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Le fameux chevalier Gaspard de Besse : $b ses dernières aventures

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CHAPITRE VIII

Pour être un gouvernement, il faut connaître la science ou l’art de gouverner ; pour monter à cheval il faut avoir appris ; les démocraties ignorantes courent à leur perte ; toutes vérités que démontre un apologue en action, imaginé par le malin Gaspard.

— Ne trouves-tu pas singulier, dit Gaspard, qu’ayant sous moi, au lieu d’un Rossinante, un cheval tel que celui-ci, j’aie en même temps pour écuyer un gros homme monté sur un âne ?

— En effet, répliqua Sanplan narquois, j’ai remarqué l’animal, et je te félicite de ton acquisition. Pour peu que tu l’aies payé, ce doit être encore une assez ronde somme… Et, dans ce sens, c’est aussi, dirai-je, une bête de somme… eh ! eh !

— Je te prie, Sanplan, de ne pas oublier que je suis ton chef, et nullement d’humeur, aujourd’hui surtout, à supporter, de qui que ce soit, la plus inoffensive raillerie.

— J’entends, j’entends, grogna Sanplan ; monsieur aura pris, dans la compagnie des femmes, cette sorte de maladie qu’on appelle les vapeurs, lesquelles ne vont guère à un homme… Quant à ce cheval, c’est, je pense, un cadeau de princesse ; et la dame qui a offert le cheval n’a pas manqué, je parie, de nipper le cavalier. Notre Gaspard a maintenant la mine d’un colonel qui a acheté son régiment à beaux écus comptants ; et me voici le cornette du colonel de Besse ! Mais je ne sais trop comment ton régiment, qui n’est pas de bonne humeur, lui non plus, recevra son beau colonel.

— Assez ! répliqua sèchement Gaspard… Je disais donc qu’un cheval impatient comme celui que j’ai sous moi — et entends-le comme tu voudras — n’est pas fait pour suivre le pas d’un âne. Tu me rejoindras à ton heure. D’après tes rapports, ma présence au camp est urgente… Tu aurais pu te déguiser autrement qu’en ridicule ânier.

— Il est urgent, mon cher capitaine, que, avant tout, je vous explique en détail où en sont les choses au camp ; et je m’étonne que vous ne l’ayez point déjà demandé… mais tu es encore pareil à un homme qu’on tire d’un lourd sommeil, et qui reste mal débroussaillé d’un enchevêtrement de visions chimériques. Quant à me précéder au camp, je t’engage à n’en rien faire, car tu n’auras peut-être pas trop d’un ami de plus, tel que ce trouble-fête de Sanplan, pour te défendre contre Tornade et ses acolytes. Ses principaux complices sont Mïus et Gustin…, le diable emporte Morillon chez qui nous fîmes leur connaissance !

— Enfin, que veulent-ils ?

— Ce qu’ils veulent, ils te le diront mieux que moi. Ils veulent… mériter le bagne.

— Mais encore ?

— D’abord, ils sont indignés de ton absence inexplicable ; ils te traitent de tyran et veulent se débarrasser de toi. Tornade alors deviendrait leur chef. Vols, assassinats et pillages. Tu t’es, disent-ils, imposé à eux. Ils veulent des chefs élus. Après Lecor, qui t’a vainement défendu, et que j’ai soutenu, comme tu penses, de toutes mes forces, Pablo, resté fidèle, mais qu’on m’a changé aussi, car il est moins amusant que jadis, leur a fait un discours sérieux et, il faut le confesser, fort ennuyeux ; ce qui, de sa part, tu en conviendras, est impardonnable. On l’a hué.

— Pauvre Pablo !… Et qu’a-t-il répondu ?

