Le fameux chevalier Gaspard de Besse : $b ses dernières aventures
CHAPITRE XX
Où l’on verra M. Marin devenu président à deux mortiers, le mortier populaire étant l’ustensile sans lequel on ne saurait confectionner l’un des plats nationaux de Provence : l’aïoli.
M. le président Marin[15] organisait la comédie qu’il prétendait jouer aux dépens de M. de Paulac, simplement parce que plaisanter, gaber, était un besoin de sa nature. Son nom est resté dans les annales de la ville d’Aix-en-Provence, comme celui d’un roi de la galégeade.
[15] M. Marin descendait d’un aubergiste très renommé qui avait fait fortune « à l’aide de la casserole et du tourne-broche ». Le spirituel président ne s’en cachait pas ; et, un jour, dans un grand dîner de corps, il fit appeler le cuisinier et lui dit gaîment : « Tu travailles comme un Vatel ; continue, et je ferai de ton fils un président à mortier ! »
M. Marin, vers la fin du jour, dans son noble hôtel, aux vastes escaliers, aux vastes pièces, aux riches ameublements, se démenait, expliquait pour la dixième fois à ses amis, déjà déguisés, ce qu’il attendait d’eux.
— Toi, mon cher comte, tu seras un valet de la meilleure mine, et tu ne peux t’appeler que Frontin.
— Va pour Frontin.
— Vous, comtesse, vous serez, sous les atours d’une soubrette, la plus délicieuse de toutes les Martons ou des Lisettes, à votre choix.
— Va pour Lisette.
Marin se tourna vers son vieil ami, le marquis de Lescavène, homme petit et tout rond, et qui respirait avec quelque difficulté.
— Toi, marquis, avec ton asthme et ton ventre de Mirabeau-tonneau, tu seras mon suisse ; tu prendras une hallebarde ; va t’accoutrer.
— Mais !… souffla le vieux marquis.
— Quand tu bêlerais, je n’y changerais rien. Il faut que tout le monde s’accorde pour s’égayer. Ceux que cette comédie n’amuse pas s’amuseront à s’ennuyer, voilà tout. Va t’accoutrer.
— Mais !… bêla de nouveau le vieux marquis, ne puis-je jouer un autre rôle que celui de portier ?
— Sois portier quand ce Paulac entrera, et portier quand il sortira. C’est tout ce que l’on te demande. Le reste du temps… eh bien, au fait, sois le portier du salon d’honneur… mais tu redresseras ce torse affaissé et te tiendras rigide comme ta hallebarde ; va t’accoutrer.
Le vieux Lescavène, obéissant, disparut.
— Qui de vous, mes amis, reprit Marin, pourrait refuser un rôle dans cette farce innocente, quand moi-même, dépouillant toute dignité avec ma robe présidentielle, je ne serai ce soir que le maître de l’hôtellerie et mon propre cuisinier en chef, au service de mes nobles clients ? J’ai désormais deux mortiers, messieurs, celui de président et celui de cuisinier, — et de tous deux je m’honore ; j’entends que Vatel soit, pour ce soir, un de mes oncles ; messieurs, il avait une épée, ne l’oublions pas ; il en fit même un triste usage ; mais il est resté le martyr et le héros de l’art culinaire ! Gloire à lui !
De jeunes beautés, de jeunes seigneurs, nouveaux venus, demandèrent :
— Et nous, quels seront nos rôles ?
— Vous serez des passants toujours bien reçus chez moi, dès l’instant qu’ils sont gens de qualité et le prouvent. C’est bien simple. Voici la fable dont nous bernerons ce Paulac : l’Hôtel des marins est une hôtellerie princière, sans pareille, où tous les soirs sont soirs de fêtes, de jeu et de bal. Vous improviserez le texte de vos rôles. C’est ce que les acteurs du théâtre italien appellent la comedia dell’ arte.
— Et s’il vous arrivait des gens non prévenus ?
— Mon hallebardier les préviendrait. Du reste personne d’inattendu ne viendra. J’ai vu tous nos amis.
— Mais, dit le gros marquis asthmatique, si l’archevêque lui-même arrivait ?
