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Le fameux chevalier Gaspard de Besse : $b ses dernières aventures

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CHAPITRE X

Pablo raconte un miracle qu’il a lui-même accompli ; et Bernard pense à Thérèse.

— La vue de mauvais chrétiens hypocrites, dit Pablo, m’a fait perdre tout respect pour ma religion ; mais, après avoir entendu les choses neuves et admirables que notre capitaine vient de nous lire, mes bouffonneries vous paraîtraient fades. J’aime mieux me taire, car je dois reconnaître que ces belles pensées dont vous parlez n’auraient pas été écrites, si notre religion ne les avait pas engendrées.

— Pablo, dit Gaspard, vous pouvez rire et nous égayer. Le rire est sain et les critiques sont utiles. Quelque facétieux que puisse être le récit que vous allez faire, il ne nous empêchera pas d’être de vrais chrétiens à notre façon, c’est-à-dire religieusement amis des cœurs charitables et justes. Notre religion, quand on la professe sans hypocrisie, est la plus respectable du monde. Ce n’est pas avec des simagrées qu’on gagne le ciel, c’est avec de la bienfaisance…

— Il est vrai que les pharisiens sont les seuls à ne jamais rire, dit Pablo. Eh bien, donc, voici mon miracle, un miracle, je le répète, que j’ai fait moi-même, par ma propre volonté, sans être saint ni même bienheureux… Lorsque je résolus de m’établir ermite, pour vivre grassement sans rien faire qu’exploiter la crédulité des ignorants, je pensai d’abord à me loger au sommet des montagnes Maures, auprès de la chapelle dédiée à Notre-Dame des Anges. Vous savez qu’elle reçoit fréquentes visites de pèlerins, et je comptais sur eux pour avoir à ma suffisance de quoi manger et boire. Malheureusement, un autre fainéant m’avait prévenu ; la place était prise ; et cet ermite, mon rival, était, comme moi, jeune et fort ; il n’y avait pas apparence qu’il me devançât en paradis pour me laisser exercer seul ici-bas sa profession parfois lucrative. Je m’installai néanmoins dans la plaine, au bas de la colline dont il habitait le haut plateau, aux abords de Gonfaron, un pays fameux par sa façon de rire des ânes et des âneries. De là, je surveillais l’ermite dont j’étais jaloux, et dont la réputation était grande dans le pays. Au moins, pensais-je, j’apprendrai, en le surveillant avec attention, par quels moyens il arrive à gagner la faveur populaire. Je sus bientôt que, depuis l’arrivée de cet ermite, la statue de Notre-Dame-des-Anges affirmait par un miracle singulier la sainteté du gredin. Cette statue de bois sculpté versait parfois des larmes, de véritables larmes, sur la misère ou la douleur des suppliants, — ce qui équivalait à leur promettre sa pitié et par suite son intercession auprès de son fils. — « Mon frère, dis-je à l’ermite, comment t’y prends-tu pour obtenir ce miracle ingénieux ?… Que fais-tu de mal à la sainte Vierge pour la faire pleurer, pechère ? » Obstinément, il se refusa à répondre, se contentant de hocher la tête : « Dieu est si grand ! » murmurait-il. Cependant nous avions quelque amitié l’un pour l’autre ; et tantôt il descendait me voir dans ma plaine, et tantôt je montais le voir sur sa colline.

Un soir d’été, assez tard, il me quitta, après quelques pieuses libations faites en commun, et il se trouva que ce fut par une pluie torrentielle. « Couchez ici », lui avais-je dit. Pour une raison quelconque, il n’y consentit point, et partit sur sa bonne mule. (Il avait une mule, l’heureux coquin !) Or, la pluie battante et bruyante ne discontinua pas de toute la nuit, accompagnée de tonnerres ininterrompus. Ne pouvant dormir, j’employai mon insomnie à chercher un stratagème pour obtenir la révélation du secret de mon confrère. Et voici ce que j’imaginai. N’ayant point de mule ni même d’âne, en ce temps-là, je partis à pied, une heure avant le jour, pour rejoindre là-haut l’homme au miracle.

