Le fameux chevalier Gaspard de Besse : $b ses dernières aventures
CHAPITRE XXI
M. de Paulac, ayant pris des libertés avec les soubrettes, et aussi avec les conseillers au Parlement, proteste contre l’engoûment que montrent les femmes du beau monde en faveur du bandit Gaspard.
Depuis que le valet de chambre, à Lizerolles, l’avait accommodé une première fois, Gaspard ne portait plus moustache ; et il était coiffé d’une élégante perruque. Le Parlement ne possédait de lui qu’un signalement de vieille date.
De plus, M. de Paulac étant un homme de trente-cinq ans environ, et bien qu’il parût, d’après les lettres interceptées, ne pas être connu à Aix, Gaspard, en bon acteur, et conseillé par son comédien Jean Lecor, avait pris la précaution de se vieillir légèrement. Au moyen du crayon, il avait indiqué, aux coins des lèvres et du nez, l’ombre d’une ombre de ride.
Par-dessus tout, il se donnait l’air autoritaire d’un chef de police qui connaît son importance ; et il avait adopté une façon tout à fait déconcertante de fermer les yeux à demi pour regarder les gens, ne laissant glisser, entre ses paupières rapprochées, qu’une partie de son regard aigu et ainsi masqué.
Il regarda tout d’abord de cette manière Marin, en fronçant le sourcil, puis fit circuler sur toute l’assemblée ce même regard gênant, soupçonneux, trop pénétrant.
Enfin, reportant toute son attention sur le président-hôtelier, il parut étonné et satisfait ; tout le monde attendait ses premiers mots… Son front se dérida enfin ; et il prononça, d’un ton grave qui contrastait avec ses paroles et en augmentait le comique :
— Par tous les Saints ! Que voilà donc, monsieur, un ventre merveilleux ! C’est d’abord ce qui m’enchante et m’étonne ; n’en soyez pas surpris vous-même. En vérité, monsieur, lorsqu’il est ainsi fait, un maître d’auberge prouve, rien qu’en se montrant, l’excellence de sa cuisine. Nul doute que vous vous en pourléchiez volontiers les babouines, avec autant d’avidité que de délicatesse. Et, parole d’honneur ! vous devriez, pour vous servir d’enseigne à vous-même, vous pendre à la lanterne de votre hôtellerie.
Ce discours terminé, Gaspard donna, sur le ventre présidentiel, une tape discrète.
A ce coup, qui était le second frappé au même endroit, Marin demeura un instant sans voix. Quelqu’un, derrière lui, souffla :
— Tu l’as voulu, Marin !
Un autre :
— Répliquez donc ! Hardi !
Les dames, assises, cachaient leur petit rire sous l’éventail.
Bien entendu, les parties d’échecs elles-mêmes étaient interrompues.
Marin retrouva la parole :
— Monsieur, dit-il enfin ; monsieur, s’il me fallait pendre à mon auvent une enseigne vivante, je ne trouverais pas mieux que votre gros intendant, qui d’ailleurs a l’air fait pour être pendu.
— Mon intendant, monsieur l’hôte, aura sans doute mérité, par quelque facétie inconsidérée, ce traitement sévère, — car il n’est pas très spirituel, vous avez pu, je pense, vous en apercevoir ; ni très rompu aux belles manières.
Sanplan allait répliquer, mais Gaspard :
— Allons, Benoît, et vous Baptiste, laissez-moi et gagnez vos logements personnels… Quant à vous, Benoît, soyez particulièrement attentif à mon service, et tâchez d’éviter les écarts de langage.
Sanplan et Bernard sortirent avec dignité.
On présenta cérémonieusement à M. de Paulac l’un des gentilshommes présents, lequel, à son tour, présenta deux ou trois des jeunes beautés qui s’approchaient, toutes pimpantes.
La marquise de La Gaillarde, occupée à quelque bavardage, n’avait pas reconnu Gaspard ; mais, lui, l’avait déjà aperçue.
On lui nomma ensuite quelques gentilshommes ; puis on lui désigna, avec un affecté dédain, La Trébourine et Leteur comme gros négociants en grains, à qui leur fortune donnait accès dans une si fastueuse maison.
