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Le fameux chevalier Gaspard de Besse : $b ses dernières aventures

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CHAPITRE IX

Où l’on verra Mlle Clairon, de la Comédie-Française, honorée comme une sainte ; et comment, à la suite d’une conversation à la fois populaire et hautement métaphysique, Gaspard annonça, sur la foi d’un livre qu’il venait de lire, la fin des guerres, à jamais assurée par l’entente des peuples, au nom du sens commun.

Dom Pablo dut aller reprendre son âne à la Roquebrussane où, pestant et sacrant, il se rendait à cheval sur la « toiture » que l’on sait. Il pestait surtout contre la nécessité d’abandonner, le lendemain même de son arrivée à Vaulabelle, le parc si agréable, et le château, à demi-ruiné, mais où les cuisines, restées en bon état, lui promettaient des joies paradisiaques, quoique purement humaines.


L’âne accueillit son maître avec un long braiement de satisfaction, car Pablo avait pour lui toutes sortes de gâteries, d’égards et de caresses ; il le flattait souvent de la main, et le comblait de poétiques éloges en même temps que d’herbe fraîche et d’avoine.

Ayant rendu le cheval-toiture à ses maîtres de la Roquebrussane, le moine, sur son âne, reprit le chemin du paradis terrestre, c’est-à-dire de Vaulabelle, non sans avoir garni les « ensarris » de bonnes choses comestibles, dues à la pieuse sympathie des Roquebrussanois ou des Roquebrussanais.

Et, chemin faisant, Pablo disait : « Je regrette, ô mon âne, que tu n’aies point assisté à l’assemblée tenue, il y a cinq jours, par notre chef, sous la voûte de notre merveilleuse grotte, qui est pleine de bons vins ; et où, d’ailleurs, tu n’aurais pu accéder, malgré l’adresse et la fermeté de tes mignons sabots… Si tu avais été là, nous pourrions aujourd’hui rire ensemble au souvenir de l’impertinence de Tornade et de sa chevauchée comique, et de sa tragique fin ! Il dort à présent au fond du Destéou, bien couché dans le lit à sec du torrent : mais, aux premières pluies, l’eau roulera sur lui, avec un joli bruit de gargoulette qui se vide ou mieux de tonneau débondé… Ah ! l’imbécile ! figure-toi ! il voulait réformer à sa façon notre société et le monde ! Et d’abord, il prétendait créer un sérail pour le peuple, autant dire un haras populaire ! Que dis-tu de cela ? Et pareille idée aurait-elle jamais pénétré dans ton crâne, heureusement épais ? O cher bourricot, toi pour qui une fleur de chardon, avec les épines de sa tige, est un mets suffisant, tu allies à la sobriété la chasteté, qui est la sobriété des amoureux. Tu es une créature bénie. Sans doute, quand passe, près de nous, par les sentiers de colline, une jolie ânesse, tu te sens frémir d’un naturel désir, et tu lances vers le ciel un aimable braiement qui retentit dans les échos charmés, mais ton chant reste un platonique hommage à la beauté, un hymne à la fécondité de la terre…; tu braies et tu passes… La jolie, la désirable ânesse est déjà loin ; et tu l’oublies jusqu’à ce qu’une autre réveille en toi le vain souvenir de toutes celles qui furent tour à tour l’objet de tes rêves fugitifs. Jamais je ne te vis te rapprocher d’aucune pour la réalisation du vœu charnel ! Tu as bien d’autres choses à faire ! Tu es tout à tes humbles devoirs, dont la pensée absorbe tes facultés ; tu ne demandes à la vie qu’un peu de grain et beaucoup de paille, le chardon pour dessert. Tu es un sage virginal, et tu m’as l’air de ne point ignorer que l’amour est haïssable, car la passion amoureuse détourne de leur salut les créatures. Et si tu n’étais pas hongre et tu ne l’es que trop, c’est-à-dire contraint à tant de sagesse, je te proclamerais le roi des ânes continents !… Allons, i ! puisque tu comprends le latin, i, mon âne ! et retournons vers cet éden de Vaulabelle où nous aurons nos aises, moi dans une vraie cuisine, toi dans une véritable écurie. »

Avec des propos semblables, Pablo charmait la longueur du chemin et réjouissait son âne qui aimait le son de sa voix.