— Il a répondu : « Vous ne pouviez pas me comprendre ; je m’en doutais ! Voilà ce que c’est que de compter sur l’intelligence du peuple ! Que puis-je vous répondre, sinon que ceci : stultorum numerus infinitus est, ce qui veut dire, en style de clerc, que Tornade est un coïon, et coïons sont ceux qui le suivent. Meâ culpâ, meâ maximâ culpâ… » Et il se frappait la poitrine. Ce geste le perdit. Tes ennemis le sifflèrent ; et Tornade s’étant précipité sur lui, les amis de Tornade tombèrent sur tes amis, c’est-à-dire sur moi, sur Bernard et Lecor. Nos archers fidèles se rangent à nos côtés. La mêlée est épouvantable ; et c’est finalement notre aumônier qui nous sauve. En un clin d’œil, il jette aux orties sa robe d’ermite, prend Tornade à la gorge, le renverse ; et, lui mettant sur la figure un pistolet qu’on ne lui avait jamais vu, il l’eût tué, sans notre intervention trop généreuse. Il se releva, mais en remettant debout son adversaire qu’il tenait toujours d’une main par le collet ; dans l’autre main il avait son pistolet à deux coups ; et il cria aux mutins de sa plus belle voix de prédicant : « Faisons un accord. Vous voyez que la vie de votre Tornade est entre mes mains. Je le laisserai sauf, si, vous et lui, vous vous engagez à attendre le retour de notre chef. Vous vous expliquerez avec Gaspard. Il n’est pas juste de le condamner sans l’entendre… Acceptez-vous mes conditions ? »

— Pour sauver la vie de Tornade, ses amis crièrent oui ! Et, là-dessus, je quittai cette véritable caverne de brigands, et me mis à ta recherche.

— Et pourquoi sur un âne ?

— C’est que, tu l’as dit tout à l’heure : cet âne me déguise. Un bandit ne chemine pas sur un âne. Il fallait aller à ta recherche de bastide en bastide, de château en château, d’un air bonhomme ; recueillir des renseignements sans donner l’éveil à la maréchaussée. Avisée de ton absence et de la mienne, elle aurait pu tomber sur nos gens, qui sont incapables de se défendre utilement sans les lumières de leurs chefs. Chose que, bien entendu, ils ne veulent pas admettre…

L’esprit de Gaspard piaffait d’impatience comme piaffait son cheval :

— Je vais en avant ! s’écria-t-il.

— Pour l’amour de Dieu, n’en fais rien, Gaspard ! tu peux avoir besoin de mon bras, là-bas. Nous n’avons plus qu’une petite demi-lieue pour atteindre la Roquebrussane. Je trouverai là, peut-être, chez un ami ou à prix d’argent, un cheval qui me permettra d’allonger mon allure et de me mettre à ton pas,… si tu consens à raccourcir le tien.

Ce parti prévalut ; le cheval fut trouvé. C’était un cheval épais mais trottant ferme, assez vite pour un cheval de roulier, mais lent comme tortue à côté du cheval ailé que montait Gaspard. Et Sanplan, littéralement écartelé sur la vaste échine du pesant animal, criait de loin à Gaspard :

— Pas si vite !… il faut arriver ensemble… Qui m’aurait dit que je me mettrais entre les jambes la toiture d’une maison !… Je suis à cheval sur une toiture ! Et que dira Pablo, quand il verra, entre mes jambes trop courtes, cette toiture au lieu de son âne ! Attends-moi, Gaspard, attends-moi !


En dépit des difficultés que présentait un voyage entrepris dans ces conditions, Gaspard n’abandonna point son ami.

Les deux cavaliers traversèrent Méounes au galop ; et, après Méounes, Belgentier et Solliès ; ils arrivèrent le soir à la Valette, où ils s’arrêtèrent.

Sanplan avait dit : « La bande est réunie dans notre caverne d’Evenos. » Bien qu’en état d’anarchie, et à cause même de cet état, elle avait su choisir, pour s’y réfugier, la plus inaccessible de ses retraites.

Gaspard et Sanplan, pour s’y rendre, comptaient gagner la route qui escalade le Bàoú de quatre heures, au nord de Toulon ; elle aboutissait à la plus fameuse de leurs cachettes. De la Valette, ils prirent, pour n’avoir pas à traverser la ville, le chemin qui contourne le Faron, au nord, et rejoint la vallée de Dardennes.

