Le fameux chevalier Gaspard de Besse : $b ses dernières aventures
CHAPITRE XVIII
En attendant la chute du Parlement, Gaspard, usurpant les fonctions de cette haute assemblée, rend, à sa façon, et à exemple de saint Louis, la justice, sinon sous un chêne, du moins sous un pin parasol.
Ses actes d’espièglerie ne tardèrent pas à réjouir non seulement Mme de Lizerolles, mais toute la Provence.
Ce fut la belle époque de Gaspard de Besse. Sa réputation, parmi les pauvres gens, était à son apogée. Il était vraiment pour eux le justicier.
L’intérêt que lui portait la patricienne l’avait d’abord élevé à ses propres yeux ; l’amour qu’elle lui prouvait maintenant, achevait de lui conférer, pensait-il, une sorte de dignité secrète qu’il voulait soutenir. La Femme créait ainsi les chevaliers d’autrefois.
Gaspard dut en arriver à tenir, à jour fixe, une sorte de lit de justice dans les collines de Vaulabelle. Il réalisait le mot du paysan de Signes, qui, délivré par lui d’un voleur de fruits et de légumes, s’était écrié : « Voilà le roi qu’il nous faudrait ! il rend la justice lui-même, et ça ne traîne pas ! » Et Gaspard, en riant, se comparait à Haroun-al-Raschid, jugeant, chaque matin, quelque nouvelle affaire ; et il appelait Sanplan son grand vizir.
On venait à lui de fort loin, et pour lui soumettre, la plupart du temps, des causes embrouillées, ou des cas de conscience qui auraient sans doute embarrassé le Parlement, et qui auraient pu devant ce haut tribunal, attirer des disgrâces aux plaignants eux-mêmes.
Gaspard se tenait assis sur une roche de la colline, à peu de distance du parc, sous un pin parasol centenaire, comme saint Louis sous son chêne légendaire.
Sanplan et Pablo à sa droite, Bernard et Lecor à sa gauche, trônaient sur des pierres disposées en manière d’escabeaux. Deux des anciens archers étaient présents et tout prêts à intervenir, au besoin, par la force.
On cite quelques-uns de ses arrêts.
Devant ce tribunal, apparut un jour une pauvre femme amenée par son mari.
— Homme, dit Gaspard au mari, de quoi vous plaignez-vous ?
— Voici, monsieur Gaspard. J’ai trouvé, un matin, en rentrant dans ma bastide, à une heure où l’on ne m’attendait pas, ma femme avec un homme.
— Ce sont des choses qui arrivent, dit Gaspard, et qui sont plus ou moins fâcheuses, selon la manière dont on les prend… Femme, niez-vous l’accusation ?
— Non, dit-elle, baissant la tête.
— Alors, vous, le mari, que fîtes-vous ?
Le mari déclara :
— J’imaginai ceci : je demandai à l’homme — que je connaissais, bien entendu — de me donner un bel écu.
L’auditoire éclata de rire.
— Le peuple a tort, prononça Gaspard, de devancer par ses rires le jugement des juges. C’est un grand mal, comme celui de juger par avance sans preuves ni discussion. Attendez donc pour rire de savoir pourquoi ce mari demanda un écu à l’amant de sa femme.
— Cet écu, dit l’homme, devait être, comme vous allez le voir, la punition de ma femme, en lui donnant à entendre qu’elle s’était conduite comme ces créatures de rien qui se livrent pour de l’argent.
— Femme, prononça Gaspard, je vous cherche une excuse. Aimiez-vous votre amant, ou bien vous étiez-vous donnée par intérêt, pour obtenir cadeaux quelconques, en nature ou en argent ?… Soyez sincère. Tout pardon n’est jamais qu’à ce prix.
Le mari voulut parler.
— Attendez qu’on vous interroge. Vous, femme, parlez…
— J’avais de l’amour pour cet homme qui était veuf, et de notre voisinage ; il avait vu maintes fois mon mari, qui est un caractère violent, me maltraiter pour ceci ou pour cela, en me criant mille sottises. Cet homme m’avait des fois consolée ; et, oui, que je l’aimais ! Et, pour ce qui est des cadeaux, que m’aurait-il donné, pechère ! n’ayant rien que son bêchard, sa pelle et ses bras ?
— Or çà, vous, le mari, que venez-vous demander ?
— Je viens demander que vous fassiez comprendre à la femme, comme la punition est juste que j’ai choisie pour elle, en me faisant remettre cet écu.
