Le fameux chevalier Gaspard de Besse : $b ses dernières aventures
CHAPITRE VI
Gaspard, hôte de Mme de Lizerolles, met à profit le temps qu’il doit passer au château pour compléter son éducation politique.
L’amoureux Gaspard se demandait comment il se tirerait d’une conversation en tête à tête avec la patricienne. Lors de sa première visite à Lizerolles, il ne l’avait pas vue seule, mais en présence du comte de Mirabeau. N’ayant eu à prononcer qu’une seule réponse, adressée à un homme, il avait pris le ton d’un inconnu qui ne s’attache point à plaire. Cette fois, il lui faudrait trouver des paroles fines, insinuantes ; mais l’aventurier avait tort de douter de lui : il était de ceux qui ont, d’une manière innée, le goût des élégances et le don d’imiter celles qu’ils ont observées aussi bien dans le langage que dans la tenue. L’histoire des imposteurs célèbres fourmille de bouviers devenus princes et même rois. Gaspard non seulement avait beaucoup vu et beaucoup appris, mais il avait, de plus, très haute mine, une démarche noble, une jolie allure naturelle. Il avait de la race, sans savoir d’où elle lui venait.
N’importe ; au moment d’affronter le délicat péril d’une conversation avec une femme de qualité, il dut faire appel à tout son courage. Il chercha à se rappeler comment s’expriment, dans les comédies, les gentilshommes. Un de ses livres favoris, la Folle Journée, de M. de Beaumarchais, lui avait appris non seulement les idées nouvelles chères à Figaro, mais aussi le ton des conversations entre grands seigneurs. Il reconnut, avec satisfaction, que des phrases complètes en étaient restées dans sa mémoire ; et aussi il se souvint que, tout enfant, présenté à ce bon baron de Besse par M. le curé, il avait été admis à l’honneur de jouer la comédie au château, avec les enfants du noble seigneur. Plus d’une fois, en quittant la robe rouge, la rouge calotte et le blanc surplis du clion (enfant de chœur), il avait revêtu leurs costumes de fantaisie ou un habit de gala emprunté à leur garde-robe, pour jouer avec eux une scène d’Esther, ou d’Athalie, ou un acte de Marivaux. Ces souvenirs le rassuraient un peu ; il tâcherait de retrouver le maintien de ses rôles ; oui, il avait bien tort de se tourmenter. Il avait la grâce sans apprêt, que n’ont pas toujours les princes.
Pas plus qu’à sa première arrivée devant Lizerolles, Gaspard n’eut à se faire annoncer. L’avenue, qui, de la route, conduisait au château en ligne droite, était surveillée par la comtesse un peu désœuvrée, et qui souvent rêvait à sa fenêtre.
Gaspard fut reçu, devant le perron, par le jeune valet de chambre, qui lui dit, en souriant d’un air de connaissance, et en ouvrant devant lui, à deux battants, la porte de la grand’salle :
— Madame la comtesse ne tardera pas à se rendre ici.
Madame de Lizerolles, en effet, arriva bientôt.
— Madame, dit Gaspard, je viens avant tout pour m’excuser de n’avoir pas révélé à vous, madame, et à M. de Mirabeau, le jour où je reçus votre si gracieuse hospitalité, un nom que vos discrétions ne me demandèrent pas, il est vrai, mais que ma confiance en vous — aurait dû avouer. Sans doute est-ce mon respect même pour mes hôtes qui me conseilla le silence.
— M. de Mirabeau est un esprit pénétrant, dit la comtesse ; et s’il a parlé devant vous comme il le fit, c’est, monsieur, qu’il crut, comme moi, avoir deviné à la fois et votre incognito et les raisons de votre silence, où nous vîmes votre respect.
— Merci, madame, fit Gaspard.
Et, ne se nommant pas encore :
— Ma reconnaissance s’accroît, madame, en même temps que vos bontés m’enhardissent. Permettez-moi donc d’espérer aujourd’hui une faveur plus grande que celle que j’ai déjà reçue à Lizerolles.
La dame fit, de la main, un menu geste qui signifiait : « Parlez, j’écoute avec sympathie. »
— Vous voyez aujourd’hui devant vous, madame, non plus un libre partisan qui cherche un refuge contre l’orage…
— Ah ! dit la patricienne, je vous avais donc bien deviné, monsieur Gaspard… Parlez librement.