Dans le parc de Vaulabelle, Gaspard avait découvert, presque enfouies sous les feuillages, quatre statues dont le socle était comme enseveli sous des lierres, et qui, toutes quatre, représentaient, en diverses attitudes, Mlle Clairon. Gaspard qui, à Besse, sous les yeux du curé, avait joué Joas et Assuérus, dans Athalie et dans Esther, n’ignorait pas que Mlle Clairon, tragédienne, avait triomphé, à la Comédie-Française, dans la Phèdre de M. Jean Racine. Les socles des quatre statues portaient cette inscription : Mlle Clairon, de la Comédie-Française ; et, sur chacun des piédestaux, on lisait, suivi d’une date, le titre de l’une des pièces où la tragédienne avait excellé : Phèdre, Sémiramis, Zulime, Iphigénie en Tauride.

Gaspard se rappela que les Chartreux de Montrieux, le jour où il avait reçu leur hospitalité, lui avaient exprimé le désir de voir un jour, à la Sainte-Baume, la statue de Sainte Madeleine orner la grotte légendaire. Une des statues lui parut propre à cet office. Cette statue représentait Mlle Clairon, à demi couchée, dans une attitude qui était celle de Phèdre languissante d’amour :

Que ces vains ornements, que ces voiles me pèsent !
… Oh ! que ne suis-je assise à l’ombre des forêts !

Après tout, Phèdre n’était-elle pas une pécheresse ?… Or, un roulier, porteur d’une assez forte somme, ayant été arrêté par les bandits, Gaspard lui dit : « Nous allons faire un marché. Je te laisse ton magot, mais, en échange, tu porteras, de ma part, cette statue aux moines de la Sainte-Baume. » Le roulier accepta gaîment ; et, sous le contrôle de Pablo, qui suivit son âne, attelé en flèche, il transporta la statue de marbre au sommet du Saint-Pilon, à quelques pas de la chapelle. Et dom Pablo rapporta à Gaspard la bénédiction des pères.

Et lorsque, assis bien confortablement sur sa bête, il eut quitté le couvent, il disait à maître Roussi : « Ainsi vont les choses humaines ; et voilà que, d’une comédienne, dont la vie n’a pas été celle d’une nonne, nous avons fait, avec ton aide, une sainte ; et, à ses pieds, désormais, on déposera des missives comme celles que j’ai vues amoncelées à terre, dans cette grotte du Saint-Pilon, et ces lettres cachetées portent cette adresse : « A Sainte-Madeleine, pour remettre à notre Seigneur Jésus, au ciel. » Espérons que Mlle Clairon sera un commissionnaire fidèle. Elle avait, dit-on, de l’esprit ; elle comprendra et remettra l’épistole sans la lire ; voilà Gaspard béni et moi avec lui, et toi, mon âne, avec moi ! Au train dont je vois aller les choses d’ici-bas, qui sait si, en souvenir de ma chevauchée d’aujourd’hui, sur ma bête évangélique, dom Pablo — oui, qui sait ? — n’aura pas, un jour, en quelque endroit de Provence, ou dans la grotte d’Evenos, par exemple, sa statue équestre ou asinestre ? i donc ! que Gaspard nous attend. Dans la nature, au fond, tout est supernaturel ! » Après cette réflexion, plus profonde qu’elle ne paraît, dom Pablo n’ajouta rien.