— Lui avez-vous demandé si elle aimait cet homme ?
— Qu’elle l’aimât ou non, qu’est-ce que ça aurait changé à mon affaire ? Le péché contre moi était le même. J’ai puni ma femme.
— Mais, vous l’avez punie d’une façon qui n’est pas juste, puisque cette femme ne s’est pas vendue.
— Vendue ou non, la punition de ma femme sera d’être traitée en catin.
— Vous raisonnez comme ferait peut-être tout un Parlement, mon pauvre homme ! La vraie justice voit les choses différemment. Il faut qu’un châtiment soit à la mesure de la faute.
La femme s’enhardit à parler encore, sans en demander permission :
— Faites-lui dire, monsieur, comment il a employé, le bourreau ! cet écu qu’il a toujours dans la poche de son corset (gilet).
— Homme, répondez ! commanda Gaspard.
L’homme se mit à rire d’un gros rire :
— Chaque fois, dit-il, que je rentre pour manger la soupe que la femme m’a préparée, je tire cet écu de mon corset, je le fais tomber et tinter sur la table, afin que la femme, chaque fois, se rappelle sa faute et m’en demande de nouveau pardon. Elle s’est révoltée à la fin, et m’a traité de lâche et de bourreau sans cœur, et m’a menacé de s’aller jeter à l’eau… mais par Dieu ! tant qu’elle vivra, à chaque repas, je lui imposerai cette peine d’entendre tinter l’écu sur la table et de le voir luire au soleil, à côté de mon écuelle.
Gaspard fronçait le sourcil.
— C’est vrai, dit la femme en pleurant, que je dois supporter ce supplice tous les jours, et deux ou trois fois par jour ! et bien sûr que je m’irai noyer, si cela dure plus longtemps… Je deviens folle, d’avoir une punition de tous les jours pour un péché d’un pauvre moment.
— Entends-tu, toi, le mari ? dit Gaspard. Lâche bourreau que tu es, en effet !… Je vois ton affaire : tu as eu peur de l’homme, et tu t’es retourné contre la faiblesse de cette malheureuse créature sans malice. Si, avant sa faute, tu ne l’avais pas tourmentée, elle n’aurait sans doute pas cherché à t’oublier. Et toi, tu as, sans péril ni risque, inventé une torture malicieuse et abominable. Tu n’as pas mesuré la punition à la faute, et tu es pourtant de ce peuple que la loi de torture indigne ! C’est ta femme qui aurait dû t’amener devant moi, au lieu que tu l’y as traînée, dans l’espoir de lui faire honte publiquement. Rappelle-toi qu’une vraie justice n’a jamais rien de féroce.
Et se tournant vers ses lieutenants :
— Sanplan, Bernard, vous ferez rechercher l’amant de cette femme. Il faut savoir sa pensée sur toute cette affaire.
— Je suis là ! dit une voix, dans l’auditoire qui était assez nombreux. J’ai épié ce mari cruel, comme il sortait de sa maison ce matin, et je l’ai suivi jusqu’ici.
— Es-tu prêt à vivre avec cette femme comme si tu étais son mari ?
— Oui, dit l’homme.
— Femme, avec lequel de ces deux hommes voulez-vous vivre ?
— Pour le repos et le bonheur de ma vie, je voudrais quitter mon mari, dit-elle, mais il a été le père de mes deux enfants qui sont morts ; et s’il me veut encore avec lui, je resterai ; mon péché ne sera-t-il pas assez expié, si, jusqu’à la mort, je lui fais la soupe et entretiens sa maison, sans entendre, à chaque repas, sonner sur la table son écu maudit ?
Pablo se leva et, d’un grand sérieux, prononça :
— La femme adultère était lapidée par le peuple, et elle fut pardonnée par le divin Maître.
— S’il pardonna, dit l’homme, c’est qu’il n’était pas marié !
