← Retour

Le fameux chevalier Gaspard de Besse : $b ses dernières aventures

16px
100%

CHAPITRE XXVI

Gaspard, en prononçant son réquisitoire contre le Parlement, n’échappe pas à ce défaut, chéri des orateurs, qui consiste à être prolixe, tandis que Sanplan, au contraire, motive l’arrêt com-pen-di-eu-se-ment.

Quelque chose de plus haut que la raillerie annoncée par Gaspard, commençait d’apparaître derrière la galégeade.

— Moi, maintenant, dit Gaspard, j’élèverai le débat, messieurs… C’est votre juridiction, vos lois, vos procédures et vos procédés, qui sont mauvais et qu’on peut dire scélérats. Le peuple en a assez. Il demande d’abord l’abolition de la torture préalable et des tortures pénales… Qu’en pensez-vous, vous, monsieur Marin ?

— Je pense, répliqua paisiblement M. Marin, de la façon que pensait notre grand aïeul Montaigne, à savoir que nulle justice humaine ne saurait être parfaite. D’un pied ou de l’autre, dame justice boitera toujours.

— J’entends, reprit Gaspard. Il y a parmi vous des hommes dont l’équité ne saurait être mise en doute, et cependant les meilleurs d’entre eux ne croient pas que la justice vraie soit réalisable… Faites-la donc, et vous y croirez ! mais, messieurs, je vous ai assemblés pour vous faire entendre que nous ne nous sommes pas dressés seulement, en braves gens irrités, contre le crime particulier qui vous est reproché, celui d’avoir accordé l’impunité aux assassins de Teisseire, c’est-à-dire à vos fils et neveux.

« Nous ne sommes pas seulement des parties mécontentes d’un arrêt. Nous sommes des insurgents qui ont assez de votre institution, parce qu’elle s’est prostituée à la politique et parce que vos privilèges sont votre seul souci. Nous faisons le procès aux Parlements de France. A toutes les époques, vous fûtes les lâches exécuteurs de quelque grande injustice sciemment commise. Vous avez spolié et brûlé les Templiers. Vous avez été les alliés des inquisiteurs féroces. Vous deviez être la protection du peuple ; vous êtes devenus son péril, son fléau ! La question, l’ordinaire et l’extraordinaire, sont entre vos mains une force plus diabolique que la prétendue puissance des sorciers et des sorcières. Il se passe dans vos chambres de torture des horreurs telles que le démon en personne n’aurait pu en imaginer de pires ![16]

[16] Voici comment, à Aix, se donnait quelquefois la question.

On infligeait à l’accusé le supplice de l’estiro.

Le patient était élevé et suspendu aux solives du plafond, au moyen de cordelettes qui entouraient ses poignets et qui étaient destinées à se rompre bientôt sous son poids. Elles se rompaient en effet, vu leur fragilité calculée ; et le misérable retombait lourdement sur les dalles ; et on le hissait de nouveau pour le laisser de même retomber à plusieurs reprises. On finissait par lui attacher aux pieds de lourds pavés. Les cordelettes qui pendaient du plafond étaient alors remplacées par des cordes solides ; et de nouveau, au moyen de poulies, on élevait au plafond le patient, dont les poids terribles, attachés à ses pieds, étiraient le corps jusqu’à le disloquer. De là le nom provençal de ce supplice : l’estiro. Il fut appliqué à Gaufridy qui résista longtemps… Souvent l’innocent finissait par s’avouer criminel ; et quelquefois c’était afin d’y gagner seulement quelques instants de repos !…

Et il existe des gens pour nier que, malgré tout, les temps actuels soient meilleurs ! il est vrai qu’il y a encore des guerres… La guerre, cette horrible folie, passera comme d’autres.

A des murmures, Gaspard répondit : « Mes mains à moi sont pures de sang » ; et continua :