Le lendemain au soir, il faisait son rapport à Gaspard, en présence de Sanplan, de Bernard et de Jean Lecor ; et cela se passait dans la gloriette du parc où se voyaient encore quelques chaises et un large divan oriental, restes oubliés d’un riche ameublement. Une lanterne éclairait Gaspard et son état-major. Pablo disait :

— En échange de la statue[5], je vous apporte la bénédiction des révérends pères. Cette bénédiction me paraît d’autant mieux convenante que le parc où nous campons est déjà lui-même, par excellence, ce qu’on peut appeler un endroit béni. On y trouve toutes sortes de commodités et d’agréments. Les ruines y sont accueillantes. Les traces d’incendie y sont roses et bleues. C’est un endroit féerique, un parc enchanté. Quant à la bénédiction des bons pères, qu’on pourrait trouver superflue, prenez-la comme une politesse, et sachez que votre statue a déjà fait un miracle.

[5] La statue de Mlle Clairon est, en effet, dans la grotte du Saint-Pilon, sans qu’on ait bien su, jusqu’à ce jour, comment elle y est venue.

— Et quel miracle ? dit Sanplan.

— Celui d’arriver au sommet du Saint-Pilon par des chemins impraticables !… Seulement d’avoir vu une vingtaine de paysans porter, sur une civière improvisée, ce marbre si lourd jusqu’au sommet de la montagne par des sentiers étroits et raboteux, au risque de se le laisser choir sur les orteils ou sur les reins, rien que de les avoir vus gravir la montagne en geignant et suant, je suais moi-même, et je redoutais un rhume mortel !… Nous arrivâmes enfin dans la grotte, au-dessus de l’antique et merveilleuse forêt qui, de là, ne montrant que ses cimes moutonnantes, semble un vaste champ d’herbe fraîche. J’ai revu avec satisfaction ce site magnifique ; là, j’ai vécu autrefois d’aumônes, pour mes péchés. Les moines m’ont reconnu et fêté, ignorant ma nouvelle profession… Et je me réjouis à l’idée que Mlle Clairon fera désormais des miracles, car elle ne saurait y manquer.

— Vous ne croyez donc pas aux miracles, pour en parler avec tant de légèreté ? demanda Lecor.

— Comment ne croirais-je pas aux miracles, puisque j’en ai fait un moi-même, et non des moindres ?

— Contez-nous donc votre miracle, frère Pablo, dit Sanplan. Je vous jure que j’y croirai ; un miracle de votre façon est bien le seul auquel je veuille croire, et quelque chose de deux fois prodigieux.

— Vous riez ? Pourquoi ? dit Jean Lecor gravement ; l’ordre habituel de la nature (et j’en vois la preuve dans les tremblements de terre) peut fort bien être dérangé par Celui qui en est le maître.

— Celui-là, dit Gaspard, n’a besoin de rien déranger, après coup, de tout ce qu’il a mis en ordre, puisqu’il sait d’avance quels seront les effets de l’ordre établi par lui.

— Mais, dit Bernard, il dérange l’ordre, puisqu’il laisse les méchants gouverner le monde.

— Et puisque, ajouta Sanplan, il laisse les parlements condamner aux galères les pauvres colporteurs.

— Je conclus, dit Gaspard, qu’il est selon le dessein de la Providence que les hommes cherchent à installer eux-mêmes la justice sur la terre.

— C’est là, affirma Sanplan, un mérite qu’elle veut leur laisser et auquel elle reconnaîtra les siens.

— Ainsi soit-il, murmura Pablo.

— Tout en croyant plaisanter, fit Gaspard gravement, tu pourrais bien, ô Sanplan, avoir dit la vérité.

— Dieu, conclut Pablo, fait bien tout ce qu’il fait. Et notre entendement n’est pas de taille à le contenir. Mon ami Garo découvrit un jour la raison pourquoi les chênes ne portent pas de citrouilles. Il fit cette importante découverte en dormant, réveillé qu’il fut par un gland qui lui tomba sur le nez et le lui eût aplati, si les glands eussent été citrouilles.

