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Le fameux chevalier Gaspard de Besse : $b ses dernières aventures

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CHAPITRE XIII

Pablo redevient ermite.

Le Parc Enchanté, c’était, pour les Gaspards, le paradis terrestre ; et ce fut Tornade qui, pour quelque temps, les en exila.

Plus de trois mois après la mort du misérable, un braconnier, ayant tué une tardarasse (une buse), avait, en la recherchant, découvert le cadavre du bandit.

On voulut reconnaître, dans ce mort méconnaissable, un riche jardinier d’Ollioules, disparu depuis des semaines.

Pressés d’entrer en possession de sa terre, ses héritiers affirmèrent que c’était bien là leur parent, et firent enterrer, comme tel, Tornade le bandit, avec tous les honneurs dus à un honnête homme. Au bord de la route royale, à l’endroit où s’ouvre la coupée au fond de laquelle roulent, en hiver, les eaux torrentueuses du Destéou, on planta une croix de fer qui, longtemps, devait être saluée, avec un frisson d’inquiétude, par les voyageurs, piétons, cavaliers, conducteurs de diligence. Les gens de justice attribuèrent à Gaspard un assassinat contraire, il est vrai, à ses habitudes, mais qui, disait-on, annonçait de sa part des résolutions nouvelles, une ère de représailles en réplique à son emprisonnement… Il fallait décidément capturer les bandits. Il arriva, en fin de compte, qu’une battue générale fut ordonnée par les magistrats.

De la Sainte-Baume à l’Estérel, d’Aix à Draguignan et à Grasse, archers et dragons devaient fouiller collines et forêts, battre chemins et grandes routes. Gaspard se sentit gravement menacé ; et, malgré les moyens de défense naturelle que lui offraient les ravins et les forêts tout voisins du parc Vaulabelle, il jugea avec raison que la bande serait mieux cachée dans les caveaux de Solliès-le-Vieux. Il n’était pas l’ennemi des dragons ni de la maréchaussée ; et son principe était d’éviter les batailles. « Pas de sang, disait ce lecteur de Volney ; la guerre civile est plus odieuse que toute autre. » Il annonça à ses gens qu’on allait quitter Vaulabelle nuitamment, pour se réfugier à Solliès.

Un soir, en effet, la petite armée se mit en route, Gaspard en tête, à cheval. Il était entouré par ses fidèles, Sanplan, Bernard et Lecor, bien montés eux aussi, que Pablo suivait, juché sur son âne. Derrière cet état-major venait toute la troupe. Les anciens archers, à cheval, formaient l’arrière-garde.

Tandis que la troupe gravissait, entre les collines chargées de pins, au fond d’une gorge, la rampe sinueuse qui mène à la Roque-Brussanne, un clair de lune magnifique emplit tout à coup le vallon de sa clarté blanche, comme débordante.

— Maître, dit alors Pablo, mon âne s’essouffle à suivre vos chevaux et le pas alerte de nos gens. Permettez-moi de rester en arrière ; je vous rejoindrai demain.

— Soit, répliqua Gaspard… Et peut-être pourriez-vous, Pablo, prendre votre repos, cette nuit, à la Roque-Brussanne, chez les paysans qui, naguère, ont gardé votre monture dans leur étable ; puis, demain, voyageant de jour, vous recueilleriez, je pense, en chemin, quelque utile renseignement sur les manœuvres des gens qu’on lance à notre poursuite. Vous ne courez, vous, aucun risque. Le moine que vous paraissez être inspire confiance à tout le monde… Vous nous trouverez, la nuit prochaine, assemblés et vous attendant, sur la terrasse de la Mont-Joye, à Solliès.

— Ainsi convenu, dit Pablo.

Sanplan saisit son sifflet de maître d’équipage, et en tira le commandement de : halte ! La troupe s’immobilisa.