— Il est homme à rire d’un jeu si parfaitement innocent.
— Mais, insista un gentilhomme d’esprit critique, je comprends bien que nous jouons la comédie aux dépens de ce Paulac ;… seulement je ne vois pas où se tiendra le public ?
— Le public c’est nous, les acteurs ; nous sommes notre propre public. Chacun de nous rira de tous les autres ; il y aura des répliques et des incidents pleins d’imprévus ; je ne les connais donc pas. Ils embarrasseront les sots qui ne peuvent manquer de se trouver parmi… vous… J’ai d’ailleurs pris soin d’inviter mes honorables conseillers Leteur et La Trébourine.
— Et ce Paulac, le connaissez-vous, au moins un peu ?
— Mais saperjeu ! si je le connaissais, il me connaîtrait, et il n’y aurait plus de farce possible ! j’ignore son caractère, et c’est bien ce qu’il y a de plus intéressant dans l’affaire. Est-ce un esprit badin ou un mélancolique ? Et, lorsqu’il saura qu’on l’a si impertinemment joué, comment prendra-t-il la chose ? Pour des sédentaires tels que nous, cela fleure l’aventure sur place, la bonne aventure, ô gai !… Ce personnage vient prendre des informations sur les agissements du Parlement ? Eh bien, messieurs, nous lui donnons le sujet d’un joli rapport, et qui fera comprendre à Sa Majesté combien ses agents savent mal garder un secret, car enfin nous devrions ignorer, nous, l’Hôtel des marins, que ce Paulac arrive avec une mission de son Excellence le lieutenant-général de police. Comment sauvera-t-il l’honneur de sa corporation ? Ces questions m’amusent au delà de toute idée ; et je vous prie, chers amis, de partager mon contentement. Vous n’en éprouverez jamais de mieux motivé.
— J’entends bien, j’entends bien ! grogna le critique ; mais, dans le fond, je ne comprends rien à un excès de gaîté motivé par ceci : qu’au moyen d’un déguisement on se fera passer pour ce qu’on n’est point ! Il n’y a pas là si grande nouveauté, et je souhaite, ami Marin, que votre pièce ait plus de succès que je n’en prévois.
— Vous m’ennuyez ! dit Marin… Si vous faites une comédie meilleure, je m’engage à la jouer ; — ce disant, je ne cours aucun risque. Vous trouveriez des puces dans la perruque de feu Poquelin. Parlons d’autre chose… Çà, l’enseigne ?… l’enseigne est-elle peinte ?
Deux grands laquais entrèrent, portant un vaste cadre de bois, armature d’une grande enseigne. On avait peint sur toile ces mots, en majuscules énormes :
HOTEL DES MARINS
Les valets passèrent sur le balcon, y accrochèrent l’enseigne, et mirent, derrière, deux ou trois lanternes toutes prêtes à être allumées… La nuit se faisait… on les alluma sur-le-champ ; — et partout flamboyèrent bientôt lustres et candélabres.
Alors, Marin se tournant vers le comte :
— Voyons, Pasquin ou Frontin, essaie-toi dans ton nouvel office ; donne la main aux laquais.
Mais le comte, inhabitué à recevoir de tels ordres, n’était pas du tout à son rôle.
— Mordieu, Frontin, fieffé Jocrisse ! si tu montres pareille négligence, je ne saurais te garder à mon service !… Mais voyez-moi ce dadais-là ! ce visage de « ravi de la crèche » ! C’est à toi, mon cher comte, que ces compliments s’adressent.
Le cher comte eut l’air d’un homme qu’on va pendre et qu’on réveille :
— Oh ! pardon ! fit-il, avec une mine si ahurie que tous les assistants s’esclaffèrent.
— Vous voyez bien, dit Marin, que la situation est plaisante, — et que vous vous en amuserez tout de bon… Ah ! Ah ! te voilà, Lescavène ? tu es un suisse superbe ! Tiens donc ta hallebarde plus droite, et veille sur la porte. Et vous, comtesse ou plutôt Lisette, apprêtez-vous, ou plutôt apprête-toi, à séduire ce Paulac ; et toi, Frontin, à ne point en paraître jaloux.