— C’est un singulier maître d’hôtel que celui-ci, vint lui dire Montvert à qui on avait fait la leçon. C’est une sorte de maniaque qui se fait un amusement de sa profession. Il entend ne pas la quitter, malgré l’étendue de sa fortune qu’il a, dit-on, faite aux Indes, en sa jeunesse. On le soupçonne, avec raison, je crois, d’être né, de s’appeler La Galinière, et de voiler décemment ses titres de haute noblesse qui sont des plus authentiques ; il doit être le descendant, dégénéré en quelque manière, spirituel pourtant, d’un hobereau distingué ; et finalement il a su faire de sa maison un lieu de réunion aimable et facile, pour la meilleure noblesse d’Aix. Nous tolérons de sa part une certaine familiarité qui ne dépasse jamais les limites supportables…
— On m’avait conté tout cela, affirma Gaspard ; et c’est pourquoi, vous me voyez ici, et ravi d’y être en si belle et bonne compagnie.
On ne sait ce qu’entendit le sourd, mais, à la grande stupéfaction de Gaspard il répliqua :
— Je ne suis pas veuf.
L’aimable soirée avait un air de fête. La présence d’un personnage aussi considérable que M. de Paulac mettait un éclat inaccoutumé dans les yeux des femmes, car elles aiment plaire aux puissants, et exciter les hommes à la lutte contre le rival de passage. Tous reconnaissaient que l’étranger était beau, élégant, spirituel, séduisant.
Beaucoup, hommes ou femmes, regrettaient tout bas qu’on se fût engagé dans une galégeade qui, lorsqu’elle lui serait dénoncée, pourrait déplaire à un tel homme, si charmant ! Il était en vérité dommage de le « gaber » si insolemment ! Bah ! il était homme à imaginer une réplique qui serait drôle sans être méchante ; et la farce continuait. Il le fallait bien, et ne plus se préoccuper de savoir si elle était ou non de bon goût.
Marin disait à Gaspard, c’est-à-dire à M. de Paulac :
— Oui, monsieur, je suis petit neveu de Vatel ; et j’ai hérité son épée. La voici à mon côté, telle qu’on la retira du corps de ce gentilhomme qui, n’étant pas responsable du retard de la marée, aurait dû dire comme François Ier après Pavie : « Tout est perdu, c’est-à-dire l’ordonnance du repas, mais non pas mon honneur, ni celui de la France. » Il mourut victime d’un scrupule absurde autant que respectable !
Et ce disant, Marin, tirant son épée, en faisait remarquer à Gaspard, la finesse, la souplesse et, en un mot, la beauté.
— Comme petit neveu de Vatel, monsieur, j’ai hérité, outre son épée, sa passion de la bonne cuisine, art éminemment français. J’ai parcouru l’Italie et l’Espagne, qui sont pays d’une sobriété savante et vraiment gracieuse. L’Angleterre, au contraire, comprend la nécessité d’une cuisine plantureuse, vu son climat, et c’est la patrie des rôtisseurs ; de même la Hollande et la Flandre ; mais l’Allemagne, mais la Prusse, monsieur ! la Prusse est à proprement parler, la patrie du porc. Ah ! monsieur ! pour comble d’inconscience, on y appelle délicatesses toutes les lourdes bagatelles de la cochonnerie. Lourdes bagatelles, pesante nourriture, indigeste boisson. Ces gens-là mangent comme la bête fauve qui, au fond des bois, se gorge et se gonfle de proie sanguinolente. Il faut se méfier d’un pareil peuple, monsieur ; il voudra quelque jour dévorer l’Europe, engloutir le monde, digérer l’univers. Ah ! monsieur, on sait manger dans les autres pays ; en Prusse on engloutit, on dévore, on absorbe, on goinfre, on avale, on engouffre, on bâfre, on gloutonne, on se gave, on se bourre, on se gonfle, on s’empiffre, résultat : un empâtement charnel, qui étouffe l’esprit cérébral sous la violence des appétits ou esprits gastriques, et qui anéantit tout sentiment élevé ou charitable ; en sorte qu’un peuple si affamé ne cultive son intelligence qu’en vue seulement de fabriquer des cochonailles ; ou bien des engins de mort, c’est-à-dire des pièges destinés à duper la proie, à la prendre et à l’enfourner toute vive dans le gaster pantagruélique d’un Pantagruel sans ironie ni gaîté, qui s’en crèvera… ouf !… Nous seuls, monsieur, savons exécuter une omelette élégante, crémeuse, dorée et légère ; nous seuls avons le secret d’une odorante grillade obtenue sur un feu de vigne aromatisé de romarin. En cela, monsieur, nous sommes inimitables !
Marin venait d’achever son essoufflant discours, lorsque la petite comtesse, toute gentille dans son rôle de Lisette, s’approcha de Gaspard, superbe dans son rôle de Paulac, et lui présenta coquettement un plateau sur lequel étincelaient un flacon de cristal empli de vin d’Espagne, et des verres de Venise, en forme de lys.