Par des sentiers montants, tortueux, pierrailleux et sonores, au flanc du Bàoú, ils parvinrent en peu de temps sur des plateaux où, entre les roches d’un gris bleu, pousse une végétation sèche, kermès, romarins, cystes et thyms, dévorés de soleil. De cette hauteur, dont ils suivaient la crête en se dirigeant vers le nord-ouest, ils dominaient un paysage incomparable et changeant. Ce fut d’abord, dans le sud, à leurs pieds, le port de Toulon, l’arsenal avec les cales de Vauban ; les grands navires à l’ancre, voiles carguées et lourdement festonnantes ; les bateaux de pêche sous le triangle de la voile latine ; l’immense cadre de la rade fermé au sud par l’isthme des Sablettes, et par la presqu’île de Saint-Mandrier que termine le cap Cépet, la pointe la plus méridionale de la France ; au sud-ouest, la colline de Six-Fours, postée en sentinelle dans la plaine ; au sud, Notre-Dame du Mai ; les rochers égaux des Deux-Frères, debout dans la mer ; et, sur tout cela, une « escandilhado », c’est-à-dire, un resplendissement de soleil, que la mer renvoyait au ciel par des milliards de facettes mobiles.

Puis, à mesure que nos cavaliers avançaient, des collines s’interposèrent entre leurs yeux et ce prestigieux tableau ; mais il fut aussitôt remplacé par un autre. Ils descendaient un peu maintenant vers l’ouest ; et ils découvrirent tout à coup un paysage non moins vaste. La chaîne de la Sainte-Baume apparut sur leur droite, longue ligne qui se brise, en un certain point, pour figurer le profil d’un fauteuil gigantesque, que Gaspard appelait la Chaise du Pape. Devant eux, au loin, par delà Sanàri, se profilait le Bec-de-l’Aigle ; des îlots flamboyaient, baignés dans l’azur d’un ciel terrestre… Derrière la barre de la Sainte-Baume, Gaspard voyait en esprit Azaï, la ville du Parlement maudit ; et le château de Lizerolles, l’asile qu’il chérissait.

Sa pensée d’homme actif ne s’attardait pas aux impressions de beauté qu’il recevait de ce vaste cirque de cultures et de forêts, de mer et de montagnes ; mais, de ces étendues, une joie singulière lui venait, qui gonflait ses espérances de révolté, comme le vent gonfle les voiles des grands vaisseaux. Ce qu’il éprouvait le plus fortement, c’était une ivresse de future victoire, de juste conquête et de liberté. Il respirait l’enivrant effluve à pleins poumons et de toute sa jeunesse. Sur la vaste étendue de ces horizons, il avait ses voies secrètes, ses retraites, ses affidés connus de lui seul, son peuple ; d’un coup d’œil, il embrassait tout son royaume. Ses traces étaient partout marquées, dans ces sentiers, dans ces drayes rocailleuses, sur ces cimes hardies ; et, aujourd’hui encore, le voyageur provençal, qui parcourt ces vallées et ces montagnes, retrouve, sur tout le territoire qui va de l’Estérel à Sainte-Victoire-d’Aix, le nom de Gaspard répété par toutes les pierres, et résonnant encore dans toutes les cavernes.

Ils approchaient de leur grotte farouche, dont les abords avaient été naguère dévastés par un incendie. Ils trouvèrent, sous un bouquet de pins parasols, qu’avait épargnés le feu, deux sentinelles postées par Bernard ; ils leur confièrent leurs chevaux. « Toute la bande est dans la grotte », dirent les sentinelles.

Ils y allèrent. Quittant le chemin frayé, ils se mirent à descendre une pente assez inclinée pour être presque impraticable, et qui, plus bas, le devient tout à fait. En face d’eux, se dressaient maintenant la pointe et le château d’Evenos. Sous eux, serpentait, au fond d’un ravin à peu près inaccessible, le torrent du Destéou qui va rejoindre puis côtoyer la route royale, au fond des gorges, en tout temps fameuses, et dont on ne prononce plus le nom sans évoquer celui de Gaspard de Besse. Surplombant la pente qu’ils descendaient en faisant glisser sous leurs pieds des pierrailles concassées par les siècles, une masse calcaire s’érige, dont la forme est à peu près celle d’une gigantesque fenêtre de mansarde faisant saillie au flanc d’une toiture très inclinée ; sous cette masse s’ouvre la grotte. C’est une salle de quarante pieds de large sur vingt de profondeur. L’ouverture est un grand arc surbaissé ; la hauteur du sol à la voûte est de quinze pieds ; à l’intérieur, le sol s’abaisse vers l’ouverture. Une galerie, balcon naturel, règne, suspendue à mi-hauteur, contre la muraille du fond. Au milieu de cette salle, se dresse une roche en forme de table naturelle ou de tribune, et où Pablo voulait voir un autel druidique. Au plafond, sous l’action des eaux suintantes, l’effritement calcaire a façonné des figures de chimères que Puget eut le désir de transporter à Toulon, dans sa maison de la rue Bourbon. Les Provençaux lui attribuent semblable projet, à propos de bien d’autres sculptures naturelles.

