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Le fameux chevalier Gaspard de Besse : $b ses dernières aventures

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CHAPITRE XV

Gaspard invite un évêque à bénir les fiançailles de Thérèse et de Bernard.

Arrivé à la porte de la salle où l’évêque était enfermé, Gaspard congédia Sanplan d’un signe, et discrètement frappa.

— Entrez, dit le prélat.

La salle était vaste. Sur les quatre murs régnaient des corps de bibliothèque à moitié rongés par le feu. Sur les tablettes, çà et là, se voyaient encore ceux des ouvrages qu’on avait jugés trop maltraités pour être enlevés. Cimetière de livres, où des tas de cendres, que le vent avait poussés dans les recoins, avaient été des feuillets pleins de pensées… Un lustre de Venise, dont plusieurs branches étaient brisées, pendait du plafond, au centre de la pièce ; et les boiseries des fenêtres aux vitres déchiquetées encadraient un paysage de printemps fleuri, calme sous un ciel pur ; et, au-dessus de la large porte d’entrée, un grand Christ sur une croix, étendant ses bras noircis par le feu, donnait à la vaste salle un air de prétoire.

La voix calme du prélat avait dit : « Entrez ».

Gaspard ouvrit, et s’arrêta sur le seuil, plus gêné, au fond, qu’il n’avait été quelques instants auparavant, en présence de Thérèse.

Assis dans un fauteuil endommagé, son bréviaire sur les genoux, le prélat examinait curieusement le bandit ; et, sincère, il ne put s’empêcher d’admirer sa bonne mine. Il sentait que cet homme embarrassé avait, à l’ordinaire, plus d’aisance, mais non pas plus de grâce. A ces signes, il ne put douter qu’il avait sous les yeux le célèbre Gaspard de Besse. Il souriait à lui voir cet air d’embarras ; et, la main sur sa croix pastorale :

— Ainsi, vous arrêtez votre évêque — ou plutôt vous avez cru arrêter votre évêque ? car je ne le suis pas ; mais je me rendais chez lui en visiteur, monsieur.

— Votre Grandeur m’excusera, dit Gaspard ; mes gens ont agi sans en avoir reçu l’ordre.

— En ce cas, je suis libre ? dit l’évêque un peu trop vivement.

— Hélas ! Monseigneur, pas encore ; et je vous en demande pardon.

— Et, qu’est-ce qui s’y oppose ?

— Hélas ! Monseigneur, pardonnez-moi ; l’obstacle serait dans ma volonté si vous repoussiez une demande que je viens vous présenter.

Le prélat releva la tête dans un mouvement de fierté outragée :

— Monsieur, dit-il, vous n’espérez pas que j’entrerai en composition avec un brigand ?

— Monseigneur, dit Gaspard souriant, je sais pourquoi, en l’an 1357 ou 58 de J.-C., le pape Innocent IV fit construire, autour d’Avignon, des murailles à créneaux qui sont aujourd’hui encore l’orgueil de cette cité ; vous ne pouvez l’ignorer : ce fut pour la défendre contre de simples brigands. Ces brigands, qui couraient le royaume, avaient juré qu’ils auraient de l’argent des Cardinaux[11] ou qu’ils leur « en feraient voir de dures », si bien que le pape dut en venir, bien malgré lui, et malgré ses remparts, à composer avec le chef de ces brigands, un certain Arnaud de Servole, dont je me réclame comme d’un ancêtre assez illustre. Innocent IV, sans se déshonorer, lui donna quarante mille écus… Je ne vous imposerai point pareille taxe, n’étant point un aussi vaillant capitaine qu’Arnaud ; et vous n’aurez point, Monseigneur, à faire un aussi grand sacrifice que ce pape… Je ne vous demande pas un trésor matériel, mais seulement une grâce…

[11] Froissard.

L’évêque se radoucit. Ce singulier bandit voulait peut-être se confesser ?… lui demander l’absolution !…

— Une grâce ?… Et… qui est de mon ministère, monsieur ?