— Soyez tranquille, Marin, affirma le comte ; une fois dans le feu de la comédie, je réponds que je saurai tenir mon rôle aussi exactement qu’homme de France.
— Sur cette bonne assurance, je vais, sans délai, m’habiller en Vatel… Eh mais ! voici deux de nos grands juges… Mon cher Leteur, mon cher La Trébourine, mes chers, très chers confrères, je vous salue avec toute la déférence que je vous dois ; ce me sera un spectacle bien nouveau de vous voir rire un peu, car d’ordinaire — soit dit avec reproche — vous promenez partout le nez d’une Thémis assez morose ; et, tout raidis comme vous êtes par l’habitude de vouloir paraître imposants, vous avez l’air d’avoir avalé, par mégarde, le large glaive de la loi !
— Voyons, président, dit Leteur, nous avons revêtu la robe, à votre demande. Montrez-lui, sinon à nous, quelque déférence, par respect pour vous-même.
— La robe ? hum ! je vois de trop près ce que souvent elle cache ! répondit l’implacable président.
— Enfin, dit La Trébourine, quels sont nos emplois, à nous, dans la comédie que vous nous avez annoncée ? Puisqu’on ne peut y assister sans y prendre un rôle, nous voici.
— Oui, oui, je sais, vous êtes de vrais amis… et vous êtes venus pour, le cas échéant, témoigner contre moi, bonnes âmes ! et si quelque incident survenait qui me pût compromettre, vous serez là pour aider votre bonne chance… Je vous entends, mes très chers amis ; et je n’ignore point que mes épigrammes, pas bien méchantes, irritent les épidermes d’une moitié de nos chers collègues…
— Cela est assez vrai, président ; mais nous, Leteur et moi, nous admirons votre esprit, votre verve, vos sonnets, votre philosophie.
— Vous me le dites, mais il n’en est rien ; et je vous remercie d’autant plus que le compliment vous coûte davantage.
— Allons, Marin, épargnez-nous ; et dites-nous quels rôles nous devons tenir ?
— Vous serez, pour vous reposer de vos allures magistraturales, deux bons gros négociants en grains, très riches, riches énormément, mais un peu sots… Il vous sera licite d’exagérer ; c’est en cela que l’esprit consiste, et c’est cela qui sera comique ; le contraste !… Plus vous aurez l’air de ne rien comprendre, plus vous serez drôles. Rien n’est drôle, en effet, comme des gens d’esprit forcés de garder un air niais ; au fond, pour vous, ce sera facile… Vous me verrez tout à l’heure, dans un instant, en cuisinier… J’aurai l’air plus bête que vous.
Et comme Marin s’éloignait d’eux, Leteur dit à La Trébourine :
— Il joue là un jeu dangereux, où nous trouverons peut-être l’occasion de le faire déposer par le Roi, tout simplement. Vous ou moi, nous pourrions briguer sa succession : je n’en connais pas de plus digne que moi… ou vous.
Mais voyant Marin se retourner, ils eurent un mouvement de frayeur, comme des écoliers pris en faute, ce qui n’échappa point à l’œil perçant du président ; il leur cria :
— Pas de complot, surtout ; de l’obéissance ; exécutez la consigne.
Un vieux gentilhomme, un peu sourd, et qui, arrivé à l’improviste, n’avait pas encore été mis au courant de la situation, demeurait en extase devant la prétendue Lisette ; il interpella le président :
— Marin ?
— Que veux-tu, Montvert ?
— Depuis quand as-tu à ton service ce tendron-là ? Vive Dieu ! La seule vue en réjouit mes vieux os ; je les sens bondir comme s’ils étaient dans la cuve de la sorcière Médée. Il est malséant, à toi qui n’as point de femme, de prendre soubrette si alléchante ! Et je t’enlèverai celle-ci, moi qui n’ai pas encore la chance d’être veuf !
Lisette voulait s’échapper, mais le vieux Montvert, qui la tenait, la lutinait ferme. Marin voulait répondre, mais Montvert n’entendait rien et parlait comme on crie. Lisette et Marin riaient malgré eux…
— Je vous en prie, protestait la soubrette, toute à son rôle ; — finissez ce jeu, Monsieur le baron…
Puis :
— Vous ne me reconnaissez donc pas ?