La caverne est imprenable. Le regard n’y peut plonger que d’Evenos, juché sur la cime qui lui fait face ; mais à Evenos Gaspard avait des amis. Telle est la grotte dans laquelle Gaspard avait établi la principale de ses caches à munitions de guerre et à provisions de toute nature.

Sanplan, dans son sifflet de maître d’équipage, siffla selon un rythme convenu ; et, après une courte descente parmi les pierrailles qui se dérobaient sous leurs pas mal assurés, les deux hommes contournèrent la masse rocheuse qui recélait dans ses flancs la grotte, à l’entrée de laquelle ils se dressèrent subitement sous les yeux de la troupe grondante.

Par un escalier fait de moellons branlants, ils se hissèrent dans la vaste caverne. Gaspard vit tout de suite que Tornade était là, désarmé et surveillé. Cependant il comprit aussi que les mutins étaient les plus nombreux. Tornade était comme prisonnier sur la foi des traités, étant resté le vaincu de Pablo. Les bandits, une fois encore, avaient su se plier volontairement aux disciplines qui faisaient leur force.

Gaspard, sous des huées menaçantes, gagna paisiblement l’espèce de tribune qui se dresse au milieu de la grotte ; d’un regard, il jugea les dispositions des groupes séparés.

Puis, se tournant vers les anciens archers qui gardaient Tornade :

— Laissez aller cet homme du côté de ses amis, commanda-t-il, et rendez-lui d’abord ses armes…

Les archers hésitèrent.

— Donnez l’exemple de l’obéissance, vous qui êtes mes amis. Rendez à Tornade ses armes.

Quand Tornade fut délivré :

— Tu entraînes pour la seconde fois tes compagnons à la révolte. Que veux-tu ? Que désires-tu ? Que veulent tes amis ? Réponds.

La réponse eut le mérite d’être brève et claire :

— Les soldats veulent choisir leurs officiers. Tu t’imposes à nous. Nous ne t’avons pas choisi. Nous ne voulons plus de toi. Ils désigneront pour chef qui bon leur semblera. Choisir, c’est être libres. Nous ne voulons pas rester tes esclaves.

— Je t’entends : tu leur as persuadé qu’ils en savent assez pour faire la différence entre les talents militaires d’un ignorant et ceux d’un homme capable de les conduire au succès. Tu cours sottement le risque de les mettre sous les ordres d’un chef inhabile qui les fera tomber, avant trois jours, au pouvoir des dragons royaux. C’est bien cela ? Et ce chef ce sera toi, hein ? Voyons, une fois leur chef, à quoi emploieras-tu ton armée ?

Tornade s’écria rageusement :

— A des expéditions contre les demeures de certains riches que, toi, tu veux épargner.

— Je ne fais pas la guerre de rapine et de pillage, répliqua violemment Gaspard. J’épargne, quand je puis les distinguer, ceux qui, riches ou non, aiment le peuple et défendent ses intérêts.

— C’est la conduite d’un traître ! hurla Tornade, épileptique. Oui ! nous avons appris que tu te cachais au château de Lizerolles. Il y a, dans ce château-là, quelque chose à faire pour nous. Tu n’en profiteras pas seul. Nous le pillerons à notre heure ; et, après quelques expéditions semblables, chacun de nous sera riche à son tour, et pourra vivre en paix, pendant le reste de ses jours, du fruit de son travail.

— Joli travail ! et où donc, ensuite, serez-vous en sécurité ?