— Assurément, Monseigneur ; je n’en saurais exiger d’autre.

— Exiger ? Oh !… Et de quoi s’agit-il ?

— J’ai ici un frère d’adoption, fiancé à la plus honnête des jeunes filles… J’ose vous demander de bénir leurs accordailles.

— Monsieur Gaspard, dit l’évêque avec un grand calme, j’ai lu Voltaire, j’ai lu Rousseau, et j’ai souri. Je ne suis donc pas, vous le voyez, un prêtre sans indulgence à l’erreur ; mais tout a sa limite, et je suis un bon chrétien, qui sait ce qu’il doit à sa dignité. Nous parlerons, si vous le voulez bien, de ma rançon.

— Vous refuseriez, à ces deux enfants qui l’implorent, votre bénédiction ?

Avec la plus nette énergie, le prêtre répondit :

— Oui, si elle m’est demandée par vous, l’homme du crime.

Gaspard se redressa :

— Et mon crime, selon vous, Monseigneur, quel est-il ?

— Rebelle aux lois.

Ainsi frappé, l’ami secret de Mme de Lizerolles retrouva toute son assurance. L’écolier de Lizerolles avait appris à mieux formuler des pensées naguère imprécises en lui. Il avait extrait de plus d’un livre et retenu des expressions, des formules complètes. Et, de ces livres, il avait pénétré tout le sens. Il mesurait toute l’importance de cette entrevue avec un personnage tel que l’évêque. Il avait toujours espéré qu’une occasion se présenterait de se révéler dans ses hauts projets à quelque puissant, capable de lui rendre témoignage. C’est pourquoi il répondit avec une certaine solennité :

— Malheur aux temps, Monseigneur, où les revendications des peuples ne peuvent se faire entendre que par la bouche des révoltés ! Malheur aux régnants qui sont sourds aux justes plaintes des peuples ! Si j’avais connu, pour faire entendre le gémissement des malheureux qui demandent justice, un autre appel qu’un cri de guerre, je l’aurais jeté ; mais sans doute le temps est loin encore dans l’avenir, où les peuples seront les ouvriers de leurs lois, et n’auront qu’à leur obéir avec fierté, puisqu’elles seront leurs propres commandements de justice ; temps heureux où ils auront en main le moyen d’approfondir les lois, pour les améliorer. C’est l’entêtement et la dureté de cœur des puissants qui crée la révolte des peuples. L’homme qui vous parle n’est point parmi les responsables, puisqu’il est parmi les victimes ! Compression et déni de justice amènent révolte fatale… Le Christ est venu au secours des petits, qu’oppriment les grands. La torture, inscrite dans les lois, est contraire aux commandements du Christ…

— Oh ! Oh ! dit le prélat impressionné.

Il se leva, comme pour on ne sait quel involontaire hommage, mouvement qu’il regretta aussitôt.

Et, feignant de s’être levé pour arranger un pli de sa robe, il se rassit en s’occupant de ce soin, et tout en disant :

— Je ne puis vous céler, monsieur, que je trouve à vos paroles quelque chose de touchant. Elles semblent indiquer que vous seriez mieux à votre place ailleurs que sur une grand’route. Ainsi donc, vous vous plaignez du siècle ? Eh ! monsieur, vous n’êtes pas le seul, ni à vous plaindre, ni… pardonnez-moi l’expression qui est trop juste… à mériter la corde… Les mauvais exemples, je l’avoue, viennent souvent de haut. Le siècle n’est pas très sage.

Il releva la tête :

— … Et si vous aimez, comme on dit, le populaire…, ce n’est pas à nous que cela peut déplaire, monsieur, car nous sommes au Christ… qui naquit charpentier.

— Vous m’excuseriez donc ?

— Peut-être… un jour… si vous changiez… de profession !

— Monseigneur, dit Gaspard, puisque vous n’êtes pas l’évêque d’Aix, vous ne pouvez être, je le devine à votre langage, que l’évêque de Castries, pour lequel nos populations ont un pieux respect, et mérité.

