Le fameux chevalier Gaspard de Besse : $b ses dernières aventures
CHAPITRE XXIII
Comme quoi M. de Paulac, tout représentant qu’il fût de M. le lieutenant de la police royale, n’hésita pas à recevoir, de Séraphin Cocarel, une somme fort honorable, en échange d’un service qui ne l’était pas.
— Ami Sanplan, reste quelques minutes dans cette galerie ; quand tu me verras quitter mes appartements et rentrer dans les salons, fais seller aussitôt ou selle toi-même nos trois chevaux, et reviens m’apporter ostensiblement la lettre que je t’ai donnée d’avance, pour leur jouer la scène finale de notre comédie. Est-ce compris ?… Tu as la lettre ?
— C’est compris, et j’ai la lettre.
— Bien et sois adroit. Préviens Bernard. Nous quitterons ces lieux dans un quart d’heure, — et au galop !
Là-dessus, il rejoignit dans sa chambre le Cocarel.
— Monsieur, lui dit Cocarel, le maître de cette maison était homme à comprendre la situation d’un joueur qui a perdu sur parole. La somme est prête. La voici, dans ce secrétaire, divisée en plusieurs parts, bien enveloppées chacune, pour votre commodité. Il y a vingt mille livres.
— Je viens de donner des ordres à mon majordome, monsieur, afin d’avoir un prétexte à quitter sur l’heure cette maison. J’entends mettre sans délai en lieu sûr cette petite fortune tombée du ciel ou plutôt venue du diable. Vous voudrez bien nous aider, je vous prie, à la transporter dans les fontes de nos chevaux, puisque tout ceci doit rester secret. Je vais vous donner des reçus.
Il s’assit devant le secrétaire, et il écrivit quelques lignes.
Il n’en lut, à voix haute, que le début :
« Je déclare avoir reçu de M. Séraphin Cocarel, etc. la somme de 20 000 livres et cætera, et cætera… »
Il signa, parapha, frappa sur cire, à côté de son paraphe, un cachet royal, plia la feuille, la ferma et la scella avec le propre cachet de Cocarel que celui-ci portait suspendu à la large chaîne de sa montre.
— Vous daignerez m’accompagner jusqu’au seuil de cet hôtel, monsieur ; et là — (donnant-donnant) — en échange de vos sacs d’écus, je vous livrerai mon reçu.
— Tout cela témoigne, dit Cocarel avec humeur, d’une certaine méfiance.
— Je vous ai déjà fait observer, répliqua Gaspard, qu’entre gredins cette méfiance est bien naturelle.
Il mit le papier dans sa poche ; et les deux complices rentrèrent dans les salons.
A peine Gaspard y parut-il, que Marin en personne annonça d’une voix solennelle : Monsieur le marquis de Paulac est servi.
Au même instant, le faux secrétaire, Bernard, venait présenter à ce M. de Paulac une missive de forme imposante. L’ayant ouverte aussitôt, Gaspard s’écria d’un ton de surprise mécontente :
— En vérité, messieurs, c’est jouer de malheur ! Que d’excuses et de regrets, mesdames ! L’avis qu’on me donne, par les présentes, doit rester secret, mais non pas l’ordre qui s’ensuit et qui est de me rendre sur l’heure à Marseille !
Un murmure de déception répondit à ces paroles.
— Adieu, monsieur l’hôtelier. Je ne tâterai pas de vos gibiers regrettés. Je baise toutes vos mains, mesdames. Monsieur de Mirabeau, je suis votre valet.
Gaspard sortit, salué de tous, précédé de Bernard et suivi du seul Cocarel.
Et comme plusieurs personnages, dont Marin, le voulaient accompagner :
— Je ne le souffrirai pas. N’en faites rien. Vous me désobligeriez, messieurs… Vous me pardonnerez, car je suis l’esclave et un peu la victime du devoir ; et je vous prie très sérieusement de ne me point importuner ; j’ai d’ailleurs quelques derniers mots confidentiels à échanger avec M. de Cocarel.
Dans la galerie, Sanplan, qui l’attendait, lui dit :
— Tout est prêt en bas.
— Monsieur Cocarel, voici mon secrétaire et mon intendant prêts à vous suivre. Confiez-leur ce que vous savez.
— Suivez-moi, leur dit Cocarel.
