menacer un faune cornu, enfoui dans les genêts voisins.
Les genêts étaient en fleurs, et, de leurs touffes d’or, s’élevait une amoureuse odeur, puissante, qui flottait sur le parc tout entier.
Tout au fond de ce décor, digne de Watteau et de Chaulieu, les ruines du château abandonné ne montraient, à travers les feuillages aux verdures de tons différents, que des blancheurs dorées par un soleil d’après-midi.
Gaspard reprit son livre :
Il souriait, non sans mélancolie, à des visions fort galantes, lorsqu’il vit venir à lui, toute courante et comme effrayée, une jeune dame qu’il était facile de reconnaître pour une personne de qualité. Il se leva…
— Ah ! monsieur ! lui dit-elle, haletante, en paroles précipitées. Ah ! monsieur ! Dieu vous envoie ! Figurez-vous… mais ne suis-je pas poursuivie ?… Qu’importe, puisque vous voici !… Un gentilhomme ne permettra pas qu’il me soit fait affront…
— Calmez-vous, madame ; seyez-vous là, je vous prie ; vous reprendrez haleine, et me conterez ensuite l’accident qui me vaut à moi, indigne, l’aimable fortune d’avoir à vous secourir.
— M’asseoir ! y pensez-vous, monsieur ! Cachez-moi, avant tout ! que je ne sois pas exposée à revoir ces figures terribles !
— Et de quelles figures parlez-vous, juste ciel ?
— Mon carrosse, à trois cents pas d’ici, fut arrêté tout à l’heure par un grand coquin armé d’un mousqueton. Il força mon cocher à descendre de son siège, et se mit à le houspiller de la bonne manière. Mon laquais l’empoigne… et, pendant qu’ils s’assomment, j’aperçois, dans le mur de votre jardin, un portillon que, par bonheur, j’ouvris sans peine… Ah ! je meurs ! De grâce, cachez-moi, monsieur !… Ne puis-je entrer dans ce réduit ?
Elle regardait la gloriette.
— J’allais vous le conseiller, madame ! et je resterai devant la porte, l’épée à la main. Tout honnête homme doit protection aux femmes.
Elle était déjà dans la gloriette où l’Amour faisait passer le Temps, en attendant que le Temps fît passer l’Amour.
Tout de suite, Gaspard se sentit entouré par un essaim de pensées aimables, telles qu’abeilles sur rosier.
A peine la dame avait-elle, dans son grand trouble, refermé la porte, que le bruit d’un pas lourd, écrasant le gravier, força Gaspard à se retourner. Sanplan venait à lui ; il se porta vivement vers le fâcheux Sanplan ; et, sur un ton d’impatience :
— Qu’y a-t-il ? Que me veux-tu ?
— Ah ! Gaspard !… Ah ! Gaspard ! s’écria Sanplan qui, essoufflé, tomba plutôt qu’il ne s’assit sur le banc où dormait le petit volume de Chaulieu.
— Eh bien, quoi ? et que veulent dire ces soupirs ?
— Une femme, mon cher !… Un carrosse !… Une femme en jaillit !… toute seule !… Elle a des yeux ! un sourire !… et des dents !… tout ce qui rend un homme stupide… Un de nos sacripants, ayant arrêté le carrosse, était en train de rosser le cocher… quand j’accourus… Cette déesse aussitôt prend sa course, passe devant moi… le temps de me montrer, comme dans un éclair, le plus joli visage du monde… Tu me sais sensible :… je reste saisi… Et d’abord, je veux empêcher notre homme d’assommer le valet d’une si jolie femme, ou même d’en être assommé… Bref, je la perds de vue… et je la cherche… cherchons… c’est quelque marquise !… une princesse !… un morceau de roi !
Gaspard s’efforçait en vain de commander, par signes, le silence à Sanplan ; Sanplan, exalté, bavardait sans entendre.
— Chut ! dit Gaspard, lorsqu’il put placer un mot. Lève-toi et va-t’en. Il ne faut pas qu’elle sache qui je suis. Elle me prend pour le seigneur de ce lieu, et prétend que je la dois protéger.