— Les maris savent aussi pardonner, et quelquefois avec esprit, répliqua Pablo gravement. J’en ai eu la preuve un jour, dans un de nos villages, aux environs d’Hyères. Un jour de saint Paul, qui est, comme vous le savez, la fête du bétail, — pendant que les bêtes, bœufs, vaches, chèvres et boucs moresques, défilaient devant l’église pour recevoir la bénédiction que le pasteur des âmes, debout sur le parvis, leur envoyait avec l’eau bénite de son goupillon, — on vit arriver un animal singulier, à deux pieds. C’était, au su de tous, le plus grand cocu de Provence… Pour répondre aux plaisanteries dont on le persécutait sottement, il s’était fabriqué une sorte de chapeau de bois, maintenu par des lanières de cuir qui lui passaient sous le menton, et surmonté de deux gigantesques cornes, charitable héritage de son bœuf, mort par accident. Cet homme hardi, coiffé de ces deux cornes qui étaient fort pointues, vint bravement se faire bénir avec les autres bêtes cornues ; — il montra ainsi tant de spirituelle bravoure, que, par crainte peut-être d’un coup de corne, jamais plus personne n’osa rire de lui, sinon pour le féliciter sincèrement d’avoir pris, avec tant de bonne humeur, son parti d’une aventure si commune. Et il fut récompensé par la fuite de sa femme… Elle quitta le mari, mais elle emportait son pardon ; — et tout le monde fut content. Voilà, mon ami, l’exemple que je propose à vos méditations.
On riait.
— Pablo, prenez ce maudit écu, commanda Gaspard, vous le donnerez à un pauvre… Et vous, le mari, consentez-vous à garder votre femme, en oubliant sa faute ?
L’homme hésitait : « Je ne sais que faire ! » dit-il.
— Dès lors que vous hésitez, la femme, si elle y consent, ira avec celui qui la mérite ; et, de nous, ce couple nouveau, recevra une somme convenable… A d’autres.
Un jeune homme s’avança et, d’un ton important :
— Maître Gaspard, je vous annonce que je viens pour entrer dans votre troupe, où je rendrai les plus grands services !
— Oh ! oh ! fit Sanplan, voilà une étonnante assurance ! Avec cela, mon garçon, tu m’as l’air d’un âne ! mais ce n’est pas ici un moulin et tu vas, je gage, t’en apercevoir.
— Debellabo superbos ; exaltabo humiles, dit Pablo.
— On n’entre pas dans ma troupe sans y avoir des titres, fit observer Gaspard.
— Ça ne peut pas être difficile, répliqua le jeune homme ; chacun sait qu’on y trouve des échappés de galère, à qui vous n’avez pas demandé, je pense, des certificats de sainteté.
— J’avais bien deviné que vous êtes un sot, dit Gaspard ; j’ai recruté ma troupe comme je l’ai entendu. Et pour se former une troupe qu’on exposera chaque jour aux pires châtiments et à la mort, il est honnête de choisir des hommes qui déjà furent condamnés, car ceux-là gagnent au lieu de perdre au changement d’état qu’on leur offre. Et cela est bien. Apprends que naguère un juge américain, désolé d’avoir été mis dans l’obligation de condamner à la pendaison un assassin, repentant il est vrai, — le dépendit de ses propres mains, et se félicita ensuite d’avoir conservé ainsi un excellent soldat à la cause de l’Indépendance. Il est bon d’utiliser les repentirs. Mais toi, qui ne connais ni les prisons, ni les galères, pourquoi veux-tu t’enrôler parmi mes bandits ? As-tu seulement été pendu ?
— Non, maître Gaspard.
— Alors, que viens-tu faire ici ? Nous ne sommes pas des gens qui cherchent à mal faire, mais à réparer le mal qu’ils ont appris à connaître. Qu’est-ce qui t’a fait prendre la résolution de t’enrôler dans ma bande ?
— La paresse ! fit, en souriant, le jeune effronté.
— En vérité ?… Et crois-tu que le métier de soldat soit une profession de bras croisés, de fainéants et d’endormis ? Il faut savoir coucher sur la terre nue ou sur le rocher, gouverner les bêtes, faire sentinelle à son tour par tous les temps ; s’éveiller à la moindre alerte, parcourir à pied de grandes distances, à travers bois, pour déjouer l’ennemi.
— Ce sont là des occupations qui m’amuseront comme la chasse, répliqua le jeune homme. Ce qui me déplaît, c’est ce qu’on appelle le travail qui, si j’en crois mon curé, est imposé par Dieu aux pauvres hommes, comme punition d’un péché qu’ils n’ont pas commis.
— En résumé, c’est le travail qui t’ennuie ? Moi, je regrette le temps, mon garçon, où je battais le fer dans ma forge. A qui travaille, une joie entre dans le cœur. Et si tu penses que ma troupe est une association de paresseux, tu me fais injure. Et, afin que de mes paroles tu te souviennes longtemps, on va t’appliquer de ma part une douzaine de coups de bâton !… Allons, empoignez-moi ce gaillard-là !
