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Le fameux chevalier Gaspard de Besse : $b ses dernières aventures

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CHAPITRE XXIV

Le poète Jean Lecor fait recevoir une pièce en un acte et en vers par la troupe de Gaspard de Besse.

Lorsque, avec le secours de Sanplan et de Bernard, qui illustraient son récit de gestes merveilleux, — Gaspard conta à Lecor et à Pablo la brimade qu’il avait infligée au Parlement et à la Noblesse, dans la propre demeure du président Marin, la gaîté de ses auditeurs fut inimaginable, et si grand le succès, que le poète Jean Lecor déclara n’en avoir jamais obtenu de pareil en toute sa carrière d’auteur et d’acteur comique ; « carrière, dit-il, injustement décriée, puisque l’auteur et l’acteur comiques peuvent apporter de telles consolations aux pauvres humains ! »

— Il faut, conseilla Sanplan, réunir sur-le-champ toute la bande, et lui narrer en détail cette histoire avec tous ses incidents, quorum pars magna

— Halte-là ! se récria Lecor, j’estime que la gloire de Gaspard est à son apogée, après la réussite d’une comédie si parfaitement audacieuse et significative. Elle suffirait à faire l’illustration d’un homme ; et nous pourrions, fièrement satisfaits, ayant tiré l’échelle après cela, rentrer tous dans nos foyers, du moins ceux de nous qui en ont, et aucun de nous ne se peut vanter d’en avoir un ; mais c’est façon de parler. J’admets cependant que le Parlement mérite encore une leçon plus dure ; et notre chef saura la lui donner ; mais, en attendant, puisque la bande s’impatiente parfois de n’en point voir venir l’occasion, — le tableau de la brimade que vient de subir le Parlement tout entier sera un encouragement singulier pour tous nos bandits. Seulement, pour leur en faire comprendre toute la joyeuse importance, il faut non pas la leur narrer, mais la représenter sous forme de comédie ; et, avec l’agrément du capitaine, j’en ferai une pièce en un acte et en vers, que nous jouerons dans un décor naturel, sur un plateau de Cuges. Pablo y jouera le rôle de Sanplan ; Sanplan, le rôle de Marin ; je me réserve celui de Gaspard. Je trouverai mes autres protagonistes dans la troupe : et rien ne sera plus réjouissant à voir qu’un bandit, proprement rasé, faisant Lisette ou la marquise ; et quant à notre glorieux chef, il sera chef de claque et applaudira sa propre apothéose ; car, à la fin, de même qu’on a couronné, du vivant de Voltaire et sous les yeux de Voltaire, à la Comédie française, une image de Voltaire, — de même nous couronnerons de laurier, à la fin de notre représentation, un mannequin représentant, à peu près du moins, notre grand Gaspard ; et j’affirme que, grâce au sujet de la pièce autant qu’à ma verve comique, le souvenir du spectacle que nous donnerons au soleil couchant ou à la lune levante, sera connu de la postérité la plus reculée.

— Mort de ma vie ! s’écria Sanplan, j’ai, en t’écoutant, cherché dans ton discours, ami Lecor, un point et virgule ou un signe de repos quelconque, marquant un besoin de respirer, et je n’en ai point aperçu ni trouvé la place. Le vétérinaire qui t’a coupé le filet a bien gagné ses cinq ou dix dardennes ! et si, comme il en est question, on doit convoquer bientôt les États-Généraux de France, nous t’y enverrons, comme député des bandits, pour défendre, avec la langue et sans cracher, nos droits de vagabonds en révolte ! J’accepte le rôle que tu me veux confier, et, foi de Sanplan, ayant bien observé ce Marin dont le nom m’enchante, je te promets de lui une fameuse et réjouissante caricature.

La représentation ainsi projetée eut lieu un mois plus tard ; et les acteurs y prirent autant de plaisir que les spectateurs, car jamais, dans aucune comédie, il ne plut tant de gifles sur les faces, et de coups de pieds aux derrières, que dans l’impromptu de Lecor.