— On passera la frontière, comme le fit souvent Mandrin qui, lui, n’était pas un traître comme toi !

— Tu n’es qu’une brute ignorante, Tornade ; et je te dis que la première qualité pour mériter d’être un chef, c’est l’intelligence et la connaissance du métier de chef. Toi, tu sais manger et boire ; et te battre, soit ! mais rien d’autre ! Je t’ai entendu dire que tu détestes les guerres ; que ce sont des crimes ; et pourtant tu ne rêves que massacres et pillages. Ce que tu veux piller d’abord, c’est surtout des cuisines et des caves, hein ?

Dans cette caverne, les bandits faisaient silence ; les uns adossés aux murailles ; d’autres debout devant l’entrée ; quelques-uns couchés ; quelques autres assis, jambes pendantes, sur la galerie ; et tous dardaient leurs regards interrogateurs, furieux ou inquiets, indécis ou assurés, sur le Chef qui, debout, au centre, demeurait calme, une main sur sa tribune de roche.

— Tu as des idées, toi, hé ? ricanait Tornade ; des idées que tu prends dans les châteaux ? eh bien, j’en ai plus que toi, moi, des idées ! et si j’étais à la tête des compagnons, j’en aurais, moi, des idées à moi !

— Dis-les-nous.

— D’abord, chacun de nous aurait les mêmes pouvoirs que tous les autres.

— Et quand il faudrait aller tous ensemble quelque part, pour assurer le salut commun, si chacun voulait aller de son côté, que ferais-tu ?

— Eh bien, je laisserais faire ! on est égaux ! tous égaux ! avec les mêmes primes ! Dans ma troupe, à moi, voilà, tout serait en commun, tout ! même et surtout les femmes. On ferait prisonnières toutes les marquises et princesses ; et elles resteraient à la disposition de ma troupe. De quel droit un seul homme accapare-t-il une belle femme pour lui tout seul ?… Ce n’est pas naturel… C’est injuste… Je suis pour la nature. Les belles femmes sont rares. J’en veux. Et puis quoi ? Nous ne sommes pas chez le Grand Turc, qui les a toutes pour lui tout seul ? Je suis pour la nature. Il faut un sérail pour le peuple.

— Ça existe déjà, s’écria Sanplan impatienté ; y entre qui veut.

— Mais il faut payer pour en sortir ! cria Tornade ; le peuple établira le sérail gratuit pour les travailleurs.

Gaspard se voyait en face de la Brute, bornée, sourde, aveugle comme un mur de roche.

— Écoute, Tornade, dit-il. L’an passé, nous avions parmi nous un camarade qui avait les mêmes idées que toi. Je crois même que tu les as héritées de lui, incapable que tu es d’avoir par toi-même des idées, même mauvaises. Ce camarade s’appelait Vérigneux.

— Tu m’insultes, Gaspard, interrompit Tornade ; tu me paieras cela.

— C’est entendu ; quand tu seras mon chef… Or, Vérigneux pensait, comme toi, qu’il fallait, en toute occasion, piller, voler,… assassiner. Un jour, ayant quitté la bande avec l’intention de travailler seul, pour son compte, comme il disait, il assassina lâchement une vieille femme, sur la route, entre Cuges et Aubagne. Puis il crut bon — souviens-t’en — de revenir se réfugier parmi nous. Les gens d’Aubagne me firent savoir que s’ils parvenaient à s’emparer de Vérigneux, ils le pendraient. Tu sais ce que je fis ? Je le leur fis livrer ; je l’accompagnai moi-même à Aubagne, où il fut pendu, sur la place publique, par un peuple indigné ; et sa tête fut plantée à la cime d’une bigue, à l’endroit même où le crime avait été commis. Cet endroit, qu’on appelle déjà le Vallon de la Bigue, restera célèbre sous ce nom ; et, longtemps après notre mort à tous, ce nom apprendra aux gens de chez nous que la bande de Gaspard de Besse ne fut pas une bande de méchants hommes, cruels et pillards, mais une troupe armée pour la justice, sous un chef qui condamnait la lâcheté et le meurtre… Tornade, tu connais le Vallon de la Bigue[4] ?

[4] Le Vallon de la Bigue a gardé son nom.