Gaspard, ayant regardé le plateau, le flacon de cristal ciselé, et les verres pareils à des fleurs, leva les yeux sur la comtesse et, devinant sans peine la femme de qualité sous un costume de chambrière, il lui prit le menton…, ce geste étant selon la tradition des gentilshommes en séjour dans les hôtelleries.
Puis, ayant bu, il dit, verre en main :
— Que voilà, malepeste, un minois de mon goût ! Vertubleu ! monsieur l’hôte ! rien que pour voir cette frimousse-là, on deviendrait volontiers le client de votre maison, surtout la nuit !
Mais le mari de la prétendue Lisette, oubliant de rester à son rang de Frontin, s’était approché, poussé par la jalousie ; et, ayant entendu ces paroles qui le mirent en colère :
— Monsieur, dit-il à Gaspard, c’est ma femme !
Gaspard, se retournant et flairant le gentilhomme et le mari sous l’habit du valet :
— Que me veut ce maraud ? fit-il avec rudesse.
Insulté, le comte, trop bien déguisé, s’oublia, et faisant le geste involontaire de chercher son épée absente, il mit de la hauteur offensée dans ce simple mot :
— Marquis !
Gaspard répliqua :
— Jocrisse ?
Et lui donna du pied au bas du dos, avec une grâce inimitable.
Frontin allait éclater en cris de rage, quand Marin lui saisissant le bras :
— Chut ! et patience !… C’est si drôle !
— Un peu trop ! grinça Frontin qui s’éloigna en se frottant les fesses.
Gaspard s’amusait fort, songeant qu’il n’était pas venu pour faire autrement ni mieux que donner du pied aux parlementaires et à leurs amis.
Lisette attendait que Gaspard remît le verre sur le plateau. La joie courait dans l’assistance.
— Ne vous étonnez pas trop de… l’insistance de ce valet, monsieur, dit Marin ; il est très véritablement, comme il l’assure, le mari de Lisette ; il n’est pas bête au fond ; et, s’il a pris le ton d’un gentilhomme offensé, c’est par badinage, et pour faire passer, non sans esprit, sa protestation conjugale.
— Monsieur mon hôte, dit Gaspard, la vanité d’un chef de police va jusqu’à prétendre qu’il sait comprendre ces choses simples, sans qu’il soit besoin qu’un sot les lui explique.
A ce mot, la gaîté des assistants fut portée au comble ; Leteur, et La Trébourine surtout, exultaient.
— Il faut que vous sachiez, monsieur, déclara Marin d’un air hautain, que les plus grands noms de l’armorial de Provence forment la liste de mes invités, et que nul de ces gentilshommes, familiers de ma maison, ne me traite sans quelque courtoisie. J’aime à croire que vous vous rangerez à suivre un si galant exemple, dès que vous aurez jeté un coup d’œil sur ma liste de ce soir.
Il la montra. Gaspard l’examina :
— Grands noms, en effet… Ah ! Ah ?… Un Cocarel ? Sera-ce le père ou le fils ? ou tous les deux ?
— Le père, s’est fait excuser. Nous n’aurons que le fils.
— Bien ; j’ai à lui faire une communication secrète.
— Pour être tout à lui, dit Marin, vous pourrez vous retirer dans les appartements qu’on vous a désignés à votre arrivée, et dont monsieur votre intendant… s’est montré satisfait… mais vous ne paraissez pas remarquer, sur ma liste, ce nom-ci, le plus beau peut-être : Mirabeau !
— Le fils ?
— Non, le père… Et, ici, voyez un beau nom encore : La marquise de la Gaillarde, dont le mari est un… débris de Fontenoy.
— Je sais, je sais, fit Gaspard.
— La voici qui s’approche.
— Je suis déjà charmé.
— En ce cas, mon devoir, monsieur, est de vous laisser en sa délicieuse compagnie.
Il s’inclina et s’éloigna ; et la marquise :
— Ai-je mal entendu ? dit-elle à Gaspard sans le reconnaître ; et ne parliez-vous pas de Fontenoy, — c’est-à-dire de moi, monsieur de Paulac ?
— Si vous aviez vu Fontenoy, madame, les flammes de vos yeux seraient à demi-éteintes, les lys et les roses de votre visage seraient à demi fanés, — et monsieur votre époux n’aurait plus besoin de soigner l’heureuse goutte qui nous permet de vous voir sans lui.