Lisette et la marquise étaient de rudes gaillards soigneusement rasés, porteurs d’abondantes perruques, copieusement enjuponnés, jouant sans relâche de l’éventail avec leurs lourdes mains habituées au poids de l’escopette… Ces dames étaient délicieuses ; elles marchaient en remuant la croupe à la façon des canards et des coquettes ; et, pour le port de la tête, afin qu’il fût vraisemblablement féminin, Lecor, homme de théâtre et des plus observateurs, leur avait donné ce conseil aux répétitions : « Vous n’avez qu’à vous imaginer qu’on vous a posé, sur le sommet du crâne, un verre empli d’eau, et qu’il faut aller et venir sans en renverser une goutte et sans y porter la main ! »

Le résultat nécessaire était un balancement des cous, des têtes, des bustes et des croupions, à rendre Célimène jalouse.

Dès la première scène, lorsque le ventru Sanplan, de blanc vêtu, et singeant le président déguisé en cuisinier, déclara :

Nous allons, tout un soir, duper ce bon marquis,
Et nous verrons plus tard (je m’en fais un délice)
Comment il sauvera l’honneur de la police,

le succès fut acquis. Les bandits déliraient de satisfaction. Gaspard lui-même goûtait à ce spectacle un plaisir extrême.

Lorsque Pablo-Sanplan, avec un ventre copié sur celui du président-cuisinier, appliqua sur l’abdomen du président-Sanplan-Marin une tape magistrale, en s’écriant :

Je suis heureux de voir en vous un si gros homme,
Patron !

ce fut gai, mais ce n’était là qu’une préparation à la scène suivante, celle où Lecor, représentant Gaspard, et répétant la même plaisanterie, dit au président Sanplan-Marin :

Monsieur ! que voilà donc un ventre merveilleux !
Par les saints ! ce magot me réjouit les yeux !
Lorsqu’il est ainsi fait, le maître d’une auberge,
Rien qu’en s’y laissant voir, prouve qu’on s’y goberge,
Et tu devrais, mon cher, en peinture ou vivant,
Comme enseigne d’hôtel, te pendre à ton auvent…

alors, on déclara que la farce rimée par le poète valait presque la farce qui avait été jouée en réalité à Marin par Gaspard et consorts.

Et la pluie, la grêle de coups de pied au derrière, commencèrent. Les acteurs exagéraient. Ils ajoutaient des gestes à ceux qu’indiquait le texte. On entendit bien des vers faux, tout comme à la Comédie-Française. Mais qu’importait « puisque l’effet était obtenu ou doublé et centuplé » ? Lecor, professant que le public n’entend rien à la métrique, avait eu l’imprudence de le dire aux acteurs. Ils en profitèrent pour mêler à la poésie de l’auteur une prose toute personnelle.

Au moment où Lecor avait prononcé cet alexandrin :

Le peuple aime et soutient notre Gaspard de Besse,

l’enthousiasme des spectateurs s’était élevé jusqu’aux nues ; en revanche, Cocarel fut froidement accueilli. Le rôle ne porta point, Lecor n’ayant pas essayé de le rendre sympathique ni plus franchement odieux. Par bonheur, le poète, en devenant acteur, avait changé d’âme. Pour maintenir le succès de sa pièce, qu’il sentait fléchissant, il n’hésita pas à ajouter au derrière de Cocarel un coup de pied hors texte, et si violemment sincère que l’acteur s’écria : « Tu frappes trop fort, animal ! » Ce ne fut pas, de toute la pièce, le mot qui eut le moins de succès, car il est très vrai qu’un chat ou un chien égaré, et traversant par hasard la scène, au meilleur moment d’une tragédie de Corneille, égayerait le public plus sûrement que le plus amusant des traits d’esprit.

Entraîné par le succès de plusieurs coups de pied improvisés, Lecor en cribla, en écrasa, en affola, en abrutit Leteur et La Trébourine, qui ne savaient comment se garer. M. de Mirabeau ne fut pas compris ; mais la salle eût croulé — si ce n’eût pas été une salle en plein air, avec le ciel pour plafond et le soleil pour lustre, — lorsque, en se mettant à table, Sanplan-Marin déclara :

Tous égaux ! un laquais, à table, vaut un juge !