— Je le connais, dit Tornade. Et après ?

La bande se taisait, cherchant à deviner pourquoi Gaspard, avec insistance, rappelait ce souvenir menaçant. Où voulait-il en venir ?… Beaucoup croyaient deviner, et s’apprêtaient à défendre Tornade par tous les moyens.

Gaspard continuait :

— Ce que tu ne sais pas, Tornade, c’est que, pas loin d’ici, habitent le père et la mère de Vérigneux. Ce père et cette mère, ayant appris quel supplice allait être infligé à leur fils, demandèrent eux-mêmes aux gens d’Aubagne que la tête de leur fils fût tranchée et exposée à la cime d’une bigue. Et cette bigue, le père alla l’abattre de sa main dans la forêt : « Je veux, dit-il, qu’on sache bien que nous avons renié notre fils ; cette bigue, plantée par moi-même, en témoignera. » Ainsi fut-il fait ; et il en résulta que ces pauvres gens, au lieu d’être méprisés et montrés au doigt, comme parents d’un infâme, excitèrent la compassion de tout le pays ; et que le crime de leur fils n’est pas une honte pour eux.

— Et alors ? dit effrontément Tornade, qui comprenait enfin.

— Alors, cela signifie que je suis prêt à renier toute la bande, à la combattre et à la désigner moi-même à l’indignation publique, si elle devient une bande de lâches et d’assassins.

Une sourde rumeur de mécontentement fut la réponse à ces paroles.

— Mais, dit Gaspard, j’ai confiance en vous tous, en votre intelligence ; vous n’êtes pas encore et vous ne deviendrez pas cela. Votre erreur n’est que la folie d’un moment.

Le sourd grondement de révolte reprit — un peu plus accusé.

— Pour conclure, attendez, mes amis, la fin de ce que j’ai à dire. Vous verrez que je n’ai nullement l’intention de vous résister, tant que vous ne passerez pas à l’action.

Il se tut un moment ; et, voyant qu’on attendait sans protester :

— Tornade, reprit Gaspard, tu es le plus dangereux des fous ; un sot devenu fou ; et le plus dangereux des fous parce que tu ignores ton ignorance. Tu n’es qu’un misérable imbécile, et tu serais le pire des tyrans. Écoute-moi bien : un chef doit avoir la prudence qui protège ceux dont il a la charge ; la modestie, qui l’empêche de se dire fort quand il est faible, de se croire instruit quand il ne sait rien, spirituel quand il est stupide. Il doit avoir la bonté, qui cherche la raison des fautes pour pouvoir les pardonner si elles méritent pardon ; l’énergie, pour être sans pitié au crime prouvé. Toi, tu es faible et tu te prétends fort ; tu es haineux et tu ne pardonnes rien ; tu es bête et tu te crois fin ; tu es orgueilleux de toi-même et tu ne sais pas distinguer un A d’un B. Tu es d’une ignorance sans prudence, qui mènerait à l’échafaud — avant trois jours, je te le répète — ceux à qui tu promets la fortune, car tu ne hais l’homme riche que pour devenir riche à sa place, sans avoir travaillé ! Je sais, je vois tout cela, je te juge. Eh bien, cependant, si tes amis sont assez bêtes pour confier leur avenir à un dément exaspéré, qu’ils le fassent ! Je les combattrai ensuite, loyalement. Une première fois tu t’es révolté et j’ai eu raison de toi. Cette fois-ci, je suis de nouveau prêt à m’effacer devant toi, à te laisser prendre ma place, mais à une condition que je vais dire : puisque tu sais tout ce que doit savoir un chef d’armée, tu dois savoir monter à cheval ? hein ?

— Ce ne sera pas la première fois, dit Tornade.