Les archers firent mine d’obéir. Le jeune gaillard se sauva.
— C’est tout ce que je voulais, dit Gaspard, en riant. Laissez-le courir. Ne voyez-vous pas bien qu’il se rend au travail ?… Eh ! toi ! là-bas, l’homme en habit de laquais ? que nous veux-tu ?
Un grand escogriffe s’avança :
— Moi, je remplis toutes les conditions que tu désires, capitaine Gaspard. Depuis deux ou trois jours, le seigneur chez qui je sers, comme valet de chambre, étant à l’agonie, j’ai cru pouvoir profiter de ce favorable moment pour le mieux voler, c’est-à-dire d’une plus forte somme qu’à mon ordinaire ; mais voilà que ses enfants me soupçonnent, et je crois n’avoir rien de mieux à faire que fuir la maison où, depuis plus de dix ans, j’ai commis nombre de larcins, assez importants et ingénieux pour me donner tous les titres à tes éloges, et à mon admission dans l’honorable compagnie dont tu es le chef. Je puis devenir un de tes meilleurs serviteurs.
— En quoi tu te trompes singulièrement, mon garçon !… Ah ! ça, quelle idée te fais-tu donc de Gaspard de Besse ? Crois-tu que ce soit un coupeur de bourse, chef de vulgaires coureurs de bourse ? Crois-tu que mes gens soient des misérables de ta sorte, sournois, hypocrites et sans bravoure ? Nous attaquons, nous, les gens en plein jour, au risque de nos vies, et seulement afin de prouver aux juges du roi que leur justice est mal faite, puisqu’elle nous révolte et puisqu’elle est impuissante à nous réduire. Les moyens violents que nous employons, n’auront, grâce à Dieu, qu’un temps, et je regrette d’y être contraint. Quant au vol tel que tu le pratiques, c’est une des plus basses actions qu’on puisse commettre. Voler par trahison l’homme qui se croit en sûreté dans sa maison ! profiter de son agonie, et de la douleur des siens, pour faire main basse sur son bien ! dévaliser le mourant qui payait de son or ton mauvais travail ! piller la maison qui t’abrite ! où, malade, on te soignait ! où tu partageais le pain des maîtres ! — c’est la plus parfaite des ignominies, et tu as raison de fuir bien loin du lieu de ton crime.
— Alors, dit l’homme inconscient, vous me gardez ?
— Oui et non, dit Gaspard. Si je m’écoutais, je te ferais pendre, mais pour ton genre de crime, la juridiction du Parlement est assez bonne. C’est pourquoi, dom Pablo, on attachera ce dégoûtant, ce bas voleur, à la queue de votre âne ; et, avec une escorte de deux de nos hommes, vous le conduirez, dans cet équipage, à Aix. Là, vous le livrerez aux sergents du Roi, avec une lettre que je vous donnerai pour eux, signée de mon nom et cachetée de mes armes. Le cas s’est déjà présenté ; et ils savent que, lorsque je leur envoie un client, ils peuvent préparer la corde.
L’homme se mit à rire.
— On m’avait prévenu de n’avoir pas à m’étonner de vos plaisanteries, maître Gaspard…
Lorsqu’il vit s’avancer deux estafiers en tenue d’archers, qui l’appréhendèrent, il les suivit toujours riant, croyant que l’affaire finirait bien pour lui s’il se montrait complaisant ; et il ne fut même détrompé que le surlendemain, dans Aix, où il fit son entrée, précédé d’un âne à la queue duquel il était proprement lié par le cou. Les archers s’emparèrent de l’homme, au nom du Roi, et félicitèrent Pablo, qu’ils connaissaient cependant bien pour ce qu’il était. M. Marin, le président du Parlement, applaudit ouvertement à cette galégeade que Gaspard renouvelait de temps en temps.
Le peuple aimait passionnément ces façons qu’avait Gaspard de parodier les formes de justice et de galéger les parlementaires et tous les régnants ; il y voyait un signe éclatant de la puissance du bandit, mais surtout il goûtait son insolence satirique. Quant à Gaspard, il se rendait compte que ces apologues en action avaient plus d’utile influence sur le peuple que toutes les paroles du monde séparées de l’action ; et ces histoires contées aux veillées, préparaient, selon lui, le cœur populaire à voir clair et à vouloir juste.