Un peu auparavant, tandis qu’on assistait à l’enlèvement des vingt mille livres, avait eu lieu un incident qui mit le comble à la gaîté du public.

Pour corser le dénouement, Jean Lecor avait imaginé que Pablo serait chargé d’emporter ce trésor sur son âne. Pablo, ayant donc prestement revêtu, par-dessus son costume de Sanplan, sa robe de moine, parut alors monté sur sa bête. Ce n’était plus la réalité historique, mais l’auteur dramatique, le comique surtout, a le droit indiscutable d’arranger l’histoire. En conséquence de ce principe, des valets apportèrent d’invraisemblables sacs d’écus, que Pablo plaçait à mesure dans les ensarris de son âne, en égayant de ses gestes un facétieux monologue de sa façon. Et les sacs de s’empiler sur l’âne, si nombreux et si lourds, que, lorsque Pablo l’enfourcha, la bonne bête refusa d’avancer. Ni prières ni coups ne vinrent à bout de sa résistance. Alors Pablo de l’injurier avec abondance ; et, comme on n’avait aucun moyen de baisser un rideau hâtif sur cette interminable révolte asinesque, la comédie eût retenu le public jusqu’au jour suivant, si Sanplan ne fût entré en scène avec une botte de foin sous chaque bras, ce que voyant, l’âne, au milieu des huées joyeuses du public, le suivit incontinent.

Gaspard, modeste, déclara que tout ainsi finissait pour le mieux ; qu’il renonçait à voir couronner son image et qu’il la tenait pour honorée et glorifiée.


Peu de jours après la farce réelle, la comédie qui avait pris le sujet à la réalité fut contée en détail par Gaspard à la comtesse de Lizerolles.

— Je vous ai vu à l’œuvre l’autre soir, chez le président, lui dit-elle, et j’ai compris combien vous valez mieux que tout cela.

Elle continua sur ce ton, essayant d’amener Gaspard à abandonner la lutte contre le Parlement, maintenant qu’il l’avait si audacieusement bravé, si cruellement raillé.

— Mon ami l’évêque, dit-elle, M. de Mirabeau et moi-même, et sans doute le président Marin, nous nous emploierons à obtenir votre grâce. Renoncez à vos jeux dangereux. Tenez-vous pour satisfait d’avoir brimé le Parlement et rançonné deux fois Cocarel.

— Non, madame. Ce n’est point assez. Pardonnez-moi ma résistance à vos désirs, mais ma grande révolte ne peut finir sur une trop simple plaisanterie. Parmi les bavardages que j’ai surpris l’autre soir, j’ai feint de ne point entendre un certain renseignement qui va, je pense, me fournir le dénoûment de la lutte ; et ce dénoûment-là ne sera point sans quelque grandeur… Permettez-moi de n’en pas dire davantage aujourd’hui ; seulement je vous promets qu’après le dernier effort que je vais tenter, je prendrai mes quartiers de repos, si je ne perds pas la vie dans cette suprême expédition. En attendant, puisque vous voulez bien vous y employer, faites parler au Roi, madame. Si ma grâce ne peut être obtenue, peu importe, mais c’est au seul prix de la grâce entière accordée à mes gens, que je consentirai à me retirer de la lutte. L’exil même ne m’effraie pas. J’aurai la douleur de vous perdre, et Dieu sait que j’en serai inconsolable ! mais, à aucun moment, je ne fus assez sot pour n’avoir pas compris que, descendue de vous à moi, votre tendre charité ne doit avoir qu’un temps. La plus grande marque d’amour que je vous puisse donner, madame, c’est de savoir m’éloigner de vous avant que, de mon bonheur de quelques semaines, vous retiriez le blâme du monde et le malheur de votre utile et noble existence !


Elle eut beau le prier ; il demeura inflexible dans sa résolution ; et elle pensa, avec une admiration accrue pour le caractère de son amant, qu’il avait raison.

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