— Vous avez devant vous, madame, un véritable proscrit, dont la tête est mise à prix ; qui est parvenu à briser les fers dont on l’avait chargé, et que bientôt vont poursuivre et traquer tous les dragons de Sa Majesté et tous les archers, déjà prévenus sans doute, depuis trois jours. Il y a certainement, dans cette demeure, plus d’un pauvre réduit, si obscur soit-il, où, si votre bonté daignait y consentir, je pourrais vivre quelque temps comme un prisonnier, mais avec la consolation de me dire que je dois ce cachot désiré — à la générosité et à la pitié d’une noble dame.
Mme de Lizerolles allait répondre ; mais déjà Gaspard continuait, car il était impatient de faire comprendre à la jeune femme que le bandit Gaspard était aussi, comme le pensait M. de Mirabeau, le partisan Gaspard, jaloux de s’instruire et de bien faire un jour :
— … Et si la discrète prison que je sollicite laisse entrer cependant un rayon du jour, je vous supplierai de m’y faire porter, de temps en temps, un livre qui puisse diriger mon intelligence et m’aider à mieux comprendre ma propre destinée.
— Monsieur Gaspard, répliqua Mme de Lizerolles, c’est, je crois, un devoir d’aider, même et surtout peut-être dans les circonstances où vous êtes, une bonne volonté sincère, comme paraît être, comme est certainement la vôtre… Voulez-vous, je vous prie ?… Le ruban de la sonnette est tout à portée de votre main.
Gaspard ayant obéi à cette indication, le valet de chambre parut aussitôt.
— Baptistin, Monsieur le chevalier de Roquebrune veut bien faire sa chambre du cabinet d’étude qui communique à la bibliothèque… Il y faut disposer à l’instant toutes choses, de façon que le cabinet soit habitable… La porte de communication ferme assez mal ; il faut qu’avant ce soir elle soit en bon état… Attendez, Baptistin.
Et se tournant vers Gaspard :
— Vous trouverez, chevalier, un registre sur la grande table qui occupe le milieu de la bibliothèque ; ce registre contient, en ordre parfait, la liste de tous les livres que possède Lizerolles… L’heure de chaque repas est signalée à deux reprises par une cloche. Le premier coup est sonné dix minutes avant le second. Du reste, Baptistin, pour ce soir, ira vous prévenir, chez vous… Vous entendez, Baptistin ?
— Les ordres de madame la comtesse seront exécutés, répondit le valet avec quelque solennité. Et il disparut.
— Madame, dit alors simplement Gaspard, je ne puis me permettre de dîner à votre table.
— Il le faut pourtant, monsieur. Votre présence à ma table me paraît devoir assurer un déguisement nécessaire.
— Madame, répondit Gaspard, précisément je ne suis pas encore assez déguisé. Et j’ai vraiment honte d’être arrivé chez vous sous un costume aussi délabré.
— C’est celui, dit en souriant la comtesse, d’un chasseur qui a traversé des fourrés épineux. On ne saurait s’y méprendre.
— Un chasseur sans arme, dit Gaspard, riant aussi ; et un cavalier démonté ! car les gens de robe ont trouvé convenable de confisquer mon cheval.
— Ce ne sont là que légers inconvénients parfaitement réparables et que vous aurez vite oubliés, monsieur. Je compléterai mes ordres au valet de chambre. Feu mon mari a laissé une garde-robe renouvelée à la veille de sa mort. Autant que j’en puis juger, vous avez sa même stature ; et vous trouverez tout à l’heure, dans votre chambre, des vêtements à choisir, et qui sortent directement des mains du tailleur.
— Madame, dit Gaspard, un pauvre soldat de fortune et un illettré comme moi ne peut que s’étonner, avec admiration, de rencontrer, sans y avoir aucun droit, chez une haute dame telle que vous, la grâce hospitalière que le fabuliste rencontra chez Mme de la Sablière. Jamais je ne me serais permis d’implorer toutes les charités que vous voulez bien m’annoncer.