Or, le jovial Pablo, pour déterminer ce brusque arrêt, avait attendu malicieusement que la troupe fût arrivée à l’endroit précis où elle se trouvait à ce moment. Il savait que ces hommes, capables de défier chaque jour le diable, craignaient Dieu, la nuit ; et il éleva, dans le silence de cette nuit claire, sa plus belle voix de prédicant :

— Mes amis ! dit-il, vous savez qu’un grand danger vous menace ; et que vous allez trouver, dans les caveaux des Templiers, à Solliès, un asile à peu près sûr… Pour moi, sur ma demande et avec l’approbation de notre capitaine, je vais passer ici la nuit, et ne vous rejoindrai que demain… Cette nuit, je la passerai à prier Dieu pour vous ; car l’endroit où nous sommes est un lieu sacré où, il y a des siècles, un pieux ermite, en récompense de ses vertus, obtint du ciel l’étrange faveur d’être transformé en statue, dans une attitude de prière. Il a voulu demeurer sur cette terre afin de ne pas abandonner, avant le dernier jugement, les pauvres pécheurs que nous sommes ici-bas. Depuis des siècles, il implore la grâce des générations qui naissent et meurent devant lui… Et, lorsqu’un pèlerin a le courage de mêler, seul dans la nuit, son oraison ardente aux muettes supplications du saint de pierre, le vœu du pèlerin est toujours exaucé ; car la sainteté de la statue étend sa protection sur le pèlerin, fût-il indigne comme je le suis.

Un murmure confus accueillit ces paroles. Quelques incrédules ricanaient sourdement. Pablo, alors, cria d’une voix de commandement :

— Levez les yeux vers le sommet de la colline, du côté de l’Orient.

La troupe leva les yeux.

Un cri de stupeur s’étouffa dans les poitrines oppressées, comme si tous les bandits eussent assisté à un miracle accompli pour eux.

Un peu au-dessous de la cime, et se profilant nettement, en haute silhouette blanche, sur la pente de la colline baignée par les rayons lunaires, un Moine gigantesque apparaissait en plein ciel. Les grands plis droits et rigides de sa robe se marquaient en ombres profondes. Il semblait descendre vers les hommes, tout en s’adressant au ciel. Sous le capuchon pointu, sa tête s’inclinait, comme en adoration.

Il se fit un grand silence. Des hommes, à faces patibulaires, se signaient discrètement. Plus d’un plia les genoux[9].

[9] Ce rocher surprenant a gardé sa forme émouvante. Ce Moine, à de certaines heures, sous certains aspects, a vraiment une beauté sculpturale. On ne manque pas de dire que Pierre Puget avait rêvé de le faire transporter à Toulon ; en vérité, Rodin eût admiré ce bloc dans lequel semble veiller une âme.

— Benedicat vos Deus omnipotens ! dit Pablo ; laissez-moi ici en prière, mes amis. Je vous rejoindrai demain.

— Mort de ma vie ! dit tout bas Sanplan à Gaspard ; je n’ai peur de rien, mais j’aime mieux quitter ce lieu-ci, avec toute la troupe, qu’y rester seul comme va le faire ce diable de Pablo,… Dieu le bénisse !

— Pablo connaît mes intentions, répliqua Gaspard. Voilà nos gens rassurés ; ils comptent maintenant…, et peut-être avec raison !… sur la protection du ciel.

L’ordre de se remettre en marche fut donné par le sifflet de Sanplan ; et Pablo demeura seul sur la route ; les hommes, en se retournant, le virent descendre de son âne, et prendre, au pied de la colline, une attitude copiée sur celle du Moine de pierre.

Une grande confiance irraisonnée entrait dans le cœur des réprouvés.

Le lendemain, à la Roque-Brussanne, Pablo passa une journée d’agréable repos.