«  — Attends un peu, pensais-je, je vais t’en servir un de ma façon ! » — Grâce à celui que je lui préparais, je comptais l’étonner à mon tour, et me faire considérer décidément comme un rival redoutable…

— Que comptiez-vous faire ?

— Je prétendais tout simplement cheminer à pied, dans la nuit, — sous la pluie qui tombait en déluge, — et arriver chez mon confrère sans avoir mouillé un fil de mes vêtements ! C’était vouloir accomplir un miracle et des plus difficiles ! — Je le fis. J’avais à marcher une bonne lieue par des sentiers montants et rocailleux, sous le grand ciel ruisselant et sous des rafales terribles qui m’envoyaient au visage de véritables trombes d’eau.

« Et mon miracle s’accomplit, vous dis-je, puisque j’arrivai, comme je l’avais voulu, à Notre-Dame, au seuil de la chapelle, sans que ma robe eût reçu seulement une gouttelette de l’eau du ciel… Voilà comment je fis, tel que vous me voyez, un miracle, et point niable.

— Et le mot de l’énigme ? dit Sanplan, car je conviens qu’il est impossible à un sacripant tel que toi d’obtenir, de Dieu ou des Saints, l’ombre de l’ombre d’un pareil prodige !

— Le mot de l’énigme, c’est, dit Pablo, que j’avais voyagé tout nu.

Un éclat de rire accueillit cette explication incomplète.

— Il faisait nuit, remarqua Sanplan, par bonheur pour les passantes.

— De passantes, je n’en rencontrai point… La pluie tombait drue et me lavait du col jusqu’aux pieds.

— Une fois n’est pas coutume, ami Pablo, mais tes sandales étaient mouillées ?… et tes cheveux aussi ? Et puis, il te fallait paraître habillé de vêtements bien secs devant ton collègue ?

— J’avais abrité ma tête sous un large morceau d’écorce, creux, arraché à une énorme verrue de suve (chêne-liège), une de ces rusques dont nos liégeurs font des baquets. J’avais mis, au fond de ce bouclier vaste et profond, ma robe bien pliée, serrée et bien au sec, et aussi mes sandales. Arrivé au seuil de la chapelle, je jetai ma rusque au loin… Je m’arrêtai sous l’arcade d’entrée pour enfiler ma robe ; je mis mes sandales ; et aussitôt, je tirai la corde de la cloche. L’ermite accourut. Et alors un autre grand miracle se produisit ; je n’y fus pour rien : juste à ce moment, sous ses yeux, la pluie torrentielle brusquement cessa.

«  — Il m’a été miraculeusement permis, par Notre Dame, lui dis-je, de te rejoindre sous ce déluge sans être mouillé, afin de te bien prouver que je suis digne d’apprendre le secret de ton faux miracle. »

« Il crut au mien et, se jetant à mes pieds : « Hélas ! s’écria-t-il, je confesse mon imposture ! » Il me montra alors que, par un petit trou bien caché dans la muraille de la chapelle, derrière la statue de Notre-Dame, il avait fait entrer les fines extrémités d’une verte tige de vigne ; chacune de ces extrémités, par de fins pertuis correspondants, pénétrait dans la tête jusqu’au coin des yeux de la statue de bois qui, au printemps, pleurait, tout naturellement, de petites larmes miraculeuses !

— Et vous prîtes la place de ce brave homme ? demanda sévèrement Sanplan.