— N’est-ce pas vous, Parlement d’Aix, qui, malgré le cri de quelques hommes de raison, avez fait un martyr de ce pauvre niais de Gaufridy[17], accusé de sorcellerie par une fille malade, folle de son corps ? Et, plus tard, fut-il, oui ou non, membre d’un Parlement, cet horrible Laubardemont qui, s’étant chargé de martyriser Urbain Grandier[18], lui fit présenter à baiser un crucifix de fer rougi au feu, afin de prouver que cet innocent, étant repoussé par Dieu lui-même, méritait le bûcher ? N’est-ce pas ce même Laubardemont qui fit condamner à mort les plus purs représentants de la raison et de la justice, c’est-à-dire Cinq-Mars, coupable surtout d’avoir percé à jour la scélératesse des juges, et de Thou, coupable d’être son ami ? Eh oui, messieurs, ce Laubardemont est un de vos illustres ancêtres ! c’est un de vos procureurs généraux ! et il est digne de ce titre, puisque, sachant innocent son accusé, il employa tous les moyens propres à lui donner l’apparence d’un monstre vendu au démon, tandis que le monstre vendu au démon, c’était au contraire lui, le juge ! Ce renversement voulu des situations est véritablement infernal. Croire aux sorciers serait, à la rigueur, excusable de votre part ; ce ne serait que sottise ; mais inventer, fabriquer de faux sorciers, afin de les brûler cérémonieusement, triomphalement, — dites vous-même, en votre âme et conscience, si ce n’est point là le plus abominable, le plus inexpiable des forfaits ? Et pourquoi cela fut-il accompli ? Pour cette raison, n’est-ce pas, qu’il faut terroriser pour régner.

[17] Un grand procès de sorcellerie au XVIIe siècle. L’abbé Gaufridy et Madeleine de Demandolx (d’après des documents inédits), par Jean Lorédan, Perrin édit. Gaufridy fut brûlé en 1611.

[18] Urbain Grandier fut brûlé vif à Loudun, en 1634.

M. des Saquettes s’écria :

— Nous serions responsables d’un si lointain passé ! Est-ce là votre justice ?

— Je dis, messieurs, qu’éclairés par le procès d’un Urbain Grandier, vos Parlements auraient dû comprendre, depuis plus d’un siècle, que les démons, les Belzébut, Astaroth et leurs confrères, habitent les juges et non les sorciers ! Je dis encore qu’un autre Parlement, celui de Rouen, a commis un acte démoniaque, dans l’affaire de Louviers, quand il a ordonné que l’abbé Boullé fût brûlé, — étant lié au cadavre d’un autre prêtre ! Je dis que vous êtes à la fois des tortionnaires dignes de la hart ! et des sots, dignes de la risée publique !

La parole de Gaspard tombait maintenant dans un silence d’anxiété. L’étrangeté de leur situation n’occupait plus l’esprit des parlementaires. Le décor dans lequel se passait cette scène était oublié. Il n’y avait plus de paradoxale comédie, mais seulement une poignante réalité morale. De plus, habitués, par profession, à entendre d’habiles discours, les juges se prenaient à trouver habile leur accusateur… Gaspard se rendit compte de ce qui se passait dans leur esprit ; et, s’étant interrompu durant quelques minutes, il reprit :

— Messieurs du Parlement, vous vous étonnez de m’entendre parler raisonnablement ? Vous pensiez être les prisonniers d’un voleur ; et vous vous trouvez en présence d’un magistrat, de cœur et de bon sens populaires, et qui prétend vous juger sans haine ! Vous vous supposiez en présence d’un ignorant, et vous comparaissez devant un homme qui a beaucoup lu, beaucoup réfléchi, et qui a une excellente, une terrible mémoire… Je me souviens par exemple de cette parole de d’Aguesseau : « Le magistrat qui n’est pas un héros n’est pas même homme de bien ».

Un murmure se fit, d’inquiétude à la fois et d’étonnement.

— Je dis, messieurs du Parlement, que, à la rigueur, peut-être auriez-vous été excusables de croire aux maléfices des sorciers. Cette sottise, vu l’étroitesse de votre esprit, vous était permise ; mais ce qui, du moins, ne vous était et n’est point permis à vous juristes, à vous savants, à vous philosophes, c’est de croire à l’efficacité du hideux et stupide moyen d’instruction juridique appelé la torture.

Lecor se leva :

— Je me permettrai de faire remarquer aux accusés que mon illustre confrère, M. de Molière, a montré et démontré qu’on fait aisément, avec des coups de bâton, d’un Sganarelle ignorant un médecin remarquable. C’est ainsi que, par la torture, on amène un innocent à se proclamer coupable.