Sanplan proféra :

— M. de Voltaire a écrit que, lorsque, de deux individus causant ensemble, l’un ne comprend pas l’autre, c’est que cet autre fait de la métaphysique, c’est-à-dire s’occupe de choses qui ne peuvent être vérifiées par nos sens ; et il ajoute que si, des deux interlocuteurs, aucun ne comprend l’autre, c’est alors que tous deux font de la haute métaphysique.

— C’est justement ce que l’autre jour je disais à mon âne, qui resta muet, confirma Pablo.

— Il y a pourtant, reprit Sanplan, des choses qui tombent sous mes sens et que néanmoins je ne peux m’expliquer.

— Et quoi donc, par exemple ?

— Mais… tout ; simplement tout, dit Sanplan. T’expliques-tu qu’une femme fasse un enfant ?

— Je n’y ai jamais beaucoup réfléchi, avoua Gaspard. Mais je puis affirmer que cela paraît réel, certain, indiscutablement vrai, prouvé, historiquement établi, chaque jour, par des faits bien connus et dûment enregistrés.

Sanplan reprit :

— Qu’une femme fasse un enfant, cela sans doute est surprenant, mais elle y met du temps ; et il me paraît bien plus miraculeux que l’homme n’y ait jamais employé qu’une petite minute !

— Donc l’homme est bien plus étonnant que la femme, dit Jean Lecor qui riait copieusement.

— Qu’est-ce qui vous fait rire ?

— C’est, dit le poète, de vous voir oublier si aimablement que nous sommes une modeste réunion de bandits ! et c’est de nous voir érigés en cour d’amour, dans une gloriette qui fut, si je ne me trompe, dédiée à la déesse Vénus. Regardez le papier (un peu décollé par endroits) qui orne les murs. On y voit, répété cent fois, — ici, l’image de l’Amour qui, dans une barque, a pris comme passager le Temps en personne, armé de sa faulx, avec cette devise : L’amour fait passer le temps…

— C’est, ma foi, vrai ! et le jeu de mots m’en plaît fort, fit Sanplan.

— Et là, poursuivit Lecor, les rôles sont renversés. Le passager, c’est l’Amour ; et le Temps conduit la barque. Devise : Le temps fait passer l’amour.

— Le jeu de mots, cette fois, déclara Sanplan, me déplaît, parce qu’il est trop juste, et que, vu mon âge, je commence à en concevoir toute la rigueur !… Mais nous ne sommes pas ici pour parler d’amour. Que disions-nous donc ?

— Tu philosophais à tort et à travers, dit Gaspard.

— Pablo, dit Sanplan, félicitait Dieu de n’avoir pas fait pousser les citrouilles sur les arbres, et cela dans le dessein, tout à fait providentiel, d’épargner au nez de son ami Garo un aplatissement fâcheux ; mais, dans le pays des cocotiers, que dirait le même Pablo, en voyant que des noix, grosses comme des melons, sont suspendues aux rameaux des cocotiers ?

— Tu devrais, Sanplan, écrire le recueil de tes pensées.

— J’y ai quelquefois songé, mais je me suis résisté.

— Et pourquoi donc ?

— Parce que se faire auteur, c’est donner au premier imbécile venu le droit de déclarer hautement que vous êtes plus bête que lui. Je suis trop fier pour exercer un métier si humiliant.

— Hélas, dit Lecor, c’est à pareilles humiliations qu’on est quotidiennement exposé dans mon métier d’acteur. Je m’en console en pensant que Dieu lui-même doit subir la critique des sots, et qu’il n’est point d’action humaine, fût-ce la plus pure, qui n’y soit soumise ; et pourtant, la crainte de la critique est peut-être le commencement de la sagesse et de la conscience. En tous cas, la critique tend à nous ramener à la modestie. Votre Voltaire, Monsieur Sanplan, n’a-t-il pas exercé ce métier, si humiliant, d’auteur dramatique ?