Mais l’autre, deux fois sourd, très enflammé, persistait avec tant d’insolence que Marin, étouffant son rire, lui hurla dans l’oreille :
— Je te croyais dans ta maison de Cotignac, mon vieil ami ! et, pour cette raison, ne t’avais point prévenu, ne voulant pas te déranger… Mon suisse ne t’a donc rien expliqué ?
— A quel sujet ?
— Mais… au sujet de nos déguisements.
— Quels déguisements ?
Le vieux baron, derrière Lisette, la tenait toujours captive ; il l’avait enveloppée de ses longs bras un peu tremblotants ; et ses deux mains erraient sur la jeune poitrine. Lisette se débattait sans pouvoir se dégager ; on riait autour d’eux. On appela le comte son mari : « Frontin ! à la rescousse ! »
— Tu ne reconnais donc pas la comtesse, morbleu ? criait Marin… Regarde-la bien.
— Où cela ?
— Mais… au visage !
— Mais où est-elle ?
— Pardieu ! entre tes bras !
Le vieil égrillard abasourdi, ouvrit ses bras. Lisette se défripa.
— Oh ! mille excuses, comtesse ! vous me voyez confondu !
Son mari, Frontin, qu’on avait recherché et qu’on plaisantait, accourait… bien tard !
Il cria au sourd :
— Saperjeu, baron ! c’était ma femme !
— Mais, dit le baron, soyez sûr qu’elle l’est encore !
L’autre, toujours criant, répétait : « C’est ma femme ! »
— Vous ne saurez jamais, mon cher comte, à quel point je le regrette.
— Il est un peu sourd, fit observer quelqu’un.
— Et quand ce serait une Lisette pour de bon, cria Marin, faut-il que tu sois vieilli pour ne te point contenir en public et pour nous montrer si effrontément ta pauvre flamme de lanterne sourde ? C’est égal, elle est joliment bien déguisée, notre Lisette, hein ? L’épreuve est faite et j’en suis ravi, tout à fait ravi.
— Pas moi, s’écria Frontin. Cette fête commence assez mal.
— Que vous faut-il de plus ? s’exclama le joyeux président… Ce qui est drôle, mon cher, c’est que, grâce à nos déguisements, tu aies pu, nous ayons pu, voir ce que tu n’aurais jamais vu si nous n’étions pas déguisés.
— Comment l’entendez-vous ? demanda Frontin vexé.
— Mieux que vous, Jocrisse ! goguenarda Marin, au milieu de l’éclat de rire général.
— Qu’a-t-il voulu dire ? demanda le comte effaré.
— Que, si vous n’étiez pas déguisé, on ne tenterait pas de vous faire cocu sous vos propres yeux.
— Oh !
— Vois-tu, mon cher comte, dit Marin, je n’aime pas qu’on soit sottement sérieux, sans jamais se détendre dans la gaîté, — à la façon de Leteur et La Trébourine, ici présents. Je prétends qu’un Français doit être d’humeur gouailleuse, cavalière, impertinente ; qu’il cite Rabelais ; qu’il rie avec Molière ; et nous serons bien près d’être un peuple sur ses fins, quand nous ne lirons plus les contes de La Fontaine et les gaudrioles de Parny.
Là-dessus, Marin sortit.
— Moi, ce Marin m’enchante, assura quelqu’un.
— Oui, mais, insinua Leteur, si ce Paulac n’aime pas qu’on se moque de lui, il pourrait bien faire tourner les choses au désavantage du président galégeur. Eh ! eh, si ce Paulac va se plaindre auprès du Roi…
— Faites attention, messieurs, acheva La Trébourine, qu’un président de Parlement, ça se dépose… Et, pour ma part, je regrette d’être venu, et d’être pour quelque chose dans cette vaste et stupide plaisanterie.
— Bah ! vous êtes malin, et vous vous en tirerez toujours, La Trébourine ! et vous aussi, Leteur !… avec un peu de perfidie !…
— Quant à Marin, ne craignez rien pour lui ! il désarmerait le roi lui-même, avec un bon mot !