Lecor se rassit ; et Gaspard reprit :

— Oui ! et il n’est pas admissible qu’en toute occasion vous ayez pu croire à la sincérité d’aveux arrachés par la cruauté obstinée de vos bourreaux ! il n’est pas admissible que vous n’ayez pas compris que, pour avoir un instant de paix avant le repos dans la mort, vos martyrs mentaient souvent contre eux-mêmes, et que leur mensonge était votre œuvre ! Voilà ce qui ne peut vous être pardonné, car il est des sottises, des incapacités, des aveuglements, qui, par leurs conséquences, équivalent à des crimes ! Quand on est au-dessous de sa mission, on n’a pas le droit d’en garder l’honneur et les privilèges… Oh ! je sais qu’en parlant ainsi, je m’expose à subir tôt ou tard, aggravée pour moi, cette torture que je dénonce comme le pire des crimes commis par vos lois ; et déjà vous vous demandez si les tourments me feront avouer que j’ai des complices, et crier leurs noms. Eh bien, messieurs, ces noms, je vous les dirai, sans qu’il soit besoin de m’appliquer la question préalable. Mes complices, ligués contre vos lois, je les avoue hautement : ils s’appellent Turgot, Voltaire, Beccaria… Ils se nomment encore Bon Sens et Raison ; et enfin, ils se nomment Jésus-Christ et Charité !… Je n’ai entrepris d’être un bandit, je ne me suis jeté hors la loi, que pour arriver à ce moment où nous voici, le moment de proclamer deux choses : votre incapacité par sottise et votre indignité par prévarication. Vous vous demandez encore avec insistance où je puise mes assurances ? Eh, messieurs, en des bibliothèques où, mieux que moi, vous étiez à même de vous instruire. Ouvrez, par exemple, le livre du docteur en théologie, Honoré Bouche ![19]… Vous y apprendrez qu’en sa jeunesse il avait vu, de ses yeux vu, brûler le pauvre Louis Gaufridy ; or, dans ce livre qui porte la date de 1664, il réprouve, il condamne l’affreuse condamnation ; cette condamnation est pour lui, dit-il, « imposture — illusion — aveuglement d’esprit ». Il y a donc, messieurs, cent vingt années que cet historien parlait comme je le fais ; et je n’ai eu qu’à ouvrir son livre pour être éclairé… Quand vous n’êtes pas des imposteurs, vous êtes des sots.

[19] Histoire de Provence, par Honoré Bouche, docteur en théologie, Aix, 1664.

On entendit un rire clair. Marin, riant, murmurait :

— Cela peut se soutenir.