Elle le regarda attentivement. Le son de cette voix lui était connu… Elle éprouva un léger frisson : crainte ? ou volupté ?… Elle ne pouvait admettre qu’une singulière ressemblance…
— Madame, murmura alors Gaspard d’un air mystérieux, l’homme est d’étoupe ; la femme est de feu… le diable souffle.
— Ah ! mon Dieu ! fit-elle.
— Vous brûlez !…
Elle chuchota :
— Quoi ! Vous ? C’est vous !… Quelle imprudence ! mais alors…, le vrai monsieur de Paulac ?
— … est en sûreté ; j’ai appris qu’on lui préparait une mystification, et j’ai désiré lui en épargner le ridicule… J’arrête le courrier de temps en temps, comme vous savez.
— Hélas ! fit-elle ; puis, éclatant de rire :
— Mais c’est charmant !
Aussi insolent qu’un valet véritable, Frontin, de nouveau, s’était approché, — et il cherchait à entendre.
Gaspard, se retournant brusquement vers lui :
— Que me veut encore ce maroufle ?
Et, pour la seconde fois, son pied visita les chausses de M. le comte, qui se jugea décidément trop bien camouflé.
Et comme, en s’éloignant, le faux valet lui montrait le dos :
— Voilà, dit Gaspard, un derrière fort amoureux de ma botte !
Marin était accouru :
— Décidément, Frontin…, je vous chasserai ! Tenez-vous mieux.
Lisette, indulgente à son mari, et surtout prompte à se rapprocher du gentil Paulac, accourut aussi :
— Pardonnez-lui, monsieur ! dit-elle au prétendu chef de police.
— Soit, pour amour de tes beaux yeux, friponne ! mais je veux te baiser dix fois, afin qu’il enrage !
Frontin revint, comme attiré par la botte de Gaspard, et ne put s’empêcher de dire en frappant du pied :
— Ah ! c’est assez, à la fin, monsieur !
— Assez ? Non, ma foi ! En voici encore ! dit Gaspard.
Et, pour la troisième fois, son pied atteignit au bas des reins le gémissant et soi-disant valet.
Marin prit la main du comte, et, la lui serrant :
— C’est fini ! du courage, Frontin, mon ami !
— Vertubleu ! s’exclamait Gaspard, voilà bien l’esprit nouveau ! Le dernier des laquais affiche son impertinence, et ne sait plus souffrir qu’un bon gentilhomme lutine sa femme ! C’est intolérable ! Il est donc vrai qu’une abominable révolte couve au cœur des peuples ! Je vois avec chagrin grandir ce mal incroyable !
Et comme on l’entourait pour le mieux écouter :
— Vous rappelez-vous qu’un Voltaire, par trop… libertin, voyait dans Mandrin… un héros ! Est-il étonnant, après cela, que votre peuple de Provence aime et favorise un Gaspard de Besse !
— C’est bien vrai ! approuva La Trébourine.
Alors Marin, penché à l’oreille de M. de Paulac :
— Entre nous, tout à fait entre nous, M. de Voltaire n’avait pas tort, et notre Gaspard a du bon.
A ce mot, Gaspard, feignant l’indignation, se retourna contre Marin, avec un mouvement de jambe qui menaçait le président-cuisinier d’un châtiment pareil à celui dont gémissait Frontin.
— Tu dis, coquin ? s’exclama Gaspard.
Marin insista, courageusement :
— Je vous en demande pardon, mais…
Et il chuchota, un peu haut, à l’oreille de Gaspard :
— Notre parlement a des torts ; et, sur les fautes du Parlement, le président Marin partage l’opinion du fameux Gaspard.
— Qu’entends-je, confia tout bas Leteur à La Trébourine, — le président nous trahit !
La marquise de la Gaillarde intervenant :
— Sachez, monsieur, que ce Gaspard est adoré des femmes.
— Et pourquoi donc, marquise ?
Ce fut alors à qui raconterait un trait de galanterie attribué à Gaspard de Besse ; et, bien entendu, on cita tout d’abord l’histoire du bandit qui, voulant couper un doigt de femme pour s’assurer la possession d’une bague de prix, fut tué par Gaspard d’un coup de pistolet…
D’une manière inattendue, M. de Paulac répondit à cela, d’un ton froid et sévère :
— Je connais cette histoire ; et vous feriez mieux, messieurs, et vous, mesdames, de n’en jamais parler, car des traits pareils sont de nature à faire aimer ce héros de potence !