— Vos répliques sont loin d’accuser un illettré, monsieur Gaspard ; et la qualité de votre remerciement vous rend digne de toutes les bienveillances.
Et, désignant une porte :
— Voici l’entrée de la bibliothèque. Vous voudrez bien y attendre, en jetant un coup d’œil sur sa belle ordonnance, qu’on vienne vous désigner le lieu de votre asile, où vous serez, soyez-en certain, en sécurité complète.
Gaspard se leva, salua profondément, et entra dans la bibliothèque.
— Quelle aventure ! pensait la comtesse. Ne dirait-on pas d’un rêve !
Elle s’assit devant la fenêtre et s’abandonna aux suggestions de ce rêve.
Gaspard se promenait, émerveillé, dans la vaste bibliothèque, portant les yeux de tous côtés, marchant sur la pointe des pieds comme un dévot dans une église, quand le valet de chambre vint le chercher.
Le cabinet qui devenait son logis était une assez grande pièce. Un lit sculpté ; de hautes tentures ; une psyché démesurée. Une large fenêtre donnant sur le parc.
Des vêtements d’une sobre richesse étaient étalés sur le lit.
— C’est moi qui étais le barbier de M. le comte, dit le valet de chambre. Et, si cela convient à Monsieur le chevalier, je l’accommoderai.
Gaspard crut comprendre que le valet avait, même sur ce point, des instructions précises ; et il songea que son déguisement comportait, en effet, le sacrifice de sa noire moustache.
— Rendez-moi, dit-il, le même office qu’à M. le comte… J’aurais pu d’ailleurs m’accommoder moi-même.
Le valet le rasa fort cérémonieusement ; puis :
— Si monsieur le chevalier le désire, je reviendrai dans un instant.
— Soit, dit Gaspard.
Il achevait des ablutions parfumées, quand reparut Baptistin.
— Avec son agrément, j’aiderai M. le chevalier à revêtir cet habit que feu M. le comte n’eut pas même le temps d’essayer, étant mort subitement d’un accident, à la chasse.
— Faites, dit Gaspard.
Une demi-heure plus tard, resté seul, il se contemplait, non sans complaisance, dans la psyché qui le rassura sur sa façon de porter soie et dentelle. La métamorphose était complète. Il avait l’air de jouer les Lindor dans une comédie du précieux Marivaux. Sa jeunesse se fit coquette devant le miroir ; il se prit à songer une seconde que, ainsi tourné et ainsi paré, il pourrait fort bien ne pas sembler trop dégoûtant à sa délicieuse hôtesse ; mais il chassa cette idée bien naturelle, comme une impertinence envers celle à qui il ne devait que respectueuse reconnaissance.
Cependant Gaspard, devenu subitement le chevalier de Roquebrune, reconnut que la comtesse, pour lui avoir si délibérément imposé cette qualité, avait dû le juger capable de la soutenir avec vraisemblance.
Le soir, le souper fut cérémonieux et charmant. A peine était-il terminé que la comtesse dit à son hôte, en présence du valet :
— Vous devez être fatigué, monsieur ; et vous pouvez prendre tout de suite un repos nécessaire. Du reste, considérez que vous vous devez aux études projetées, dont vous trouverez la matière dans la bibliothèque. Même, aux jours où cela vous conviendra, vos repas vous seront servis chez vous. Quand il s’agit pour eux d’un séjour prolongé, on doit à ses hôtes la plus entière liberté. Je vous souhaite un bon repos.
Et elle se retira. Il dormit comme un enfant, avec d’agréables songes. Et, le lendemain matin, dès son réveil, Baptistin, attentif, étant accouru, lui dit :
— Madame la comtesse fait dire à monsieur le chevalier que si, avant de commencer ses travaux dans la bibliothèque, il lui plaisait de prendre la distraction de la chasse, sans attendre les heures chaudes, madame la comtesse elle-même l’accompagnerait. Madame la comtesse a pensé que, peut-être, monsieur le chevalier, avant de commencer ses travaux de savant, prendrait volontiers cette distraction.
— Tête-bleu ! s’écria Gaspard, dites à votre maîtresse que ce me sera, en effet, le plus agréable des plaisirs, puisqu’il me sera permis de le prendre en sa très gracieuse compagnie.