— Ah, bah ?
Gaspard entraîna le maudit bavard loin de la gloriette.
— Tu comprends bien que, connaissant mes devoirs, je n’y saurais manquer… Allons, disparais.
Sanplan montra une mine un peu déconfite, mais son exaltation n’était que dans l’imaginative : elle tomba ; et, devant le chef et l’ami, le corsaire baissa pavillon.
— Alors, pousse ta pointe ! dit-il, riant tout bas ; et si la dame consent à couronner une flamme si subite, je dirai que rien ne saurait être plus justifié que la disgrâce de son gentilhomme de mari. En vérité, ces gens-là nous croient incapables de priser la beauté, de la traiter comme il sied, et d’en être distingués ! Prouve-leur le contraire, toi qui peux montrer certains agréments dont bien des grands seigneurs seraient fiers !… Je conviens que cette fleur n’était pas pour ma main grossière… Mets donc à profit et le hasard et la douce paix de cette agréable journée… Bon vent, matelot !
Pendant qu’il parlait, en s’éloignant avec lenteur, Gaspard le suivait, en le poussant à chaque pas.
— Va-t’en, maudit bavard ! et ne me dérange qu’à bon escient. Empêche même qu’on entre là.
Du doigt, il désignait la gloriette.
Lorsque Sanplan fut assez loin, Gaspard, en revenant vers la belle, se sentit agité d’un trouble si singulier qu’il dut, avant de heurter à la porte, reprendre haleine, afin de parler sans trop de bégaiement. Il frappa ; et, sans attendre, il se présenta à la dame comme si elle lui eût dit : « Entrez », ou qu’il eût été chez lui.
— Madame… commença-t-il ; et il s’arrêta, trouvant écrit sur le visage de l’inconnue plus d’effroi encore qu’elle n’en avait montré un instant auparavant.
— Monsieur ! j’ai entre-bâillé la porte pour voir ce que vous deveniez… et je vous ai vu vous éloigner avec un personnage qui me fait peur !… C’est celui — je le crois, du moins — qui m’a tout à l’heure poursuivie.
Gaspard sentit que la négation pure et simple pouvait lui faire perdre la partie avant qu’elle fût jouée. Il soupira avec affectation :
— Hélas ! fit-il.
— Ce soupir, gémit la dame, n’est pas de bon augure.
Elle se leva, comme prête à fuir encore.
— Où suis-je donc ?
— Hélas ! madame… mais ne tremblez pas, je vous en conjure !… Je mets à votre service mon bras fidèle, et cette épée… qu’on a eu l’imprudence de me laisser.
— De vous laisser ? comment ? que voulez-vous dire ?
— J’en suis désolé pour vous, madame… Ces gens-là m’ont tout à l’heure arrêté, comme ils vous ont arrêtée vous-même, une heure plus tard. Je suis leur prisonnier sur parole, et me suis engagé à leur faire payer une rançon… que mes laquais sont allés chercher… Mais fiez-vous à moi ; il ne vous arrivera aucun mal, tant que je serai là… j’en réponds !
— Mon Dieu ! s’écria-t-elle ; et elle parut se disposer à l’évanouissement le plus naturel du monde, disposition gracieuse que Gaspard jugea utile d’encourager, les émotions de la peur étant, si l’on en croit M. de La Fontaine, fort propres à servir les espérances d’un homme, en forçant une femme sensible de se réfugier en des bras capables de la défendre.
— Serions-nous, murmura celle-ci à demi-pâmée, serions-nous entre les mains… du fameux… Gaspard de Besse ?
— Oui, madame !… du trop fameux Gaspard de Besse ! dit Gaspard d’un air navré.
— Alors, l’homme qui vous parlait… c’était lui ?
— Ce n’était que son lieutenant. Gaspard est mieux fait… Nous traitions à voix basse de votre rançon…
— Je suis perdue ! murmura-t-elle.
Il jugea qu’il devait la rassurer, du moins un peu.
— Oh, que non ! fit-il ; ce Gaspard, je l’ai vu, est un homme assez affable.
— On le dit, soupira-t-elle ; je n’en crois rien.