Et, la nuit suivante, en route vers Solliès, il disait à son âne qui secouait les oreilles d’un air d’intelligence un peu dédaigneuse :

— Notre Gaspard est vraiment un homme bien extraordinaire et qui, de jour en jour, m’étonne davantage. Qu’il veuille mettre notre troupe en état de sécurité dans les caveaux de Solliès, rien de plus naturel ; mais ne m’a-t-il pas dit : « Ami Pablo, prépare-toi à édifier nos gens et à leur prêcher la sagesse. Tu leur expliqueras la mission honorable que je me suis imposée. Tu combattras dans leur esprit les leçons d’aveugle révolte que leur donnait Tornade. Fais-leur comprendre que, tout insurgents que nous sommes, nous pouvons faire notre salut et nous rendre encore dignes de l’estime publique. Tu profiteras, à Solliès, de nos loisirs et de la sainteté du lieu, pour suggérer à nos hommes des idées de bon sens… » Tels sont les ordres de mon chef ; et, de mon mieux, je lui obéirai. Et voilà donc qu’il me ramène à ma vocation première, et je vais devenir un agneau prédicant au milieu d’un troupeau de loups ! Soit. A ce jeu, peut-être me convertirai-je moi-même ! Dieu, en tous cas, me comprendra mieux que les hommes. Ainsi-soit-il.

Ainsi s’exprimait Pablo, parlant à son âne qui ne lui prêtait qu’une demi-attention. Et le moine ajoutait :

— Je connais ce Solliès et son église imposante qui domine la large vallée. J’ai admiré sa vaste terrasse fortifiée. Elle est comme un reposoir, un plateau sacré, un haut lieu vénérable, fait pour inspirer des pensées extra-terrestres… Notre Gaspard est décidément un grand politique ; et, si nous l’écoutons, nous finirons par édifier le monde, par nous transformer tous en ermites, en régiment de pénitents, en moines pleins d’humilité et d’obédience… Et pourquoi pas ?… Vanitas vanitarum… que Dieu me bénisse ! me voilà ermite redevenu !… Et cela encore est vanité, sujet d’étonnement, rongement de foie, cassement de tête, et incompréhensible fatigue d’esprit… J’envie toujours davantage, ô mon âne, ta placidité, et ton mépris avoué pour la pensée humaine ; je parle et tu secoues les oreilles, loin de les tendre vers moi !… Que puis-je t’apprendre, en effet ? que sais-je ? L’orgueil de l’homme est une outre gonflée de vent ; et les voies de Dieu sont véritablement insondables. J’ai traversé le monde des honnêtes gens et il m’est apparu empli de coquins… Je vis aujourd’hui parmi les réprouvés et je rencontre chez eux les lumières de la conscience !… i, mon âne… Tu vas où nous allons tous !

Pablo n’aurait pas dû s’étonner si fort au sujet des ordres qu’il avait reçus de son chef. Sans doute, Gaspard ne prétendait-il pas faire de ses bandits autant de justes selon l’Église. Le moine interprétait avec exagération ses intentions édifiantes ; mais il est bien vrai que le chevalier Gaspard avait compris l’influence moralisante des croyances religieuses sincères, et qu’elles soumettent à la morale force gens dont l’esprit borné resterait rebelle à de simples raisonnements, — ce qui signifie que, somme toute, la masse comprend beaucoup mieux ce qui ne se peut comprendre. Gaspard entendait simplement que, dans l’isolement, à Solliès, au fond des caveaux pleins de mystère, il pourrait, avec l’aide de son « aumônier », faire sentir à ses gens qu’une volonté, supérieure à l’instinct brut des hommes, les pousse, en dépit d’eux-mêmes, à maîtriser en eux-mêmes la sauvagerie de nature.

En ruminant ces choses, dom Pablo arriva, au mitan de la nuit, à Solliès-le-Vieux. Il grimpa, poussant devant lui son âne, l’escarpement de la colline, et, comme il était convenu, il trouva toute la bande assemblée sur la terrasse du Pasquier, devant la porte dite de la Mont-Joye.

Gaspard et Sanplan, connaissant le secret des ruines, la troupe, sous leur conduite, — en arrivant, la veille, un peu avant l’aube, — avait pénétré dans les entrailles de la colline, par l’ouverture étroite qui a l’air d’une simple excavation sans profondeur, au bord de la roide montée. Par cette ouverture, les bandits, un à un, avaient gagné les caveaux funéraires où dorment les Chevaliers du Temple.