— Je vais, dit Baptistin, apporter le costume de chasse de monsieur le chevalier.
— Pour la chasse, dit Gaspard, je reprendrai l’habit que j’ai quitté hier.
— On ne saurait y penser, dit Baptistin ; il s’était déchiré dans les ronces, en plusieurs endroits ; on aurait même pu croire qu’un sanglier avait attaqué et un peu froissé monsieur le chevalier.
Le chevalier se laissa mettre un habit de chasse convenant et prit l’arme qu’on lui apporta, un fusil à double canon, dont la crosse sculptée portait un écusson d’argent aux armes de Lizerolles ; puis, étant sorti, il fut bientôt rejoint par la comtesse, svelte comme Diane, bottée finement, armée légèrement d’un fusil simple.
— Laissez-nous, dit-elle au piqueux qui amenait deux magnifiques chiens d’arrêt, blancs, avec de belles taches orange et l’étoile au front.
On se mit en route ; des sentiers faciles étaient ménagés à travers la colline qu’ils sillonnaient en tous sens.
Les chiens d’arrêt firent leur office. Gaspard s’étonnait de se voir en cet équipage, avec une si jolie et si délicieuse princesse ; car c’est princesse qu’en lui-même il nommait cette dame ; comme il sied lorsqu’on se meut dans un conte de fées.
Le chemin qu’elle suivait, il le quitta pour surveiller les chiens, et servir de rabatteur à la chasseresse ; — mais surtout pour s’éloigner d’elle, car il sentait sa jeunesse, conseillère d’audace, parler un peu trop haut.
Ce fut bien une autre affaire, une heure plus tard. La châtelaine avait gentiment abattu deux ou trois perdrix, et lui une seule, lorsqu’un lièvre, s’étant levé sous les pieds de Gaspard, traversa le sentier et tomba sous l’adroit fusil de la dame.
— En vérité, je crois, dit-elle, que vous fuyez les bonnes chances pour me les réserver et me laisser reine de la chasse !… Mais voici un pavillon de repos que j’ai fait construire il y a peu de temps. Nous y trouverons un en-cas, et de l’ombre.
Ils y entrèrent. L’en-cas était servi, plats couverts, flacons engageants.
Tant qu’on échangea les politesses habituelles entre convives, Gaspard ne fut pas trop mal à son aise ; mais quand le silence à deux se fut fait, le jeune homme se sentit gêné. La dame, assise non loin du seuil, regardait au dehors : son rêve errait, flottant parmi les romarins, les genêts, les arnavés ; il s’alanguissait dans les sous-bois tièdes des pinèdes à l’ombre claire. Un coude au dossier de sa chaise, sa main soutenant sa jolie tête, elle semblait oublier qu’elle n’était pas seule.
Gaspard, lui, regardait la nuque ronde, fraîche inexprimablement, sous les cheveux follets, qui étaient d’un noir profond et pétillaient au soleil. Le malheureux sentait ses lèvres attirées, comme celles d’un assoiffé le sont irrésistiblement par une source transparente. L’image de Louisette passa dans sa mémoire. Quoi ! en moins de trois ou quatre jours, il aurait, comme un coquebin, laissé échapper deux occasions de montrer ses facultés libertines ! Lui ! Gaspard ! le bandit Gaspard ! Ne savait-il pas qu’on le disait un séducteur de profession ?… N’aurait-il pas honte d’avoir deux si pitoyables souvenirs, si pitoyables qu’il n’oserait jamais les conter à aucun homme ! Cette considération révoltant son orgueil, il rapprocha, par un mouvement lent, insensible, son visage de la nuque prestigieuse… Mais, tout à coup, il imagina la comtesse se retournant offensée, irritée, et lui intimant l’ordre de quitter le château ! le chassant comme un laquais !… Le même orgueil qui le poussait en avant le rejeta vivement en arrière…
— Madame, dit-il froidement, si nous retournions au château ? voulez-vous ?… Voici que le soleil est déjà haut.
Ils prirent le chemin du retour.