Gaspard jugea bon d’entretenir le sentiment de crainte qui avait poussé vers lui la dame en quête d’un secours viril.
— Il est certain, madame, qu’en l’absence de Gaspard, ses gens se portent parfois… bien malgré lui… à des excès… sanguinaires !… Mais il est ici !… et je suis là !
— Quel malheur, monsieur !
— Prenons-en notre parti avec bonne humeur, madame. Ce chef de bandits, je vous le répète, est fort galant homme. Du moins s’accorde-t-on à l’affirmer.
— Allons donc !… On dit cela, quand on se sent à l’abri de ses entreprises, et pour se le rendre favorable… car il sait tout… il a sa police. Je suis perdue !
Elle s’affaissa sur les coussins.
— Perdue ? Non, madame ; et, voyez, en voici la preuve.
Il fit semblant de trouver sur une tablette un flacon d’odeurs qu’il tira de sa poche.
— Ce flacon d’odeurs, que je trouve là, tout préparé pour combattre les évanouissements, n’est pas la propriété et la précaution d’un méchant homme, convenez-en.
Il voulut lui faire respirer le flacon. Elle l’éloigna d’une main molle, comme défaillante.
— Quelque remède pour endormir ses victimes ! soupirait-elle ; une pharmacie de démon !
Gaspard respira le flacon longuement.
— Voyez, dit-il ; ce n’est que d’excellent vinaigre, et parfumé.
Il le lui présenta de nouveau.
— Merci, monsieur ! Ah ! je renais !… que vous êtes bon et galant !… Merci, merci… mon cher comte !
Il sourit.
— Chevalier simplement, déclara-t-il d’un ton modeste.
Elle se rassurait.
— Du moins, homme de cœur ! Ah !… que je vous ai d’obligation !… Vous êtes, chevalier, la courtoisie même.
— Je m’en flatte, madame ; et aussi d’être quelque peu diplomate. Avec cet homme que vous avez entrevu tout à l’heure, j’ai traité, en trois paroles, de votre rançon, en même temps que de la mienne.
— Eh bien ? interrogea-t-elle, palpitante.
— Il paraît, et c’est fort naturel, que, seul, Gaspard peut en décider.
— Ah ! qu’il vienne ! s’écria-t-elle avec élan.
— Il viendra, madame !… et peut-être regretterez-vous de l’avoir désiré !… En attendant, causons, si vous le voulez bien. Je vous assure que je prendrais, quant à moi, l’incident avec la plus grande gaîté du monde, si seulement il vous plaisait de vous montrer plus attentive aux respects dont vous entoure la subite inclination que je me sens pour votre grâce et toutes vos beautés.
Elle sourit.
— On serait moins distraite en tout autre lieu, cher monsieur… mais que lisiez-vous là ?… Les Flonflon de Chaulieu ! On voit que vous êtes bel esprit et homme de goût.
Il récita :
Il s’assit près d’elle, sur le divan. Elle s’éloigna de lui… un peu… sans doute pour lui faire place.
— Flon flon !… cela, monsieur, se chante quand on est chez soi, portes et fenêtres closes, au coin du feu, bien à l’aise.
— J’entends, au contraire, madame, qu’il y a quelque mérite, et bien plus de charme, à invoquer le plaisir, à se montrer capable de l’accueillir et de le donner, lorsqu’on se trouve, comme nous en ce moment, dans une situation… passablement tragique ! J’ai voyagé en Arabie… Pétrée… et l’on m’y a conté une fable d’amour assez héroïque. Voulez-vous l’entendre… pour passer le temps ?
— Oh ! j’aime l’héroïsme ! fit-elle, avec élan ; contez-moi votre fable.