— Je suis, en effet, celui que vous dites.

— Ne craignez donc rien de nous. Nous savons, Monseigneur, que vous êtes resté bienfaisant, au faîte des honneurs, et que vous savez étendre sur les pauvres une main digne de l’anneau pastoral…

Et regardant la main du prélat, appuyée et pendante sur le bras du fauteuil :

— Une main de race ! ajouta Gaspard avec finesse. Elle ne voudra pas refuser à deux enfants la bénédiction que je persiste à lui demander.

— Monsieur, dit l’évêque, la violence, même sous le masque de l’urbanité parfaite, n’obtiendra rien de votre captif. Obéir à la menace me serait une honte ineffaçable. Je ne relève que de Dieu… Ah ! çà, quelle idée vous faites-vous donc du prêtre ?

— La plus noble du monde, Monseigneur, surtout sachant à qui je parle ; mais s’il y a de bons prêtres, j’en ai vu de mauvais ; il en est des prêtres comme des magistrats ; et l’apostolat, comme la magistrature, obtiendrait partout un respect comparable à celui que vous inspirez, Monseigneur, si l’un et l’autre avaient moins de défaillances, et publiques. Nous ne voulons, avec vous, que justice et bienveillance. Et si je suis un réprouvé, c’est qu’il y a, selon moi, deux Églises : l’une qui s’éloigne du Christ, l’autre qui le cherche… Ma mémoire a enregistré naguère, et pour toujours, certaine phrase d’une bulle publiée, en 1318, par Jean XXII, qui fut pape chez nous, en Avignon, après avoir été évêque chez nous, à Fréjus. Sa bulle déclarait ceci : « Il y a deux Églises, une charnelle, accablée de richesses, perdue de délices, souillée de crimes ; l’autre spirituelle et libre dans sa pauvreté. » Je suis, Monseigneur, le fidèle de celle-ci, — l’Église du cœur, celle de François d’Assise.

Un trait de lumière douce traversa l’âme du bon évêque. Ses paupières battaient ; elles se fermèrent un instant ; il porta la main sur ses yeux ; on ne sait s’il n’essuya pas une larme ; il n’oubliait point cependant qu’il avait devant lui — l’adversaire :

— La date de 1318 ne prouve rien contre l’Église éternelle, monsieur ; mais vous êtes un homme singulier et un plus singulier bandit… Je ne désespère pas de vous voir finir en ermite, ajouta-t-il en souriant… Suis-je libre enfin ?

Gaspard crut comprendre que le vaillant prélat ferait, s’il était libre, ce qu’il refusait à la menace.

— Oui, Monseigneur. Et sans doute me rendrez-vous témoignage quelque jour.

— Je déplore, monsieur, qu’on puisse trouver de si bons sentiments chez un bandit.

— Il serait plus logique et plus juste de vous en réjouir, Monseigneur… Au rebours peut-être de ce que vous pensez, je dis que le bandit a peut-être plus de mérite, en tous cas plus de difficulté que le saint, à garder de bons sentiments.

— Monsieur Gaspard, dit l’évêque avec beaucoup de simplicité, puisque me voici libre et que vous n’exigez plus rien de moi, je vous prie de faire amener ici les deux enfants dont vous m’avez parlé. Vous avez raison : même aux égarés, surtout aux égarés, Christ accorde sa bénédiction. Il a pardonné, sur la croix, au bon larron. En son nom, et n’obéissant qu’à Lui, je bénirai… pour que cette bénédiction devienne votre rachat.


Gaspard avait donné des ordres à Sanplan. Bernard et Thérèse, près de la porte, attendaient, anxieux.

Ils entrèrent, muets d’étonnement, et se jetèrent aux pieds de l’évêque.

Alors Gaspard, avec noblesse :

— Je jure, Monseigneur, de n’employer désormais le zèle de ce jeune homme à aucune œuvre que puisse me reprocher votre conscience.


Les deux fiancés s’inclinaient ; et le prêtre fit sur eux le geste auguste de la bénédiction.

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