— Vous ne me connaissez pas encore ! dit Pablo avec une certaine tristesse… mais je l’ai mérité ! — Non, je ne pris pas la place de l’homme ingénu que j’avais trompé. — « Écoute, lui dis-je, ta simplicité sera respectée. J’aurais voulu croire à ton miracle. Je regrette d’avoir été déçu ; mais que tu aies pu voir par tes yeux que le mien du moins est véritable, cela me console… » Alleluia, mes amis ! Il existe, ô miracle ! des hommes rusés qui sont en même temps des naïfs ! Il y a des athées qui sont des gobeurs ! il y a des imposteurs qui ont de la sincérité !… Il y a de faux prophètes qui croient aux sorciers !… — « Va, dis-je à l’ermite imposteur, va, mon frère, et ne pèche plus ; et vis en paix. J’aurais honte et remords de troubler ton innocence prodigieuse !… Par ta candeur parfaite, je te trouve non seulement digne de respect, mais digne aussi d’exploiter la sottise des bonnes gens qui croient à ton pouvoir bienfaisant ! Ne les détrompe donc pas, et que leur erreur consolante soit désormais la récompense de ton aveu sincère et de ta contrition ! » Ce disant, je le laissai à genoux, priant Dieu et invoquant mon saint nom, à moi, pauvre pécheur ! Pour lui, je suis resté un saint, et cela vaut mieux que bien des gloires plus mal acquises.

— Après celle-là, s’écria Sanplan émerveillé, il faut tirer l’échelle… Vous avez, frère Pablo, le génie le plus génial qui ait jamais étonné mon infime génie… et je baiserais le bas de votre robe… si vous la décrottiez plus souvent.

— Ma foi, conclut Gaspard, l’histoire est édifiante et le conteur n’est pas trop méchant ;… mais est-ce que notre mélancolique Bernard ne nous conte rien, à son tour ?

— Excusez-moi, maître, dit Bernard ; ma jeunesse gagne plus à écouter vos sagesses qu’à entrer avec elles en rivalité d’éloquence.

— J’entends, j’entends, dit Gaspard avec un bon sourire ; tu as une pensée unique, que je connais bien, bel amoureux, et tu préfères ne pas t’en distraire… A ton aise ! Tu n’as peut-être pas tort.

— Alors, à toi, Sanplan ! conte-nous une histoire.

— Ceci, dit Sanplan, n’est pas un conte à plaisir inventé ; c’est bel et bien une aventure à laquelle j’ai pris une part glorieuse, au temps de ma belle jeunesse.

« … J’étais matelot à bord du Saint-Magloire, un beau brick marseillais, et nous faisions route pour la Guadeloupe. Nous étions une centaine de marins, à bord, sous les ordres d’un fameux capitaine, mes amis ! un homme qui jamais n’eut peur de rien.

« Et voilà que, tout en un coup, nous rencontrâmes un Anglais, un bateau magnifique, qui s’en allait à la Jamaïque… Comme il aurait pu tenter les pirates de Tunis ou d’Alger, nous ne voulûmes pas en laisser l’aubaine à ces païens, et nous l’attaquâmes nous-mêmes pour la gloire et le profit de la chrétienté. La capture était bonne. Son chargement — une fortune ! — fut transporté, en un clin d’œil, sur notre brick, avec tout son équipage et avec tous ses passagers ; les passagers, c’était une vingtaine de beaux messieurs d’Angleterre, et une bonne douzaine de belles dames anglaises. Ces dames étaient des personnes diablement riches, à en juger par le nombre de coffres, — emplis de falbalas, chapeaux et robes, — dont elles se firent suivre à notre bord.

« Vingt-cinq de nos matelots furent chargés de conduire en port sûr le bâtiment anglais, notre capture ; et nous, nous reprîmes notre route.

« Mais voilà que, le lendemain, survient encore un Anglais, un brick de guerre, celui-là ! et qui nous donne la chasse !