— Un cheik, dit Gaspard, prit rendez-vous avec la femme aimée, dans l’oasis voisine de son campement. La belle y vint ; et, comme ils allaient être aussi heureux que put l’être le premier couple dans le paradis terrestre, monseigneur le lion interrompit la fête ;… mais, — daignez me bien entendre, — il l’interrompit au moment précis où le chef donnait les preuves suprêmes de sa décision virile. Interrompu par le tonnerre du rugissement, le cheik se retourna contre le roi du désert ; et, sans rien perdre, rien — entendez-vous — de son attitude d’amoureux déterminé, il prit en même temps celle du guerrier ; et, saisissant son glaive recourbé, il tua le lion incontinent ; et c’est sur le dos de la bête morte, et encore ardente de vie, qu’il acheva sa victoire d’amour, sans avoir rien d’autre à faire qu’à renouer sa conversation galante au point précis où il l’avait laissée durant la minute nécessaire à la mort du fauve… Les conteurs arabes ne manquent pas d’ajouter, madame, qu’un péril bravé est comme le sel du plaisir.
Une flamme passa dans les yeux de la dame. Elle les voila modestement de ses paupières aux longs cils.
— Seriez-vous entreprenant, mon cher chevalier ? Ce serait bien mal à vous… si vous abusiez de la situation où m’a jetée mon mauvais destin.
— Entreprenant ? Moi ? madame ! Oh ! non, fi ! plutôt timide ! Certes j’aime assez qu’un chevalier de France montre, auprès des femmes, quelque hardiesse, mais il m’a toujours paru que forcer un cœur est vilenie. Il faut que la jolie adversaire nous en présente elle-même la clef d’or… Tenez, dans ce parc où nous voilà, eut lieu, un jour, une fête, — une de ces bergeries à la mode qui déguisent en personnages rustiques les marquis et les duchesses. Eh bien, ici même, où vous êtes, j’offris, induit en vive tentation par la mollesse et les parfums d’une fin de journée pareille à celle-ci,… je me permis d’offrir un bouquet à Chloris.
— Vous faites des vers ?
— Comme tout le monde… Je vous ennuie ?
— Continuez, de grâce.
— Par malheur, j’eus quelque ressemblance, ce jour-là, avec le matamore de l’immortel Cervantès. Le matamore est un bouillant chevalier qui :
— Quinaud ?… Ah ! tant pis ! dit la dame.
Elle riait aux larmes.
— Ainsi, marquise, vous voilà, de toute manière rassurée, aussi bien de mon côté que du côté de Gaspard.
Il se pencha un peu vers elle, lui prit la main, et tout bas murmurait :
— Ce soir, à l’instant, là… si vous le vouliez, vous ?…
Elle se fit une mine de pudeur offensée qui recule à demi, craintive, à regret.
— Chevalier !
— Ah ! marquise ! pourquoi ne pas profiter de l’heure ? Pourquoi ne pas goûter tout le charme de ce réduit évidemment fait pour l’amour ? de ce jardin qui nous entoure de conseils amoureux ?… Qui sait, ô, Silvie ! si nous serons demain ?… Réfléchissez qu’après tout, le caprice d’un bandit peut mettre un terme à nos jours ! Quand je songe à cela, moi, je sens mourir mon âme ! Quoi ! tant de beauté perdue ! à jamais ! Et notre dernière minute ne serait pas consacrée à la tendre Vénus, à son fils dont l’arc est bandé ? Ah ! madame ! donnez-moi vos lèvres, au seuil de la tombe !… Rendez la vie à mon âme qui expire !… Respirez-la du moins ! Et si la plus fâcheuse des destinées doit nous retrancher tout à l’heure du nombre des mortels, goûtons du moins, en cette suprême minute, ah ! goûtons, ma Silvie,… le délice entier de la vie !
Le jeune homme s’emportait, tout en soignant son style ; mais la belle inconnue lui parut offensée tout de bon !… Alors, ce bandit honorable fut tout à coup traversé d’un scrupule : la dame, ignorant qui il était, serait sans doute au désespoir de l’apprendre quand il serait trop tard. Gaspard, surtout, recula devant une pensée que voici : « Mme de Lizerolles serait en droit, quelque jour, d’avoir pour moi le mépris qu’on a pour les plus grands fourbes. »
En conséquence, il abandonna l’entreprise, rouvrit les bras dont il entourait la dame, et se leva de l’air d’un homme ivre qui veut secouer son ivresse… C’était grand mérite à lui ; mais il comptait sans son hôte ; et la dame, trouvant que le triomphe de son adversaire était trop bien commencé pour qu’il eût le droit impertinent de s’arrêter court, lui dit tout bas, avec un impayable accent de résignation :
— Pendant que vous y êtes… ne m’abandonnez pas !