— Mais, entends-moi bien, tu dois pouvoir monter n’importe quel cheval ?… Le mien est à deux cents pas d’ici…

La bande se mit à rire ; on commençait à s’amuser… « Il a de l’esprit, notre Gaspard !… il est malin… Pauvre Tornade !… ça va mal tourner pour lui… Gaspard y perdra son cheval… Je parie pour Tornade !… Moi, contre ! »

Tornade sentit venir l’impopularité ; et que, s’il reculait, c’en serait fait de son prestige… Ses amis doutaient déjà de lui. Il le sentait. Son orgueil répliqua, le poing tendu vers Gaspard :

— Vous tous, qui vous arrogez le commandement des hommes, vous prétendez tout savoir ! et pour nous mieux tromper sur vos mérites, vous prétendez qu’il est très difficile d’apprendre, dans des livres, ce qu’un enfant peut apprendre tout seul, de la nature. Je suis pour la nature, moi !… Je n’aurais peut-être pas, à cheval, l’air d’un général à la parade ; — mais je tiendrai sur la bête par ma volonté et mon courage naturels ! j’y tiendrai aussi bien que toi, et sans mépriser comme toi ceux qui vont à pied ! Sortons. Où est-il, ton cheval ? Sortons tout de suite. Aide-moi seulement à enfourcher ta bête ; et si je ne tiens pas collé sur son dos comme « arapède » au rocher, je veux perdre mon nom de Tornade, et je promets de renoncer à l’honneur de conduire des hommes !

Mïus et Gustin, les deux inséparables de Tornade, applaudirent les premiers. Les autres mutins, impressionnés, attendaient, avec une curiosité ardente, la fin de l’incident ; mais leur foi en Tornade chancelait : « Comment va-t-il s’en tirer ? c’est vrai qu’il nous faut un chef qui sache aussi bien faire figure à cheval que commander la manœuvre. »

Toute la troupe sortit de la caverne et gagna le plateau.

Tornade marchait à côté de Gaspard et ne cessait de discourir, en le coudoyant à chaque pas, par esprit de provocation.

Ce qu’on distinguait le mieux, dans cette nature trouble, c’était l’envie et un orgueil têtu. Tornade avait en lui, ardente comme une soif, l’ambition ; il était impatient de dominer, non pour tenter de conduire son clan vers des destinées, les meilleures possibles, mais pour être oppressif et cruel, et venger ainsi sa prétendue grandeur, selon lui méconnue. Cet ami des hommes et de la liberté rassemblait donc en lui toutes les qualités qui font les tyrans les plus intolérables. En créant ici-bas un enfer à l’usage des incrédules, les inquisiteurs sincères pensaient faire, en même temps que leur propre salut, celui de leurs victimes. Ils voulaient partager avec elles un bonheur éternel ! Tornade, lui, prétendait aimer les hommes, et c’était avec férocité, en bourreau. Ce qu’il y avait en lui de plus redoutable, c’était sa foi en soi-même. Cet imbécile croyait en son génie, exactement comme certains fanatiques croient en leurs dieux. La foi dans le mal conçu comme étant le bien est une puissance qui n’a plus de mesure, et proprement satanique. Il avait cette puissance. Il croyait à l’excellence du mal. Tornade était implacable à la façon de la brute élémentale, parce qu’il était stupide de très bonne foi.

Il dit à Gaspard, tout en le poussant du coude :

— Je ne vois pas pourquoi je ne serais pas un meilleur cavalier que toi.

— Moi non plus, répliqua Gaspard… Aussi bien es-tu libre de le devenir.

— Je suis ton égal, fit Tornade, rageur.

— Pas encore, répliqua Gaspard avec calme. Vois-tu, nous sommes tous égaux avant de nous mesurer, comme le sont les targaïrés (joûteurs) avant la lutte ; mais, après, on est bien forcé de se reconnaître différents par le mérite.

Sanplan, ayant entendu ces mots, fredonna l’antique chant populaire :

Qu’a gagna la targo ?
Lou patroun Vincèn,
Qu’émé sa lancetto
N’a fa toumbar cent !

On était arrivé sur le plateau.

Gaspard détacha son cheval, qui hennit de joie à son approche.

Gaspard le prit par la bride et le caressa ; puis il présenta lui-même l’étrier au pied ferré de Tornade qui s’enleva gauchement, le poing dans la crinière. Gaspard flatta, une fois encore, l’encolure de la noble bête, en lui parlant avec douceur.

— Tiens bon, Tornade ! cria-t-on de toutes parts.

— Benedicat te, Deus omnipotens ! officia Pablo.

— Quel idiot, ce Tornade ! murmurait Bernard.