— N’est-ce pas, monsieur Marin ?… Une assemblée telle que la vôtre, messieurs, aurait dû être un foyer de lumières ; vos arrêts devraient être des leçons d’équité et de sens commun, des enseignements pour les peuples, des leçons de sagesse, des assurances de sécurité ; des exemples de répression sans doute, mais aussi de bienveillance. Vous aviez pourtant reçu des conseils de l’un des vôtres, de ce Montaigne qui a écrit, tout en approuvant la peine de mort comme défense sociale : tout ce qui est au delà est cruauté ; tout ce qui impose une souffrance inutile est contraire à la vraie morale. La torture, depuis longtemps, aurait dû par vous être dénoncée comme un moyen scélérat autant qu’absurde. Bien au contraire, elle vous a toujours paru un procédé efficace par excellence, et respectable ; et cela seul vous marque comme indignes de parler au nom des lois humaines et divines. Vous dites : « Nous ne sommes pas responsables du passé. » Pourquoi non ? Je conviens toutefois que vos crimes d’aujourd’hui sont moins effroyables que ceux de jadis ; mais, quand elle vient d’un juge, la moindre offense à la justice égale son auteur au pire des criminels. Je dis que la justice même est alors frappée ; je dis que la justice se meurt de la moindre des offenses, quand l’offenseur est le juge, le faux docteur de la loi ! Continuez à parcourir avec moi vos annales, messieurs ; j’y trouve, après les pages de l’horreur, celles du ridicule. N’est-ce pas dans votre ville d’Aix (car elle est à vous, cette ville : vous y occupez toute la place !), n’est-ce pas à Aix, dans le temps du bon Henri IV, qu’un mécanicien, habile homme en son métier, vint montrer au peuple un automate qui jouait innocemment de la flûte ? Le peuple ignorant cria au sortilège et brisa la machine… Vos prédécesseurs se sont-ils élevés contre un acte si incroyable ? Non, ils flattèrent l’erreur populaire, et l’habile ouvrier fut sacrifié, dans la ville du Parlement ! Pouvons-nous croire que les Parlementaires ne surent pas distinguer une machine savante d’un engin de sorcellerie ? une poupée d’un envoyé de Satan ? Qu’ont-ils fait pour éclairer le peuple en cette occasion ? rien ; ils n’éclairaient le peuple qu’à la clarté des bûchers où ils faisaient brûler des hommes — et des livres ! et ils étaient des hommes de loi, eux, plus instruits que leurs dédaigneux confrères, les autres nobles… Je vous accuse, messieurs, d’entretenir dans les peuples des superstitions grotesques qui assurent provisoirement votre règne… Quand donc vous apercevrez-vous que vous le faites détester ? Et il y a plus comique que cette tragédie bouffonne de l’automate. Un jour de 1611, on lisait au Parlement d’Aix la procédure qui incriminait Gaufridy. On y assurait que le malheureux n’avait qu’à se frotter d’une huile magique pour être transporté au sabbat ; et qu’après le sabbat il rentrait chez lui par la cheminée. On en était là de la lecture, et les juges écoutaient gravement ces imbécillités, lorsqu’un bruit étrange se fit dans la cheminée de la salle. Tout à coup, apparaît, sous le manteau de cette cheminée, une grande figure noire, une ténébreuse forme humaine qui, secouant la tête, faisait voler, autour de soi, un puant nuage obscur. Messieurs du Parlement, effrayés, prirent la fuite… croyant avoir vu l’ange des ténèbres !… Et quand ils revinrent à eux, dûment informés, ils furent forcés de reconnaître que le diable était un ramoneur ! Après avoir ramoné une cheminée, celle de la Cour des Comptes, qui communiquait avec celle de la Tournelle, ce très pauvre diable s’était mépris et était descendu dans la Chambre du Parlement[20]… Riez, riez, messieurs, mais ceci vous condamne ! L’aventure de ce noir ramoneur eût été, pour des juges moins sots, un trait de lumière ! Ainsi, vous qui devriez être nos lumières mêmes, nos guides, vous êtes des aveugles ! Vous devriez être, tous, des exemples de probité, et beaucoup d’entre vous sont des hommes à vendre, vous n’achetez plus vos charges, mais vous vous laissez acheter vous-mêmes… Je n’en finirais pas, si je voulais rappeler tous vos titres à la potence. Y a-t-il bien longtemps ?… — non, ma foi, c’était en 1774, il y a dix ans ! — que Beaumarchais (un auteur comique aux pièces duquel vous riez volontiers), ayant à soutenir un procès contre un grand seigneur, offrit à la femme du conseiller Goëzman, une somme qu’elle lui devait rendre honnêtement, s’il n’obtenait pas gain de cause ? Il perdit son procès, mais le couple Goëzman prétendit pouvoir s’approprier une partie de la somme ; et, parce que le juge s’était vendu, le pauvre auteur fut blâmé solennellement, et ses mémoires condamnés au feu ! Seulement, Paris, la France, l’Europe, acclamèrent l’auteur comique et honnirent le Parlement.

[20] Histoire de Provence, par P. Papon, docteur en théologie, t. VI, p. 430-431.

— Instruisez-vous, messieurs, dit Marin, se tournant, gouailleur, vers ses confrères.

Cette apostrophe de Marin à ses collègues provoqua un tumulte. De hauts cris s’élevèrent parmi des murmures. Ce fut un brouhaha de révolte. Marin riait toujours :

— Monsieur Gaspard, dit-il, nous vous écouterons jusqu’au bout. La patience est une vertu de notre profession.

— Et si vos collègues l’oubliaient, répliqua Gaspard, nous sommes gens à la leur rappeler énergiquement.

Il désignait du doigt les bandits rangés derrière lui, escopette au poing.

Le silence se rétablit.

Le marquis des Saquettes, incapable de se contenir plus longtemps, cria :

— C’est assez ! assez de palinodies, de déclamations. C’est assez de phrases ! Je ne suis pas chargé, moi, Parlement, de discuter les lois établies, mais seulement de les appliquer.