L’après-midi, la comtesse, l’ayant rejoint dans la bibliothèque, lui désigna elle-même les planchettes qui portaient Montaigne, Corneille, Molière, Montesquieu, La Fontaine, Fénelon, Voltaire et Rousseau. Il avait lu, dans son adolescence, quelques-uns de ces livres, que possédait Sanplan ; il devait les relire à Lizerolles, puis en causer longuement avec la patricienne qui, sans affectation, se piquait de bel esprit et de philosophie.
Il retira grand fruit de ces lectures commentées par elle ; il comprit toute la grandeur classique qu’il avait à peine entrevue jadis ; mais il fut particulièrement ému, frappé, par la lecture d’une Vie de Rienzi.
Cola de Rienzi, dont jusqu’alors il n’avait jamais entendu parler, lui parut son grand ancêtre historique. Rienzi n’était-il pas le fils d’un vulgaire aubergiste ? A vingt ans, il s’était mis à étudier l’histoire de l’antique Rome et le Droit romain. En ce quatorzième siècle, la vie d’un citoyen issu de la plèbe était peu de chose aux yeux des patriciens, des Orsini et des Colonna.
Un jour, tandis qu’il se promenait, avec son petit frère, sur les bords du Tibre, de nobles cavaliers passèrent ; et, sans daigner se retourner, bousculèrent et, sous les pieds de leurs chevaux, écrasèrent l’enfant. En vain, Rienzi essaya-t-il de se faire rendre justice. Et, devant la dureté, l’insolence et la cruauté des grands, il fit serment de donner au peuple des lois protectrices, et de soumettre à ces bonnes lois les patriciens châtiés, les barons meurtriers… De même, lui, Gaspard, ne s’était-il pas juré de châtier les nobles parlementaires, de venger le meurtre impuni du paysan Teisseire, père de Bernard ? Ne voulait-il pas, lui aussi, transformer les lois ?
Les concordances entre la vie du tribun et la sienne frappaient Gaspard et lui inspiraient une sorte de joie orgueilleuse ; mais ce qui, sans l’étonner, le troubla cruellement, ce fut de voir que le premier soin du tribun avait été de flétrir le vol et de mettre un terme aux rapines des brigands qui ravageaient la campagne romaine. C’est contre le vol organisé que, tout d’abord, s’était levé Rienzi.
L’amitié du divin Pétrarque et l’appui du pape Innocent VI, qui siégeait en Avignon, Rienzi les avait obtenus, parce qu’il était l’ennemi honorable des barons pillards et de leurs mercenaires allemands. C’est par là que Rienzi avait mérité le titre de libérateur.
Les réflexions de Gaspard après sa lecture furent des plus pénibles. Tout un jour, il feignit d’être pris de fièvre afin de garder la chambre. Il fit porter ses excuses à la comtesse. La fièvre qui le tourmentait, c’était une honte subite de soi-même. Il voyait ce qu’il aurait pu être, et rapprochait de sa réelle condition présente la vision d’un Gaspard qui, avant tout, eût été assez instruit pour devenir vraiment utile à son peuple. Il s’indignait de s’être donné des compagnons méprisés. Ce fut une crise douloureuse. Et quand il reparut, un jour plus tard, devant sa conseillère, il avait une attitude un peu embarrassée qu’elle prit pour le signe d’une faiblesse physique, suite de son indisposition.
— Avez-vous lu, lui dit-elle, cette Histoire de Rienzi, dont je vous avais parlé ?
— Oui, madame, j’ai lu. Ce fut un beau et courageux et sublime réformateur, mais les grandeurs lui donnèrent le vertige. Il faut croire qu’on éprouve une particulière ivresse lorsqu’on arrive au sommet du pouvoir. Le tribun aimé ne tarda pas à mériter, étant devenu un tyran, la haine des peuples. Et lui qui, parti de si bas, s’était élevé aux plus hautes dignités ; lui qui avait été reçu comme ambassadeur des Romains par le pape Innocent VI ; lui que Pétrarque aima et encouragea, il dut sa chute à l’excès de son ambition, à son amour de l’apparat, des fausses gloires, de toutes les satisfactions somptuaires… Quelle leçon pour les meneurs de peuples !