Vingt mille livres en métal, or et argent, dans plusieurs petits sacs, furent descendues par les trois hommes, et enfouies dans les fontes, d’où les pistolets furent retirés pour être accrochés aux ceintures, sous les habits des cavaliers.
Deux laquais qui tenaient en main les chevaux, ayant été remerciés et généreusement traités par Gaspard, celui-ci, du haut de son cheval, présenta son reçu à Cocarel, sous la lanterne qui versait une suffisante clarté.
— Reconnaissez-vous votre cachet, monsieur ?
— Je n’y aurais pas regardé sans y être invité, répliqua galamment Cocarel, mais je le reconnais.
Et il empocha le papier. On se salua.
Le galop des trois chevaux retentit et s’éloigna sur le pavé du Roi René.
Quand Cocarel reparut parmi les invités, on gagnait la salle à manger.
Les convives ayant pris place :
— Ce bon M. de Paulac, nous l’avons bien agréablement joué ! dit le président Marin. Je regrette que son brusque départ nous ait retiré le plaisir de nous en égayer plus longtemps. Allons ! à vos fourchettes, messieurs ! Tous égaux par le ventre ! Soupons, sans souci du lendemain, laquais ou grands seigneurs ; et, comme on dit aujourd’hui, — après nous le déluge !… — Que pensez-vous de ce Paulac, Riquetti ?
— Je pense, répondit le marquis de Mirabeau, que sa fonction et son langage ne vont pas d’accord. Nous vivons en un temps bien étrange, si le Roi a de pareils conseillers ! mais j’incline à croire que ce marquis-là n’est point ce qu’il veut paraître ; et il se pourrait que, croyant jouer Paulac, vous ayez été mystifié par lui ou par quelqu’autre intrigant !…
— Et par qui donc, et dans quel intérêt ?
— Cela, je l’ignore.
Ces paroles éveillèrent une inquiétude dans l’esprit de Cocarel ; il prit dans sa poche le reçu cacheté ; et, soupçonnant, tout à coup, que l’inconnu, si c’était un faux Paulac, avait pu, sous prétexte de le signer, y ajouter quelque impertinence, il rompit la cire, et lut : « Je soussigné, déclare avoir reçu de M. Séraphin de Cocarel, assassin, la somme de vingt mille livres qu’il m’a remise en bel or ; et je m’engage, mais seulement en qualité de marquis de Paulac, représentant de M. le lieutenant général de police, — à ne pas faire poursuivre ledit Séraphin pour le meurtre du nommé Teisseire.
« En foi de quoi… j’ai signé de ma main… »
Et, au milieu d’un paraphe, compliqué à plaisir comme un encadrement ironique, ce nom :
GASPARD DE BESSE
Cocarel, vivement, remit le papier dans sa poche :
— Messieurs, dit-il d’une voix haute mais frémissante, et en pâlissant, — je ne puis vous montrer la preuve que j’en ai là, dans mon portefeuille — mais je puis vous assurer que ce Paulac n’est pas Paulac. C’est Gaspard de Besse !
Un silence de stupéfaction suivit ce coup de cloche.
— Je m’en doutais un peu, dit froidement le marquis de Mirabeau ; mon fils m’avait fait de cet étonnant Gaspard un portrait fort ressemblant, ma foi.
— Vive Dieu ! s’écria Marin, prompt à se remettre ; — jamais fête ne fut mieux réussie ! aux jeux de l’amour et du hasard de M. de Marivaux, nous avons répliqué ce soir par les jeux du Parlement et de la Police. Ce Gaspard est vraiment délicieux ! Ne nous a-t-il pas envoyé, à plusieurs reprises, et l’autre jour encore, des voleurs à pendre, et qu’en effet nous pendîmes, mais que, — sans lui, Gaspard, — nous n’aurions jamais capturés, ni par conséquent pendus ! Gaspard a sa police et sa juridiction, et l’amour passionné de la justice… Nous ne sommes pas de taille, messieurs ! pas de taille, belles dames ! Je tiens que ce soldat de fortune est homme de génie ; et s’il m’avait emprunté, ce soir, quelque vingt mille livres, ou à tel autre d’entre nous, je n’en serais pas autrement surpris !
Sur ces mots, le président lança un coup d’œil à Cocarel.
— C’est là en effet, je l’avoue, la somme importante qu’il m’a empruntée, dit Cocarel piteusement ; j’en ai là l’inutile reçu, dont je viens seulement de lire la signature.