— Soit, répliqua Gaspard ; mais vous vous gardez bien de les appliquer, quand vous les redoutez pour vos fils. Les cruautés de vos lois vieillies sont bonnes seulement pour nous, petites gens… Eh bien, nous voici enfin dressés contre vous, — en justiciers, pour venger l’assassinat de Teisseire, dont vous êtes responsables, car jamais vos fils et neveux, qui ont pendu ce malheureux, ne seraient allés, même étant ivres, au bout de leur criminelle folie, s’ils n’avaient pas eu en habitude de considérer la puissance des Parlements comme intangible et le Parlement comme au-dessus des lois qu’il a la charge de faire respecter ; et c’est pourquoi, aujourd’hui, les justiciers, c’est nous.

Des Saquettes se leva pour une cinglante réplique qu’il prononça comme un arrêt :

— Des justiciers, vous ?… Vous ne représentez que la haine et la vengeance. Vous êtes la lie du peuple, le rebut des fanges populaires.

— J’admire votre énergie et votre courage, monsieur ; mais votre cause est mauvaise — et nous vous le ferons bien voir… Suis-je le seul à vous condamner ? non ; et il me suffira de répéter, pour être compris de vous, le nom de Beccaria ; je l’ai lu, je le sais par cœur ; je sais qu’en appeler à votre justice, c’est vouloir son propre malheur… Un accusé honnête homme, atteint par un simple soupçon, est un homme perdu. A peine est-il amené dans ce qu’on a nommé l’antre de Thémis, que, poussé par vos mains, il disparaît dans une trappe. Ce piège a un nom ; il s’appelle le secret. L’homme y tombe, éperdu, sans secours d’aucune sorte ; dès lors, aucun intermédiaire, aucun témoin entre lui et vous. Vous le possédez. Vous êtes les maîtres de son honneur, de son innocence, de sa vie. Dans vos lois, tout est contre lui, rien pour lui. Dès qu’un homme est accusé (et l’accusation de la part d’un traître ou d’un fou est toujours possible), vous lui refusez tout, implacablement : témoins, conseils, estime ! Et vous ignorez encore s’il n’est pas la déplorable victime du fou, du traître — ou de l’erreur !… Pour vous, une simple apparence prend valeur de réalité ; un simple indice est une preuve ; le mensonge effronté vous apporte la triste certitude que vous désirez, car vous désirez que l’innocent soit coupable, ne fût-ce que pour établir que vous ne vous trompez jamais dans vos présomptions… L’esprit joyeux d’un libelle sans grande malice, mène son auteur…

— Au bagne ! acheva Sanplan.

— Il vous faut des coupables, car si vous n’en aviez plus, vous ne seriez plus couverts d’honneurs, de titres et de robes écarlates ! et c’est pourquoi il vous suffit d’avoir des accusés : vous vous chargez d’en faire des coupables. Un malheureux se trouve-t-il possesseur d’un objet volé, vous concluez qu’il est le voleur ; l’achat de bonne foi devient l’acte d’un recéleur ; a-t-on subi le vol ? on a fraudé soi-même ! L’amitié favorable à l’accusé, c’est l’évidente complicité. La grossesse qu’une pauvre fille a cachée, par pure et respectable honte, établira l’infanticide à vos yeux ; un accident est-il évident ? il y a eu meurtre quand même ; la colique est l’effet certain d’un poison : le suicide avéré vous fait découvrir un assassin… Et chaque jour, suppliciée par vos mains, l’innocence, sur les chevalets, les ongles arrachés, les pieds broyés, saignante par tous les membres, vomit sur vous son sang, parmi les faux aveux que lui arrache la torture ; et c’est de ce sang-là que vos robes sont rouges.

A ce mot, toutes les robes rouges, comme si elles allaient se ruer sur l’insulteur, se levèrent dans un élan de fureur et firent un pas en avant ; mais elles réfléchirent à l’inutilité et au danger de la révolte, et la vague rouge s’immobilisa.

La violence, l’emportement de l’orateur stupéfiaient les juges, bons connaisseurs en fait d’éloquence meurtrière.

Gaspard conclut :

— Et lorsqu’un condamné parvient, trop tard hélas ! à se prouver innocent, votre infâme honneur veut que vous étouffiez ses cris, pour soutenir votre prestige ! Eh bien, votre prestige tombe aujourd’hui. Moi révolté ; moi, bandit, je l’abats ici, en ce jour, en appelant l’heure d’une plus entière et plus éclatante justice !

L’assemblée était, depuis le commencement de cette scène extraordinaire, sous une impression double, tout à fait singulière. Se sentant parfois brimée, « gabée », elle inclinait à rire ; et aussitôt, sentant, sous la brimade, la grande menace réelle, elle éprouvait une angoisse. La scène était, en effet, souverainement bouffonne et tragique tout ensemble. Et c’est bien là ce qu’avait voulu Gaspard.