Les huit ou dix chevaux de la troupe étaient restés, dans la plaine, chez des affiliés.

En arrivant avec son âne, Pablo se disait : « Ni lui, la bonne bête, ni moi, n’avons besoin de nous cacher. Je le logerai, comme moi, chez un habitant de ma connaissance. »

Sur la haute terrasse, aux rayons de la lune, l’assemblée des bandits était silencieuse, comme recueillie.

Ayant passé le jour entier dans l’ombre des caveaux, les hommes, maintenant, respiraient avec délice l’air tiède d’une nuit de mai. Juin allait commencer. Les étoiles semblaient pétiller dans le ciel comme autant d’étincelles vives, jaillies d’un invisible brasier perdu dans les infinies profondeurs. Sur des cloisons écroulées, au pied des pans de hautes murailles qui entourent la porte Mont-Joye, les bandits, les uns assis, les autres étendus à terre, avec une pierre pour oreiller, goûtaient le charme d’une entière sécurité. Quelques-uns s’étaient accoudés aux parapets de la terrasse, et contemplaient l’immense plaine, dormante sous la lune, et les profils purs des montagnes Maures.

Tous firent à Pablo une réception particulièrement aimable, et vinrent se grouper autour de lui. Quelques-uns lui demandèrent, en goguenardant, ce qu’avait bien pu lui dire le Moine de pierre.

— Il m’a dit d’abord, répliqua Pablo, d’assurer à notre capitaine qu’il aura raison de rester quelques jours caché, avec nous tous, dans les caveaux de Solliès. Tous les bois de la province et tous les chemins sont parcourus, à cette heure, par les gens d’armes, — les archers et les dragons du Roi. Voilà pour notre chef, que Dieu nous le garde ! Et pour vous, mes amis, voici ce que m’a dit le Moine de pierre : « Si une forme de pierre, entrevue dans la nuit, a pu troubler un instant des cœurs d’hommes courageux, c’est parce que, sur cette terre, nous obéissons à une puissance contre laquelle nous ne pouvons rien. C’est malgré nous que nous sommes nés ; et malgré nous, nous mourrons. C’est parce que nous savons cela que parfois certains contes ou certains rêves nous font frissonner et nous donnent à réfléchir. » Voilà ce que m’a dit le Moine de pierre ; — et il est très vrai, après tout, qu’il ne faut braver ni Dieu ni diable. Dans les caveaux où vous avez passé la journée, vous étiez environnés par des morts qu’il faut respecter et qui, si vous les respectez, vous protégeront. C’est tout ce que je vous dirai pour ce soir. Notre retraite en ces lieux ne fait que commencer. J’aurai, chaque nuit, à vous parler de choses non moins intéressantes… Pour ce soir, songez à vos belles, et fumez en paix vos bonnes pipes.

Une des nuits suivantes, Pablo conta aux hommes, réunis sur la même terrasse, l’histoire des Chevaliers du Temple, et il conclut ainsi : « On ne leur a pas rendu justice. Eussent-ils été coupables, qu’on pourrait dire encore : ils furent traités avec une impardonnable barbarie. Ce qu’il faut vouloir, nous, avec notre chef, c’est le règne d’une justice sans férocité. Plus de bûchers ! Plus de torture !… Adveniat regnum tuum…

Gaspard, dans le particulier, félicita Pablo :

— Vous avez bien servi mes intentions. Continuez ainsi. Demain, moi aussi, je parlerai à nos gens.