Il ne lui refusa plus rien, et elle répéta d’une voix de plus en plus languissante :
— Ne m’abandonnez pas… dans le péril… où nous sommes !… Ah ! chevalier… crois-tu que ce Gaspard va me faire mourir ?…
A ce moment, une grosse voix retentissante se fit entendre au seuil de la gloriette. C’était celle de Sanplan ; il appelait :
— Gaspard !
D’un bond, Gaspard, se trahissant ainsi, fut debout.
Et la marquise, stupéfaite, confuse et rassurée à la fois :
— Quoi ! c’est vous ! vous… ce Gaspard ?
— Hélas, madame ! les cœurs sont d’étoupe, l’amour est de flamme, et le diable souffle…
Elle murmura :
— La faute est à l’abbé Chaulieu.
Gaspard sortit, et apprit de Sanplan qu’une manière de forcené, se disant marquis de la Gaillarde, et suivi d’un sien valet, porteur d’un sac plein d’écus, demandait à voir « Monsieur Gaspard de Besse ».
— Le marquis de…? serait-ce ?… Attends-moi là un instant.
Il alla conter l’incident à la marquise, qui mettait en ordre sa coiffure.
— Grand Dieu ! dit-elle, mon mari ! Où me cacher, où fuir ?
— Ne fuyez ni ne vous cachez, madame, croyez-moi. Ce serait vous livrer pour toujours en butte aux soupçons de votre époux.
— Et que faut-il faire ?
— Sortir de ce réduit, reprendre place sur ce banc, là, à l’air libre ; et attendre avec moi la visite annoncée. Je me charge de calmer Monsieur votre époux.
— Prenez garde que c’est un soldat.
— Et moi aussi, madame, je suis un soldat ; vous verrez bien que nous nous entendrons, le marquis et moi.
Elle fit ce qu’il demandait ; et Sanplan alla querir le terrible marquis.
Peu d’instants après, la marquise et Gaspard voyaient arriver vers eux cet empanaché marquis, homme de haute mine, suivi de son valet porteur du sac d’écus.
Deux bandits, bien armés, encadraient le prisonnier ; car, en dépit de ses protestations, le marquis était, de fait, le prisonnier des Gaspards.
Dès qu’il fut assez près, la marquise s’écria :
— Que j’ai de joie à vous revoir, monsieur !
Et se tournant vers Gaspard : « Le marquis de la Gaillarde, mon mari. »
Gaspard s’inclina.
— Comment vous a-t-on traitée ici, madame ? proféra le marquis, inquisiteur.
— Avec tous les égards dus à mon rang et au vôtre, monsieur, dit-elle. Et,… sauf l’inconvénient de voir arrêter mon carrosse,… je n’ai rien à regretter.
En prononçant ces mots, elle se tourna de nouveau vers Gaspard qui s’inclina, reconnaissant.
Elle ajouta :
— Je suis d’ailleurs, ici, depuis peu d’instants…
— Je l’espère bien, madame, car j’ai fait la plus extrême diligence.
Le grand seigneur, hautain et dédaigneux, semblait, jusqu’à ce moment, ne faire aucune attention à la présence des bandits ni à celle de Gaspard. Il dit à sa femme :
— A peine m’aviez-vous quitté, madame, qu’un visiteur — bienvenu, ma foi ! — m’apprenait que le fameux Gaspard de Besse se trouverait sans doute en travers de votre chemin, ayant établi son campement dans le parc de Vaulabelle. Je montai à cheval aussitôt, pensant vous rejoindre avant que vous fussiez la victime des coquins.
Gaspard eut un léger mouvement d’impatience :
— Eh, là ! monsieur, fit-il.