M. Marin, seul, échappait à ce va-et-vient d’impressions contraires. C’est qu’il comprenait merveilleusement son adversaire, ses intentions de guerre frondeuse, la mordante élégance de son ironie, aussi bien que sa magnanimité. Et, du reste, si tout devait aboutir à une conclusion tragique, Marin était homme à saluer de la main, avec une familiarité gouailleuse, la mort elle-même.

Quant à M. le procureur général, des Saquettes, celui-là prenait toujours tout au sérieux, sans nuances. Héroïquement solennel, incapable, en tout temps, de rire d’une gaminerie, d’un bon mot, il incarnait la noblesse de robe, suffisante et gourmée, au point qu’on ne pouvait imaginer sa haute figure dépouillée de son costume d’apparat. Marin lui avait dit parfois : « N’êtes-vous donc jamais en chemise, même la nuit ? » Jamais cet homme-là n’avait souri. Il était né pompeux et comme gonflé de la majesté parlementaire. Avec cela d’un courage cornélien, lequel, ignorant la crainte, n’avait jamais eu à la dominer. Ce Cornélien reprochait à Corneille de s’être compromis en collaborant un jour avec Molière. En résumé, beau caractère, tout d’une pièce, et qui se réclamait souvent de M. Mathieu Molé.

Lorsqu’un tel homme entendit Gaspard s’écrier : « Votre prestige tombe aujourd’hui », il tressaillit tout entier, comme un édifice ébranlé par un tremblement de terre.

Toutefois, il parvint à maîtriser son émotion. Il attendait l’événement qu’il avait préparé à l’insu de ses collègues, et qui pouvait les sauver… Pour le moment, il se contenta de dire :

— Nos personnes sont entre vos mains, mais nos traditions, monsieur, sont au-dessus de vos atteintes.

— La tradition des Parlements ? Osez-vous l’invoquer ? Oui, vous aviez à l’origine, messieurs, le beau privilège de présenter à nos rois des remontrances et des conseils. Ce droit, vos ambitions l’ont perdu ; vos complaisances ont vainement essayé de reconquérir vos privilèges ; et vous avez fini par être les ennemis des rois et les ennemis des peuples. Vous n’êtes qu’une justice vénale — dont la justice ne veut plus.

Gaspard, qui avait parlé tête nue, se couvrit et s’assit.

Sanplan se leva :

— Messieurs, nous étant constitués ici en Haute-Cour, pour vous juger, nous n’avons pas omis de nous faire assister par un Évangéliste. Je prie notre président Gaspard de lui donner la parole.

Gaspard acquiesça d’un geste.

Dom Pablo se leva, roide, dans sa robe de religieux :

— Nous devons, messieurs, établir fortement, à vos yeux, notre droit à nous constituer en juges de votre institution et de vos personnes. Ce droit, à la fois politique et religieux, vous ne le contesterez plus quand je vous aurai rappelé une vénérable proposition émise autrefois par la faculté théologique de Sorbonne. Cette proposition dit, comme vous pouvez vous en assurer en consultant les archives sorboniques ; je cite : « Il est permis au peuple de désobéir aux magistrats… et de les pendre[21]. »

[21] Citée par Alfred de Vigny, en ces termes : « La faculté théologique de la Sorbonne… sanctionna autrefois même les hauts-gourdiers et les sorgueurs… Il est permis au peuple de désobéir aux magistrats et de les pendre. » Cinq-Mars, Charpentier éditeur, 1842, p. 337.

Ayant dit, le moine se rassit avec gravité, salué par une immense clameur de haro.

Il s’inclina légèrement, comme un acteur applaudi en scène.

Alors Sanplan, se levant de nouveau :

— En conséquence, Messieurs du Parlement, pour vous livrer, dans les siècles des siècles, à la risée de la bonne ville d’Aix et de tout le pays de Provence, vous allez être pendus… en effigie.

Deux hommes apportaient un grand mannequin vêtu d’une robe rouge, par dessus laquelle passait un large ruban en sautoir. Ce ruban portait, écrit en grosses capitales, ce mot : PARLEMENT.