A ce moment, la voix retentissante du vicomte, portier, hallebardier, valet de distinction, annonça :
— Madame la marquise de La Gaillarde.
La marquise entra ; elle était loin de se douter qu’elle allait bientôt voir apparaître, chez le président, son séducteur du parc de Vaulabelle.
— Et ce fameux Paulac, que personne ne connaît, n’est-il pas encore là ? demanda-t-elle.
— Pas encore.
Elle riait, éblouissante de beauté et de diamants.
— Comment, dit-elle à Lisette, c’est vous, comtesse ! que vous êtes donc jolie, en soubrette ! — mais votre rôle ne comporte-t-il pas la nécessité d’être dans l’antichambre ?… et parfois un peu chiffonnée ?
— Quand M. de Paulac sera parmi nous, je ne me montrerai, et mon mari de même, qu’avec, entre les mains, quelque accessoire qui sera censé exiger ma présence ici, comme, par exemple, un plateau chargé de boissons rafraîchissantes.
Le comte, oubliant qu’il était un Frontin, s’avança vers la marquise, avec des ronds de jambe :
— Votre grâce et votre beauté, madame, ne le cèdent en rien à celles de cette fille d’atours. Vous êtes tout à fait délicieuse sans déguisement ; vous voici toute belle et séduisante au delà du possible, non pas en soubrette ni en déesse, mais simplement en vous-même. On ne saurait donc vous aimer, vous, que pour vous. Aucun travestissement n’ajouterait à vos charmes ; et rien ne saurait valoir mieux que vous, sinon vous seulement.
Ceci dit, il fit un dernier rond de jambe et pirouetta.
— Insolent laquais, à l’office ! dit la marquise en riant aux éclats, et lui donnant de son éventail sur les doigts.
Le laquais ne se démonta point. Il répliqua :
— Et ce bon vieux marquis, votre époux, comment se porte-t-il, marquise ? Il a dû, je m’en doute, rester au logis, ce soir ? Savez-vous que je suis de ceux qui bénissent ses accès de goutte ?
Ce disant, Frontin pinça le coude de la marquise, qui se contenta de le dénoncer à Lisette :
— Lisette, votre mari s’égare… Frontin, votre femme est avertie.
— Ma foi, je m’en moque ! dit Frontin.
Il pirouetta.
A ce moment, par les hautes fenêtres du balcon, un bruit monta de la rue ; et Marin, entrant, prévint ses invités :
— Je crois bien que voici M. de Paulac. A vos rôles, messieurs ; à vos rôles, mesdames. Rappelez-vous jusqu’aux détails les précisions que je vous ai données…
Marin-Vatel s’était affublé d’un costume de chef cuisinier, mais somptueux, et qui le faisait ressembler un peu au Pulcinella de Naples, lequel est habillé de blanc, et ventru sans être bossu. Il portait un pantalon de pure soie blanche ; une sorte de camisole de même étoffe, prise dans un ceinturon blanc en peau de chamois ; il avait une épée à poignée de nacre, dont le fourreau avait été recouvert de satin blanc. Ce costume eût été le plus gracieux du monde sur un homme svelte ; mais, sous tant de souplesse et de blancheur qui éveillaient des idées de grâce légère, — le ventre pesant, imposant, de Marin, semblait s’isoler, devenait irrésistiblement plus balourd et plus comique, était tout le personnage.
— Vous êtes beau, Marin !
— J’y ai pris peine, messieurs. J’entends représenter une sorte de maître-d’hôtel gentilhomme, ami de la fantaisie, passionné pour l’art de Vatel, et qui, un peu maniaque et plaisantin, serait chef de cuisine comme un amiral est chef d’escadre, sans toucher de ses mains au timon ni au goudron !
— Vous êtes magnifique !
Tout en écoutant ces propos, les prétendus clients de l’Hôtel des marins s’étaient, pour la plupart, assis autour des tables et s’étaient mis à jouer au tric-trac ou aux échecs. D’autres causaient dans les embrasures des fenêtres, ou prenaient l’air sur le balcon.