« Attention ! dit notre capitaine, attention ! les enfants ! nous allons rire ! » Et il nous ordonna d’ouvrir les coffres de nos belles captives, d’y prendre leurs atours, robes, mantelets, chapeaux à plumes, ajustements de toute sorte, — falbalas, soie et dentelles, — et de nous déguiser en femmes de qualité… Nous avions compris ! il voulait faire croire au bateau de guerre anglais que nous étions d’inoffensives demoiselles qui se promenaient en mer, allant d’une île à l’autre, rendre des visites…

« Tous les passagers furent enfermés dans l’entrepont, tandis que, sur le pont, nous autres, les matelots en jupons, pouffant de rire et cachant, sous les ombrelles et les chapeaux à plumes, nos visages dont quelques-uns étaient admirablement barbus, nous nous pavanions, en gangassant la poupe ou la croupe, comme font toutes les dames qui sont vraiment de qualité.

« Donc, le capitaine comptait que, nous prenant pour de chastes Anglaises, l’Anglais nous laisserait passer… Pas du tout !… Il nous envoie un coup de canon pour appeler notre attention ; puis, il nous arraisonne ; — autrement dit, il nous demande qui nous sommes…

« J’empoigne un porte-voix, sur un signe de mon chef, et je crie à l’ennemi, en anglais de la Canebière :

« Ta maïré a fach ùn pouarc ! » L’Anglais, sans doute, ne reconnut pas sa langue maternelle, puisqu’il s’apprêta à nous canonner de nouveau ; et, cette fois, tout de bon.

« Comme nous n’étions pas taillés pour lui échapper par la fuite, le capitaine nous cria : « En êtes-vous pour l’abordage ? » — Avec ensemble, nous répondîmes : « Oui ! oui ! à l’abordage ! » Notre brick aussitôt vire de bord, court sur l’Anglais, l’aborde de flanc… et nous voilà, enjuponnés comme nous étions, jetant au diable ombrelles et chapeaux de femmes pour empoigner pistolets et haches, retroussant nos cotillons pour sauter sur le pont de l’ennemi ! C’était magnifique, toutes ces fausses femmes, mentons barbus, crânes tondus, poussant le cri de guerre et s’agitant dans leur soie et leurs dentelles déchirées ; on aurait dit des pavillons vivants, de toutes les couleurs ! L’Anglais perdit du temps à s’étonner, et nous en profitâmes pour l’étonner davantage par la rapidité de nos mouvements. Cogne à droite, cogne à gauche ! On bondissait en avant, en arrière, pour attaquer, pour éviter… saute à bâbord, saute à tribord… Chassez, croisez !… Ce fut un bal, mes enfants, un bal enragé : pavane et courante, trin-coquin, roumavagi du diable, une fête de Turc à More ! zou ! zou ! én éleis ! un branle-bas si inattendu, si extraordinaire, vu nos habillements, que l’Anglais, avant d’être revenu de sa surprise, dut se rendre, dès qu’il eut vu l’un de nous — et c’était moi-même ! — amener bravement son pavillon ! C’était moi-même, mes enfants, moi, Sanplan, qui avais l’air, enjuponné comme j’étais, de la déesse des combats maritimes !

« Quand nous arrivâmes à la Pointe-à-Pitre avec notre prise, comme nous avions, par plaisanterie, gardé nos drôles d’accoutrements, nous fûmes reçus avec des honneurs doubles, ceux qu’on doit à des amiraux vainqueurs, — et ceux qu’on doit au beau sexe. Et cette journée sera fameuse dans l’histoire, sous le nom de journée des miss[7]. »

[7] Authentique.

Lorsque Sanplan se tut, au milieu des rires :

— Es-tu bien sûr, dit Gaspard, d’avoir été l’un des héros de cette histoire ?… Je crois qu’elle se passa dans un temps où tu tétais encore… Mon grand-père me l’a contée bien souvent.

— Ma foi, répliqua Sanplan, il me semble bien que mes souvenirs ne me trompent pas et que j’étais de l’aventure… Au surplus, quand une histoire vous amuse, c’est folie de chercher à gâter votre plaisir avec des comment, des quand et des pourquoi… Il y aura toujours assez de critiques…

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