A cette vue, debout, très pâle, beau d’une colère maîtrisée, M. des Saquettes prit la parole avec son autorité coutumière, qui imposait à tous :

— Monsieur Bouis, votre partialité est criante… et, par-dessus tout, il est intolérable que vous meniez jusqu’au bout notre procès comme une plaisanterie qui serait indigne même de la verve d’un Antonius Aréna. Celui-là fut des nôtres, et il eût refusé de vous trouver plaisant.

— Et pourquoi non ? interrompit Marin. M. Gaspard a voulu s’égayer à nos dépens. Ayons l’esprit de sourire ; je n’y verrai pour ma part que des avantages. Il convient de ne pas oublier, mon cher des Saquettes, que M. Gaspard n’est point magistrat de carrière ; et, en vérité, pour un profane, il ne s’en tire pas trop mal. Pourquoi lui reprocher de vous rendre amusante une situation qui, par elle-même, ne vous serait que pénible ? Il est partial, c’est entendu ; et il veut oublier que nos Parlements ont eu leurs moments de véritable grandeur morale ; mais songez, je vous prie, qu’il a pris devant nous le rôle d’accusateur, — un rôle dont vous connaissez les finesses… Y fûtes-vous toujours impartial ? Ne consiste-t-il pas trop souvent, à négliger les mérites de l’accusé pour ne jeter de lumière que sur ses fautes ?… La gaîté est partout de mise. Songez, mon cher collègue, que, dans le temple même des Muses, c’est-à-dire au sein de notre royale Académie, l’ironie va fréquemment jusqu’à fort amuser les malins aux dépens du confrère nouveau venu. On y sait l’art de rendre plus piquant un éloge même, au moyen d’une scintillante goutte de vinaigre doré. Or, réfléchissez que si nous sommes venus ici, contraints et forcés, ce ne fut pas pour y entendre notre panégyrique… loin de là ! — Vous vous plaignez que M. Gaspard s’exprime en toute franchise et avec passion ? Vous n’êtes pas raisonnable. C’est avec lui qu’est la raison. Et j’aime assez sa manière… Amicus Plato… croyez-moi, des Saquettes, ne soyez pas trop sérieux. Ce n’est pas ici le lieu ni le moment d’afficher par avance vos prétentions à être admis parmi ces quarante qui ont de l’esprit comme quatre. Évoquez, de grâce, l’ombre de Piron, — qui ne fut rien ; et, ma foi,… allez vous asseoir !

— Monsieur Marin, dit Gaspard, laissons parler M. des Saquettes. Il faut que la défense soit libre pour que l’arrêt soit sans reproche.

Alors, des Saquettes se tournant vers Marin :

— Monsieur le président, dit-il, je ferai mon devoir jusqu’au bout.

Et, ce disant, il ne s’apercevait plus qu’il était en pleine forêt, devant un aréopage de bandits. Il poursuivit donc :

— Je fais observer à M. Gaspard Bouis qu’il s’achemine délibérément vers une mort infamante. Je n’hésite pas à la lui promettre, parce qu’il usurpe des droits qui sont au seul Parlement. Je répète que ses attaques partiales faussent toute vérité. Je ne lui ferai pas l’honneur d’établir, en réponse à sa diatribe de bas pamphlétaire, le bilan des gloires parlementaires. L’histoire est là, qui burinera nos grandeurs et saura dire de quelle utilité nous fûmes dans l’État, malgré des défaillances individuelles que je déplore — mais quelle institution humaine peut se dire parfaite ? Ce que j’ai le devoir de réclamer ici, au péril de ma vie, c’est, de la part de bandits, destinés à subir, un jour, toute l’inflexible rigueur de nos lois, une attitude de déférence devant nous qui sommes et qui serons leurs juges. Nous n’acceptons pas l’inconvenance de leurs moqueries. S’ils veulent nos têtes, qu’ils les prennent sur-le-champ, puisqu’ils sont — en cette minute qui passe — les plus forts ; mais qu’ils n’attendent pas que nous acceptions d’être bafoués. Notre prestige, qu’ils prétendent abattre, j’entends le maintenir, avec l’aide de tous mes collègues, par l’attitude de fierté et de gravité qui, seule, nous convient. Une fois de plus les armes devront être abaissées devant la robe… Frappez-nous donc, monsieur, frappez-moi. Ce sera la gloire de ma vie.

Entraînés par le mouvement qui emportait l’orateur, tous les parlementaires, y compris La Trébourine et Leteur, applaudirent.