Mademoiselle de Malherbe osa protester :
— Songez, monsieur, qu’il n’a aucun meurtre à se reprocher, car l’acte qu’on vient de narrer est celui d’un justicier, protecteur des femmes.
— Ce Gaspard, ajouta madame de La Gaillarde, est un aventurier hardi, nullement un voleur vulgaire. Ses entreprises ont un caractère, comment dirai-je ? politique.
— Oui-dà ! ricana le faux Paulac ; eh bien, même s’il en est ainsi, surtout s’il en est ainsi, nous agirons contre lui avec la plus grande énergie.
— Oh ! monsieur, supplia Mlle de Malherbe, dites-nous que, dans vos rapports à Sa Majesté, vous serez clément à notre bandit préféré ?
Et toutes les femmes en chœur :
— Promettez, de grâce, qu’on ne le pendra point.
— Ce que j’entends est inouï, invraisemblable ! gronda le pseudo-envoyé du lieutenant général de police… Votre bandit préféré mérite la roue, mesdames ! Il y arrivera.
— Quoi ! dit encore Mlle de Malherbe en voilant ses beaux yeux d’une main tremblante, — on lui romprait les bras ?
— Et les jambes ! affirma Paulac brutalement.
— Monsieur, dit Leteur, n’écoutez point les femmes. Elles raffolent de ce gredin qui est un danger d’autant plus grand qu’il paraît être un ensorceleur. Un bon bûcher serait bien son affaire ; mais la mode en est presque passée, par malheur.
— Je suis du même avis que Leteur, insista La Trébourine.
Les femmes, découragées par le ton menaçant du prétendu Paulac, et voyant Leteur lui parler d’un air mystérieux, s’étaient éloignées.
Marin observait tout, était tout à tous.
— Messieurs, dit Gaspard à Leteur et à La Trébourine, qui êtes-vous donc, pour me donner des conseils sans en être priés ? Car enfin, nous sommes ici dans une hôtellerie, dans un lieu public ?
— Mais, monsieur, nous avons eu l’honneur de vous être présentés tout à l’heure. L’avez-vous oublié ?
— Complètement.
— Nous sommes, monsieur, nous sommes des juges… avoua étourdiment Leteur.
— Des juges ?
— De bons juges en grains, orge, blés et avoine, monsieur, se hâta d’ajouter La Trébourine, c’est-à-dire que nous sommes de riches marchands… de très riches marchands. Et nous prenons la liberté de vous apprendre qu’il y a, dans Aix, un homme plus dangereux peut-être que Gaspard de Besse… un certain homme qui a la langue et la dent empoisonnées !… une vipère !
— Et cet homme… Quel est-il ? Est-il ici ?
— Il n’est pas ici…, dit Leteur tout bas ; c’est le président du Parlement, monsieur Marin.
— Le président lui-même ! confirma La Trébourine.
Les deux juges parlaient ensemble et ils n’avaient pas achevé, l’un placé à la droite, l’autre à la gauche de Gaspard, que celui-ci, écartant largement tout à coup et rejetant ses bras en arrière, souffleta les deux juges du dos de ses mains ouvertes.
Cela fit un double claquement semblable à un appel.
— Voilà, voilà ! cria Marin qui, ayant vu le geste, accourait gaîment. Que se passe-t-il donc, monsieur ?
— Monsieur, dit Gaspard, votre auberge serait-elle un foyer de sédition, un centre de conjuration ? Voilà deux marchands d’avoine qui se permettent de parler, à moi, Paulac, du président Marin et par conséquent du Parlement même, en termes insupportables ! Les Parlements, messieurs, sont à la fois les soutiens, les avertisseurs et les frondeurs du trône. Le président Marin l’a compris, et vous n’êtes que des lourdauds. S’il arrive que les Parlements se trompent parfois, nous les couvrirons envers et contre tous ; car le principe auquel nous sommes attachés, et que nous défendrons jusqu’à la mort, entendez-vous, c’est le principe d’autorité ; la justice ne vient qu’ensuite… lorsqu’elle vient… Traiter le président, devant moi, de vipère ! cela confine au crime de lèse-majesté !
— Ils ne le feront plus, n’est-ce pas, chers confrères ? dit Marin, qui, décidément, se félicitait du succès de sa soirée.
Et dans tout l’Hôtel des marins ce ne fut qu’un cri : « Quelle énergie, ce Paulac ! Que de décision !… »
— Tout de même, murmuraient les femmes entre elles, il faudra lui faire entendre que notre Gaspard est un bon diable !
Un valet annonça : « M. le comte Séraphin de Cocarel. »