Frontin revint, d’un air affairé ; et s’adressant à Marin :
— Monsieur, dit-il… et s’arrêta court.
— A la bonne heure ! N’allez pas vous oublier jusqu’à prononcer mon nom !…
— Monsieur, deux cavaliers, qui viennent de frapper à votre porte, ne sont autres que l’intendant et le jeune secrétaire de M. de Paulac ; ils désirent vous parler, et tout d’abord demandent si vous avez bien reçu par poste les ordres de leur maître ?
— Il faut, dit Marin, que mes invités aient la joie des propos que je vais échanger avec ces messieurs. Frontin, introduis-les jusqu’ici… Puisque, par notre volonté, ils se croient dans une auberge, sois obséquieux.
L’intendant de M. de Paulac — c’est-à-dire Sanplan — et le secrétaire de M. de Paulac — c’est-à-dire Bernard, — firent leur entrée d’un air important, sans gêne, comme des mal-appris envahissant quelque vulgaire auberge. Ils s’attachaient même à forcer le ton de ces parvenus qui, sous prétexte qu’ils sont dans une maison ouverte au public, n’ont aucun égard pour les commodités des autres voyageurs installés dans la maison avant eux, et les dérangent de leurs cris, de leurs gestes, à toute heure du jour et de la nuit.
Sanplan avait pris son visage le plus renfrogné. D’énormes moustaches, qui semblaient lui sortir du nez, barraient ses joues.
— Le terrible intendant ! murmura La Trébourine à l’oreille de Leteur ; au coin d’un bois, j’en aurais peur.
— Rassurez-vous ; n’oubliez pas que ce sont là des policiers, répondit Leteur, également à voix basse.
Frontin, cherchant une contenance, feignait d’arranger des verres sur un plateau.
Sanplan, le faux majordome, en faisant pst ! pour attirer l’attention du faux Frontin, l’appela d’un signe du doigt. Et, Frontin ayant obéi :
— Qu’on donne un quadruple picotin à nos bêtes, commanda-t-il…, j’ai oublié de faire en bas cette recommandation. Va vite… Mais, dis-moi d’abord où est le patron ?
— Le voici, monsieur, qui vous a vus et vient à vous.
Le faux majordome, se retournant alors vers Marin, et feignant une inimitable surprise, s’écria, en reculant d’un pas :
— Mort de ma vie, monsieur ! Je ne m’attendais pas à voir en vous un si gros homme ! J’en suis ravi d’ailleurs ; et je pense que, dès lors, tout ira pour le mieux, attendu que l’on peut compter sur des festins où rien ne manque, dans une hôtellerie dont le maître-queux a pu prendre un embonpoint si prodigieux qu’il en est prodigieusement burlesque !
Heureux de gaber ainsi le président du Parlement, Sanplan appuya sa galégeade d’une maîtresse tape sur le ventre de Marin, président, à double mortier, du Parlement d’Aix.
Les invités entouraient curieusement les deux protagonistes ; ils attendaient Marin à la réplique.
Un peu désarçonné d’abord, celui-ci, s’étant vite remis en selle, répondit :
— Parbleu, maître intendant, c’est l’histoire de la bûche et de la paille, car votre ventre à vous, auprès du mien, semble un vaste muid à côté d’une outre.
Et, à son tour, sur le ventre rebondi de Sanplan, il donna une forte tape, en ajoutant :
— Cela sonne son plein, compère !
— Bien répondu, compère ! déclara Sanplan. Et maintenant que nous avons fait connaissance, je désire, comme ma charge m’y oblige, examiner les appartements destinés à mon maître, M. le marquis de Paulac… Venez-vous, monsieur le secrétaire ?
— Je vous suis, monsieur l’intendant, répliqua Bernard.
— Par ici, dit Marin ; suivez-moi, messieurs.
Sanplan sortit à la suite de Marin, sans quitter son allure d’importance ; et, au bout d’une minute, il rentrait dans le salon d’un air malcontent ; et, interrompant les propos que tenait sur son compte la joyeuse compagnie, — il déclara très haut à Marin, empressé sur ses pas :
— C’est petit, c’est étroit, mesquin ! de véritables cages à poules, monsieur ! Songez que nous représentons un haut personnage qui lui-même ne représente pas moins que Sa Majesté ! Or, je soupçonne vos lits d’être des nids à puces !