M. des Saquettes, qui cherchait à gagner du temps, reprit avec force :

— Vous avez manqué de mesure, monsieur Bouis : si vous vous en étiez tenu à rappeler la mort de Teisseire et les compromis dont elle fut la malheureuse occasion, peut-être aurait-on pu trouver votre attitude digne du rôle historique auquel vous aspirez, celui de Censeur ; mais, loin de là, vous vous êtes lancé dans des critiques générales contre les Parlements. Je répète que nous ne vous faisons pas l’honneur d’y répondre ; nous nous contentons de vous faire observer que vous entreprenez sur la tâche des historiens — et que vous n’êtes pas de taille. Vous prétendez nous vouer au ridicule ? Nous nous garderons bien d’y prêter en vous suivant sur le terrain qu’il vous a plu de choisir. Vous voulez nous traîner sur les tréteaux d’une parade foraine ? N’espérez pas y réussir. Nous vous échapperons. Vous me demandez comment ?… Je vais vous le dire.

L’orateur se tut. Et, durant quelques secondes, il pesa la décision qu’il avait prise… non qu’il hésitât, mais il espérait toujours le secours qu’il avait eu l’adresse d’appeler secrètement et qui n’arrivait point. Il songea tout à coup que la déclaration qu’il allait en faire ne prendrait toute son prix d’héroïque audace, que si, devançant l’événement espéré, elle les mettait tous en réel danger.

— Comment nous vous échapperons ? Si je n’avais pas le devoir de vous braver, j’aurais préféré garder un dédaigneux silence. Voici, monsieur. Quand vos gens nous ont tout à l’heure enveloppés, j’ai eu le temps d’expédier à Aix, avec des ordres précis, un cavalier dont je connais la fidélité et l’intelligence. Depuis ce moment, j’ai compté les minutes. Et je vous annonce qu’avant un quart d’heure votre troupe sera attaquée par de telles forces que vous n’y sauriez résister. Nous connaissons vos sentiers secrets. Hâtez-vous donc, monsieur, de choisir parmi nous vos condamnés à mort, dont il me plaira d’être ; hâtez-vous, car, dans moins d’un quart d’heure c’est vous qui serez à notre merci ; hâtez-vous ; nous attendons, tête haute, le crime qui braquera contre nos poitrines vos mousquets d’assassins. Je crois, Monsieur, qu’il n’y a plus lieu de se moquer ici de personne. Pour vous parler ainsi, je n’ai pas eu à prendre l’avis de mes collègues ; mais je suis sûr de leur approbation, et que, lorsqu’on attaque bassement, dans ses hautes traditions, notre corps entier, on est assuré de trouver en lui, debout et prêt au défi, le vieil esprit de France, le vrai… Nous attendons votre bon plaisir, monsieur Gaspard.

Gaspard fronçait le sourcil. Des Saquettes, délibérément, avait joué gros jeu.

Tous les parlementaires avaient relevé la tête. Beaucoup, des moins hardis, se sentaient résolus et souriaient à leur victoire morale. Le Parlement se replaçait trop haut pour que les Gaspard parvinssent à l’atteindre dans sa dignité comme ils s’étaient flattés de le faire. Leur chef sentit que le beau rôle lui échappait : il sentit que déjà sa défaite était commencée ; elle allait se consommer, à moins qu’il sût répondre à l’héroïsme par de l’héroïsme. Dès lors, il se décida à bien mourir, en soldat.

— Monsieur, dit-il s’adressant à M. des Saquettes, j’attends vos troupes ; et les armes sanglantes décideront entre nous. J’aurais préféré que ma victoire sur le Parlement eût un autre caractère, et fût annoncée à mon peuple comme un succès de comédie. Vous désirez qu’il en soit autrement. Je ne saurais vous refuser une grâce plus dangereuse pour moi que pour vous.

Il fit un signe. Le mannequin qui représentait le Parlement fut précipité dans le ravin.

Les parlementaires comprirent qu’ils auraient la vie sauve. Ils avaient cru un moment avoir devant eux la vengeance assoiffée de sang, la colère aveugle d’un peuple ignorant ; ils ne rencontraient qu’un blâme intelligent et avertisseur. Gaspard inventait ce que notre législation actuelle appelle le « sursis ». Le Parlement connut néanmoins que, tombé sous le coup de ces puissantes galégeades populaires, son prestige ne se relèverait pas.

Chargement de la publicité...