— Sans doute, dit Sanplan, mais il le put faire avec fierté, parce qu’il fut en même temps critique lui-même. Et quel critique ! Rien n’échappait à ses traits ; il était capable, celui-là, de se défendre unguibus et rostro !… Quant au recueil de mes pensées dont, je le crains, notre capitaine ne me parle que par aimable moquerie, je crois qu’un libraire habile en pourrait retirer grand profit, surtout s’il s’occupait de bien faire savoir que l’auteur est un échappé de bagne ; ou s’il s’avisait, tout simplement, de publier mon ouvrage sous forme d’almanach, attendu que les almanachs se vendront toujours. Ce sont les meilleurs des livres, parce qu’ils renseignent brièvement les honnêtes gens, et les autres, sur les saisons, sur la lune et le soleil, sur les foires et les travaux des champs. Or, il est plus sage de cultiver son jardin que de se battre contre un mahométan, parce qu’on est chrétien ; ou contre un chrétien, parce qu’on est mahométan… Il est amusant de songer que ce qui divise les hommes, c’est leurs opinions sur des choses qu’on ne peut pas prouver ; et voilà bien leur folie.

— Vous parlez d’or, ami Sanplan, dit Pablo. Les guerres les plus affreuses ont été faites au nom des plus belles religions, des plus douces, des religions de paix. Et cela démontre que les instincts sauvages, de meurtre et de guerre, seront toujours plus forts que l’esprit d’amour.

— Vous concluez un peu vite, ami Pablo, intervint gravement Gaspard… J’admire, mes amis, en vous écoutant parler folie et sagesse, que précisément j’aie lu, dans le château où je m’étais réfugié naguère, un petit ouvrage intitulé : La loi du sens commun[6].

[6] On chercherait en vain une édition de cet opuscule portant la date de 1780. Jean d’Auriol ne recule pas devant les anachronismes. Si ce petit livre a existé en 1780, il ne paraît pas qu’il ait été conservé dans les bibliothèques. Quoi qu’il en soit, le texte cité par Gaspard se retrouve dans Les Ruines de Volney, publiées avant son voyage en Amérique, après la guerre de l’Indépendance.

— Et de qui cet ouvrage que je n’ai jamais eu dans ma balle ? demanda Sanplan, l’ancien colporteur.

— Il aurait dû s’y trouver, répondit Gaspard. Il est d’un certain comte de Volney qui avait vingt ans en 1777, et qui, à cet âge-là, avait déjà appris les langues anciennes, les sciences naturelles et étudié l’industrie. Il a voyagé en Amérique et soutenu la cause de ce peuple qui a conquis sa liberté, un peu grâce à l’appui de M. de La Fayette. Ce Volney a donc publié La loi du sens commun. Or, les raisonnements qu’on y trouve aboutissent à la prédiction d’un avenir de sens commun et de justice qui est tout à fait selon nos désirs. J’ai copié de ce livre quelques passages, comme j’ai coutume quand un ouvrage me plaît… Écoutez-moi ça…

Il tira de sa poche un carnet qu’il feuilleta, y cherchant la citation annoncée…

— Je commence à croire, ricana Sanplan, que, dans ton château de Lizerolles, pour le moins aussi enchanté que notre parc de Vaulabelle, tu n’as pas perdu ton temps. Et la bibliothèque que tu m’as décrite était, à ce que je vois, une fontaine de Jouvence ;… mais voyons ton grimoire.

— D’abord, dit Gaspard, ce Volney, ami du bon sens, déclare que les guerres, quand elles sont entreprises par des conquérants, sont des actes de brigandage, et qu’un conquérant est un voleur, au même titre, mais plus coupable des milliers de fois, que le pauvre diable qui coupe une bourse.

— C’est ce que j’ai toujours pensé, déclara Sanplan. Il n’y a d’honnête que de se défendre contre l’injustice.