— Monsieur Gaspard, dit gravement la comtesse, vous voilà mon hôte depuis deux semaines ;… j’espère que votre séjour se prolongera au delà du temps que vous vous êtes fixé, car je souhaite vivement que vous acheviez ici l’étude de l’humaine sagesse. Je souhaite, que finalement, elle vous conduise à faire triompher vos idées, qui sont justes, par des moyens dignes d’elles. Ceux que vous employez…
Elle hésita un instant :
— … vous exposent à une mort infamante.
— Madame, dit Gaspard avec tristesse, j’ai souvent regretté d’avoir à marcher vers un but honorable par des voies qui ne le sont pas. Ce regret me devient cruel comme un remords ; j’ai commis un acte criminel, le jour où j’ai pris pour soldats des criminels ; et j’ai commis là, en même temps, une faute politique. Mieux instruit et mieux conseillé, j’aurais pu sans doute préparer, au moins dans ma province, un mouvement populaire ayant quelque chance de s’étendre à tout le royaume. J’aurais pu, en tout cas, attirer plus efficacement l’attention des princes sur la nécessité de certaines réformes demandées par vos philosophes. J’ai donc — ou du moins je le crains — manqué ma vie. Mon effort avortera, c’est probable ; trop heureux serai-je si nos maîtres y voient un avertissement sérieux… ou même, ajouta-t-il en soupirant, un avertissement tragi-comique… Il n’en sera que cela. Je sens bien, je sens désespérément que je ne saurais me hausser désormais à une dignité que j’ai moi-même compromise.
— On a vu, dit-elle, des transformations plus inattendues.
— Non ! fit-il avec énergie ; je serais sans excuse si j’abandonnais, tout à coup, une troupe de pauvres diables dont quelques-uns n’étaient des condamnés que pour un temps et que j’ai mis pour toujours hors la loi. Puis-je, en disparaissant lâchement, les laisser seuls exposés à toutes les conséquences de ma révolte ? Non, non, c’est impossible…
Il parut réfléchir longuement et répéta comme se parlant à lui-même : « C’est impossible ! »
Il reprit :
— J’ai juré de venger Teisseire, et de rendre son fils heureux, autant qu’il sera en moi. Je sens bien que les conséquences de mes actes peuvent être funestes, même à ceux que j’ai prétendu protéger. Je ne voudrais de châtiment que pour moi…
Il crut voir qu’elle fronçait le sourcil et faisait de la main un geste de réprobation. Il répondit avec une extrême vivacité :
— Attendez, je vous en conjure, que les circonstances me présentent une façon honnête de m’évader d’une situation que je réprouve.
— C’est déjà, dit-elle, un grand pas vers votre délivrance que d’hésiter à cause de mes objurgations amicales.
Et elle lui tendit la main.
Il prit cette main tendue et dévotement la baisa.
— Ah ! madame, que ne ferait-on pas pour conquérir votre estime, après s’être reconnu indigne de l’obtenir !
— Restons-en là, pour aujourd’hui, monsieur Gaspard. Réfléchissez, méditez…
Et au bout d’un instant :
— Êtes-vous aussi mauvais cavalier que médiocre chasseur ?
— Madame, dit-il, quand je chasse avec la déesse Diane en personne, il se peut qu’une sorte de timidité fasse trembler dans ma main une arme devenue innocente, — mais, vive Dieu ! aucune amazone ne pourrait devancer à la course le centaure Chiron ni votre serviteur…
— Eh bien, dit-elle, nous ferons ensemble une promenade à cheval, si vous êtes assez bon cavalier pour vous rendre maître de Kalife. Kalife est un cheval syrien que mon mari reçut en présent. Un officier de notre marine royale l’avait lui-même reçu en cadeau d’un cheik d’Arabie, qui lui avait quelque reconnaissance. Ce cheval, inactif depuis des mois, refuse tout cavalier. Il est menaçant et fut toujours dangereux. Il ne tolère que la visite d’un seul être, ma petite épagneule Mirza, avec laquelle il s’est étrangement lié d’amitié. Demandez au valet d’écurie de vous conduire auprès de Kalife, et tâchez de vous entendre avec ce seigneur du désert. Mais ne vous hâtez pas de lui confier votre existence. Sachez qu’on est même plus en sûreté sur ses reins qu’à ses côtés. Il a le regard malin et la ruade fort adroite… Vous me ferez un vif plaisir si vous parvenez à me le rendre maniable…