— Ah ! le bon billet qu’a la Châtre ! s’écrièrent tout d’une voix les convives, pris, un peu tard, d’un fou rire.
— Montrez-nous sa griffe, Séraphin ?
— Non, ma foi ! protesta Cocarel, je consens qu’on rie de moi sur mon aveu spontané, mais non de par sa parole. J’en ai trop de honte en vérité !
— Eh bien, mon avis à moi, dit la marquise de la Gaillarde, qui avait ri plus haut que les autres, c’est que nous avons bien vu le vrai M. de Paulac ; qu’il avait eu vent de nos projets de galégeade, et qu’il nous a rendu la monnaie de notre pièce d’or en signant Gaspard de Besse le gentil billet de Cocarel.
Et Mlle de Malherbe de s’écrier à son tour :
— Jamais un Paulac quelconque n’aurait eu assez d’esprit ni d’audace pour se compromettre par une plaisanterie de cet ordre : — ce n’est pas là, pour un chef de police, une manière d’emprunter ; mais, pour un chef de bandits, c’est bien la plus spirituelle et même la plus aimable façon du monde. C’est bien à Gaspard de Besse, croyez-moi, que nous avons eu affaire ce soir, et vous conviendrez qu’il est charmant. On n’est pas plus adorablement frondeur et, pour moi, j’en raffole !
— Je me range à votre avis, mademoiselle, déclara Lisette.
Toutes les femmes applaudirent.
— J’en raffole aussi, de votre Gaspard, mesdames, dit le président ; mais j’ai tort : je ne suis pas dans mon rôle. Allons ! A la santé du vrai Paulac, messieurs ! mais où diable peut-il être, à cette heure-ci ?
— Eh ! dit gravement Riquetti, il est sans doute en prison, puisque le monde est renversé.
— C’est bien Gaspard qui nous a donné, ce soir, la comédie, déclara fermement Marin.
La marquise de la Gaillarde intervint :
— Et pourquoi croyez-vous si délibérément, mon cher président, que votre Paulac n’était pas Paulac ?
— C’est que j’en vois tout à coup la preuve, dit Marin, dans ce fait auquel je n’avais pris garde : aucun courrier n’a apporté chez moi la lettre urgente qui lui a permis de nous quitter un peu trop vivement !
Tous les convives s’entre-regardèrent…
Le lendemain, Gaspard de Besse, ayant conté, à M. de Paulac, la soirée mémorable, le remit en liberté.
M. de Paulac, le vrai, alla voir aussitôt le président Marin. Ils échangèrent leurs impressions.
— Je vois ce que c’est, dit Marin. Le Parlement, contre mes conseils et malgré mes efforts, a étouffé l’affaire du meurtre de Teisseire, dont Séraphin Cocarel est (nous le savons tous) l’auteur principal. Ledit Séraphin, — prenant Gaspard pour vous, Paulac, — aura tenté de vous séduire et corrompre. Il y est parvenu sans peine. Gaspard, qui veut sa tête, lui prend d’abord sa bourse ; et, dit-on, ce n’est pas la première fois ! Quel argument nouveau, payé par Cocarel, s’est acquis, contre Cocarel, cet invincible Gaspard ! Tout cela est, il faut l’avouer, d’une habileté politique vraiment consommée, admirable.
— Étourdissante ! dit Paulac en riant ; mais vos vingt mille livres ?
— Pardieu ! Cocarel a trop besoin de ma discrétion pour ne pas me les rendre… mais je vous conseille amicalement, monsieur, de ne pas faire de cette aventure le sujet d’un rapport trop exact à Sa Majesté le roi, ni à Son Excellence le lieutenant général de police. L’histoire est trop compliquée… Vous n’en sortiriez jamais… ni moi non plus !
— Vous avez raison… mais, sur cette « affaire Cocarel » dont le seigneur Gaspard, ce matin encore, m’a fait un récit détaillé, en me priant d’en parler à Sa Majesté, quelle est votre opinion, monsieur le président ?…
— Eh ! répliqua Marin, mon opinion, à ce sujet, ne peut être que celle de la justice…
— Ah ?
— Celle de la justice ; je veux dire celle de Gaspard.
— Diable ! s’écria Paulac stupéfait ; n’ai-je donc plus qu’à recommander le bandit bienveillant à la bienveillance du Roi !
— Mon avis bien net, dit Marin, est que, ce faisant, vous ne serez que juste.