— Ce Volney, poursuivit Gaspard, annonce que les peuples, enfin éclairés, en arriveront sûrement, un jour, à refuser l’obéissance aux princes de rapine et de meurtre, car rien n’est plus sot, de la part des peuples, que de consentir à faire leur propre malheur. On accuse Dieu des souffrances du monde ? Accusons-nous plutôt nous-mêmes de nos malheurs ! « Un peuple, dit Volney, s’affranchira bientôt. » Ce Volney voulait-il, lorsqu’il publia son petit livre, parler de la France ? Je ne sais.

— Et alors ?

— Je lis, continua Gaspard : « Il existera sur la terre de grands individus… »

— De grands hommes, veut-il dire ?

— Mais non.

— Comment ? Qu’est-ce, en ce cas, ces grands individus ?

— Il appelle ainsi des nations unies au point de former comme un seul corps : « Il existera, dit-il, des corps de nations éclairées et libres… Il arrivera à l’espèce ce qui arrive à ses éléments ; la communication des lumières d’une portion s’étendra de proche en proche et gagnera le tout. Par la loi d’imitation, l’exemple d’un premier peuple sera suivi par les autres ; ils adopteront son esprit, ses lois. Les despotes même, voyant qu’ils ne peuvent plus maintenir leur pouvoir, sans la justice et la bienfaisance, adouciront leur régime par besoin, par rivalité ; et la civilisation deviendra générale. Et il s’établira, de peuple à peuple, un équilibre de forces qui, les contenant tous dans le respect de leurs droits réciproques, fera cesser leurs barbares usages de guerre, et soumettre à des voies civiles le jugement de leurs contestations ; et l’espèce entière deviendra une grande société… jouissant de toute la félicité… dont la nature humaine est capable. »

— Hum ! dit Sanplan, nous ne verrons pas ça demain !

Gaspard reprit sa lecture :

— « Ce grand travail sans doute sera long, parce qu’il faut qu’un même mouvement se propage dans un corps immense… qu’un peuple puissant et juste paraisse… La terre attend un peuple législateur ; elle le désire, elle l’appelle… et mon cœur l’entend !… Encore un jour, une réflexion, — et un mouvement immense va naître ; un siècle nouveau va s’ouvrir ! siècle d’étonnement pour le vulgaire, de surprise et d’effroi pour les tyrans, d’affranchissement pour un grand peuple, et d’espérance pour toute la terre !… »

— Diable ! mais, si je comprends bien, dans ce siècle-là, dit Pablo le sceptique, il n’y aura plus de bandits ?

— Rassurez-vous ! Il y en aura toujours, dit Gaspard, mais ceux-là seront, dans un temps pareil, sans excuse, et aussitôt mis hors d’état de nuire ; il en existera ; et il y aura encore des essais de guerres, mais qui, aussitôt que tentées par une nation retardataire, barbare, rebelle à la vraie justice, seront étouffées par les peuples alliés.


Il se fit un grand silence, entre ces pauvres brigands, traversés d’un grand rêve…


Gaspard, le premier, rompit ce silence.

— C’est peu croyable, mais c’est beau, dit-il… L’enthousiasme de ce savant homme vient, pour un moment de passer en nous, mes amis. Nous avons compris avec son intelligence et senti avec son cœur.

— Et qu’on vienne à présent me dire, fit Sanplan, que le peuple n’entend rien aux belles pensées !

— Je ne peux m’empêcher, en effet, reprit Gaspard, de trouver bien sots les princes de la terre, les puissants du monde, qui s’imaginent que le peuple ne pense pas, parce qu’il est muet. Le peuple a l’air de ne point penser, parce qu’il ne sait pas s’exprimer avec des mots savants, des mots de livres, mais sa pensée s’agite dans son cœur ; — et quand il la reconnaît dans la parole des grands hommes, il comprend qu’elle est juste et il sent se délier sa langue… Or çà, je vois que l’ami Pablo donne des signes d’impatience. N’oublions pas qu’il a un miracle à nous conter et qu’il brûle de faire briller son éloquence à nos yeux.

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