— On va rire, disaient les archers.

Gaspard tenait toujours la bride dans sa main immobile.

— Largue l’écoute ! commanda Sanplan.

Gaspard ouvrit la main. Tornade, nerveux, essaya d’envelopper avec ses jambes le ventre de Kalife ; en même temps, au lieu de rendre la main, il prit appui sur la bride. Les deux ordres, contraires et violents, firent comprendre à Kalife qu’il n’avait pas sur l’échine une intelligence mais une autre sorte de bête. Il bondit. Tornade s’accrocha à la crinière.

La politique était oubliée. La bande entière n’avait plus sous les yeux qu’un spectacle de cirque. Qui serait vainqueur, de l’homme ou de l’animal ? Les plus féroces par nature, étant les amis de Tornade, c’était eux justement qui souhaitaient sa chute avec une sorte d’avidité.

Au bord du plateau, et non loin, commençait la pente abrupte aux flancs de laquelle pas une ronce ne poussait dans les pierrailles concassées, comme ruisselantes. Le plateau, çà et là, se hérissait de troncs de pins noircis, calcinés naguère par l’incendie.

Sur ce sol semé d’embûches, le cheval, au galop, bondissait à tout instant pour franchir quelque obstacle, un roc éboulé, un pin entier couché en travers de sa course folle. On vit Tornade, tout à coup projeté en l’air, retomber à califourchon sur l’encolure du cheval qui, relevant la tête aussitôt, d’un mouvement brusque, renvoya son cavalier sur la selle. « Bravo, Tornade ! » Ses amis feignaient de croire à un tour d’acrobate. Arrivé à l’extrémité du plateau, le cheval syrien fit un écart soudain, puis se cabra, puis rua ; et son cavalier, lancé sur la pente, roulant sur lui-même, la descendit dans une formidable avalanche de pierrailles, et disparut au fond du Destéou. Alors, le cheval sauvage, tête haute, queue haute, comme fier d’un exploit, revint se placer sous la main de Gaspard.

Le cri de la troupe résonna dans les formidables échos des gorges d’Ollioules, comme un tonnerre cent fois répété :

— Vive Gaspard de Besse !

Les mutins étaient maintenant les plus ardents à soutenir que Tornade n’était qu’un sot. La plupart d’entre eux se sentaient libérés d’une tyrannie, et déjà s’étonnaient d’avoir pu la subir un moment.

— Mes amis, dit Gaspard, Tornade est allé où il vous aurait conduits. Vous êtes tous témoins que j’ai laissé ce fou pleinement libre d’agir seul, comme il l’entendait. Réfléchissez bien que, pour vivre libre, il faut apprendre à se servir de la liberté.

Les amis de Gaspard le félicitèrent.

— Capitaine, dit Jean Lecor, vous avez une façon à vous de manier l’apologue ! Celui-ci vaut la fable des Membres et de l’Estomac.

— Et le capitaine est mon élève, dit glorieusement Sanplan.

— Mïus et Gustin, avancez ! commanda Gaspard.

Et quand les deux traîtres furent devant lui, avec une mine à la fois déconfite et insolente :

— Mes garçons, leur dit Gaspard, allez retrouver Morillon ; et dites-lui que vous ne faites plus partie de ma troupe. Vous y seriez trop malheureux en l’absence de Tornade, laquelle menace d’être éternelle.

C’était un ordre. Les deux acolytes disparurent.

— Moi, maître, dit dom Pablo, j’irais volontiers partout où il vous plairait de me conduire, et quand ce serait à la mort ; car je suis sûr que le diable, vous sachant aussi malin que lui, jamais ne voudra vous tolérer en enfer ; et je suis sûr, d’autre part, que, connaissant vos intentions, jamais le bon Dieu n’aura le courage de vous damner… Ainsi soit-il.


Ce soir-là, dans la caverne d’Evenos, il y eut grand’liesse et chansons joyeuses :

Buvons à Gaspard de Besse,
A tire, tire-larigot !

On fêtait la fin des querelles intestines.

Trois jours après, la troupe, heureusement réduite de trois vilains compagnons, s’installait dans les ruines du château de Vaulabelle.

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