Bernard, jusque-là muet et hautain, parla à son tour ; et prenant Marin par un bouton de sa veste blanche :
— Je t’avais pourtant écrit, pour être sûr d’avoir, dans ta baraque, qu’on nous avait vantée à tort, des logements dignes de notre maître et de nous ! Nous entendons être reçus selon notre rang et nos mérites.
Pour le coup, le président Marin fut estomaqué et faillit demeurer coi. Ainsi, il s’était flatté d’éblouir ses hôtes avec les magnificences d’une hôtellerie princière ; et voilà qu’elle était traitée de vulgaire auberge ! et que lui-même était malmené comme un gargotier ! Toutefois il n’accusa que la fâcheuse éducation des domestiques de M. de Paulac ; et l’idée ne lui vint pas, ni à ses amis, qu’il était en présence d’imposteurs, ni surtout qu’il avait pu être trahi par quelque mauvais plaisant. A la vérité, comparées à ses riches salons, les chambres qu’il venait de montrer au majordome n’étaient qu’ordinaires. Philosophiquement, il se dit que, sans doute, M. de Paulac était richissime, et ses gens, dans Paris, habitués aux somptuosités de quelque admirable palais. Il répondit, dissimulant ainsi une réelle déconvenue :
— Monsieur, si vous voulez rire, je suis votre homme, car j’aime à oublier, gaîment et le verre en main, lorsque j’en ai le loisir, les ennuis de la vie, qui sont nombreux et inévitables. Mais si ce n’est point par esprit de badinage que vous traitez avec tant d’irrévérence les meilleures chambres de ma maison, je vous prierai d’aller chercher un gîte à la Mule rouge ou au Lapin inconvenant. Au surplus, j’ai un âge qui interdit aux plaisants les familiarités excessives ; et tout aubergiste que je sois, j’entends, après tout, demeurer le maître chez moi. Si cela vous convient, attendez ici l’heure du souper. Sinon, bonjour, bonsoir ; personne ne vous retient ; les portes ne sont même pas encore fermées. Mon hôtel n’est pas une geôle ; vous n’êtes pas ici au bagne.
Sanplan, à ce mot, tressaillit involontairement.
— J’ai pourtant à mon service, poursuivit Marin, assez de gardes-chiourmes pour bouter hors les fâcheux trop impertinents, et pour forcer à être libres dans la rue ceux qui prétendent prendre trop de libertés dans mon respectable intérieur. A bon entendeur salut, et qui a des oreilles, les secoue ! J’ai dit, monsieur le secrétaire.
— Monsieur, répliqua Bernard avec un grand sang-froid, j’aime les gens à caractère ; et vous en êtes… Nous ne voulions que rire, vous sachant d’humeur aimable… Notre maître aime à rire aussi, et nous permet certains badinages…
— Et, acheva Sanplan, votre hôtel est tel, qu’en vérité, dans ce monde mortel, oncques je ne vis tel hôtel !
Marin ôta son bonnet ou sa toque ; et, saluant bas, il fit voir son crâne, nu au point de paraître indécent, et qui, luisant comme une boule ivoirine, semblait avoir été moulé dans un mortier non de président du Parlement, mais de cuisinier provençal authentique. Il resalua.
Les deux faux domestiques de Paulac lui rendirent cérémonieusement ses saluts, et les assistants se sentirent tout réjouis par l’heureux dénouement de l’altercation.
A ce moment, un coup de cloche se fit entendre ; et tout le monde attendit avec impatience l’entrée du visiteur nouveau, Paulac peut-être. En effet, le hallebardier, au bout d’un instant, annonça :
— M. le marquis de Paulac.
Marin se précipita vers le marquis, s’inclina très bas, avec une obséquiosité exagérée ; puis, se redressant, il demeura dans une posture de respect.
Sanplan et Bernard prirent une attitude conforme, et gardèrent le silence.
Gaspard de Besse, devenu Monsieur de Paulac, promenait sur l’assemblée un regard inquisiteur…