Et le marquis, avec une parfaite impertinence :
— Je sais, je sais, monsieur, vous êtes leur chef. Bonjour. Je n’ai pas à me féliciter des façons de vos gens, monsieur. Comment ! je les cherche, je vous cherche, apportant à tout hasard une honnête rançon pour délivrer la marquise… je viens vous trouver chez vous ; et, à la grille de ce parc, pendant que mon valet l’ouvre, non sans peine, vos brigands, avec des cris inutiles, un peu ridicules, m’entourent et prétendent m’avoir pris !… Ne trichons pas, monsieur. Je vous somme, avant toutes choses, de me déclarer libre, comme je le suis en effet. Je ne suis pas un homme à qui l’on peut apprendre comment il se doit conduire. A la cour comme à la guerre ; j’ai parfois donné des leçons, monsieur ; je n’en ai jamais reçu. Et, pour tout dire, on ne saurait m’apprendre la politesse, à moi, monsieur, vu, monsieur, qu’à vingt ans, colonel, j’étais à Fontenoy.
A ce mot, le marquis assura sur sa tête un chapeau glorieux, mais démodé.
— Morbleu ! acheva le vieux marquis, j’avais entendu vanter la courtoisie d’un bandit chevaleresque, nommé Gaspard de Besse ; et j’avoue que j’y avais cru. Aurait-il volé aussi cette gloire ?
— Je ne crois pas, monsieur, dit Gaspard avec un sourire ; et vous l’allez bien voir.
Le héros de Fontenoy avait fait avancer son valet ; et, désignant, du bout de son doigt méprisant, le sac d’écus :
— Prenez d’abord ceci !
Gaspard, souriant, regarda la dame, puis son époux ; et, avec une grâce digne de ses interlocuteurs titrés :
— Fi ! monsieur, fi !… C’est pour rien.
Il était impossible au marquis de deviner ce qu’ainsi Gaspard entendait lui octroyer gratis. Il comprit seulement que son adversaire s’excusait en apprenant qu’il avait devant lui un héros de France.
Gaspard attirait une branche du rosier le plus proche ; il cueillit une rose ; et, l’offrant à la marquise :
— Tant de grâce et de beauté demeurent sans prix, madame. Daignez seulement m’accorder la faveur d’accepter cette fleur, en même temps que votre entière liberté. Votre carrosse n’est certainement pas dételé encore ; et l’époux qui chevauchera à la portière est digne de vos plus beaux regards, puisqu’il est un des héros d’une si illustre bataille.
Le marquis piaffait un peu :
— C’est bon, c’est bon, monsieur, abrégeons. Trêve de compliments.
Gaspard, avec un sourire, porta la main sur son épée :
— Et maintenant, monsieur, dit-il avec simplicité, s’il vous plaît d’en découdre, je suis tout à vous, et de tout cœur.
Pour le coup, le visage du marquis, jusque-là crispé par une sorte de rage contenue, se détendit, dans une sorte d’étonnement approbatif ; et, sur le ton dont il eût félicité un de ses officiers, digne à la fois de ses éloges et de son blâme :
— Non, monsieur, non ; je suis vif, il est vrai, vif en diable !… Vous êtes — c’est regrettable — un bandit, mais quoi ! vous êtes de bon ton ; il y a quelque hauteur dans votre courtoisie, et j’aime cela, moi ! Je m’y connais… Vous ne me déplaisez qu’à demi. Serviteur.
Il tourna le dos à Gaspard ; et, d’un geste, montrant devant lui le chemin à la marquise :
— Nous sommes libres, madame.
On eût dit qu’il lui accordait et s’accordait à lui-même la liberté.
Pour sa femme, qui passait devant, il se découvrit ; il la salua très bas et la suivit…
Sanplan était resté près de Gaspard ; et, le regardant d’un air interrogatif :
— Un fou ?
— Non, un Français. Vieille roche. Spirituel et brave.
— Mais d’un orgueil ! se récria Sanplan.
— Justifié, dit Gaspard.
— Et tu l’as ?…
— Oui ; mais, vrai, je m’en fais reproche.
— Bah ! dit Sanplan, guerre à la noblesse ! Sois assuré qu’à ta place, à ton âge, il t’en eût fait autant.
— C’est ma seule excuse, conclut Gaspard, avec gravité.