Le lendemain, aux mêmes heures nocturnes, sous la blanche clarté de la lune, dans le même imposant décor de ruines, Gaspard, entouré de ses hommes assis autour de lui, assis lui-même sur un fragment de mur écroulé, parla en ces termes :

— Mes braves ! il y a quelque temps, plusieurs d’entre vous se déclaraient prêts à suivre Tornade. J’ai montré alors à ses amis quelle sottise était celle de ce malheureux ; mais, bien qu’ils aient paru convaincus, il est possible qu’ils ne se soient résignés qu’avec regret à me demeurer fidèles… Eh bien, je ne veux pas d’une fidélité incertaine, obtenue par intimidation. Je n’accepte pour mes soldats que des volontaires, et convaincus. J’ai donc résolu de vous amener ici, non seulement pour éviter les gens de police qui me recherchent plus menaçants qu’à l’ordinaire, mais pour que, dans cette solitude paisible, vous examiniez à loisir vos courages et pesiez vos résolutions. Je vais donc vous expliquer, mieux que je ne l’ai jamais fait, quelles sont mes idées. Si elles vous conviennent, je recevrai de vous des engagements nouveaux. De cette façon, nous saurons qu’il n’y a plus, entre vous et moi, de malentendu possible ; et, confiants les uns dans les autres, nous marcherons avec assurance vers le but commun.

Gaspard rappela à ses hommes qu’il leur avait parlé déjà de son grand projet, qui était la capture du Parlement ; puis il leur en expliqua toute la signification et toute la portée.

Oui, il s’agissait de prendre comme otage le Parlement tout entier ; ce serait là un acte décisif, un événement considérable qui, selon lui, l’amènerait certainement à pouvoir traiter, de puissance à puissance, avec le roi en personne. Alors, il exigerait de Sa Majesté qu’elle frappât les meurtriers de Teisseire ! Alors, il élèverait des réclamations dont le bruit retentirait dans toute l’Europe ! Alors, enfin, il demanderait la réforme de la juridiction pénale, — et, avant tout, l’abolition de la torture, usage inhumain et absurde, digne des temps barbares… Pour défendre cette cause, il était prêt à se faire tuer à la tête de ses hommes, comme il était prêt à subir, s’il était pris, les horreurs de la question extraordinaire ; d’ailleurs, s’il se voyait soutenu par une troupe dévouée à son idée, il se sentait sûr du succès. Le moment venu, il obtiendrait les justes réformes, grâce à de hautes protections qui lui étaient dès aujourd’hui acquises, et que Tornade lui avait sottement reprochées. Et, dans ce cas, il se ferait accorder la grâce de tous les hommes qui auraient combattu avec lui pour la grande Cause…

Tel était le rêve de Gaspard, vision chimérique peut-être, mais d’une grandeur qui, dans son esprit, l’égalait à ce Rienzi dont, naguère, il avait lu l’histoire avec admiration.

Il dit en terminant :

— Vous n’êtes pas de vulgaires voleurs ! Est-il possible que je vous l’apprenne. Est-il besoin que je vous le répète ? Vous n’êtes pas des bandits comme l’entendent les rares aveuglés qui nous blâment, ou les juges qui nous condamneraient. Nous sommes des coupables, soit, mais qui veulent de meilleurs juges ! Et c’est pour que vous ne deveniez pas des bandits odieux à tout l’univers — que j’ai, sous vos yeux, laissé Tornade courir à ses destinées. Vous êtes des hommes qui demandent l’abolition de lois cruelles, féroces, inhumaines… De quel droit vous proclameriez-vous les justes agresseurs des lois sans pitié, si vous usiez vous-mêmes des moyens inhumains, féroces, cruels, que vous reprochez à vos juges ? Ne leur donnez pas le droit de s’en servir contre vous, qui le leur contestez. Piller et tuer par vengeance, c’est faire acte de criminels indignes de pardon. Piller, tuer ? laissez cela aux sauvages des îles lointaines. Voulez-vous redevenir semblables à eux ? voulez-vous redevenir pareils aux bêtes des déserts et des forêts ? Non !… N’imitez ni la sottise des moutons ni la cruauté des loups. Quant à moi, je ne veux être ni le chef d’une bande de malfaiteurs, ni le gardien d’un troupeau soumis. Je cherche un peuple. Je n’accepte pas qu’on marche à ma suite sans savoir où l’on va ; je demande qu’on désire aller où je vais. Ce que j’attends de vous, c’est que vous vous considériez et respectiez comme une partie détachée du peuple, pour représenter audacieusement le vœu secret du peuple tout entier, du peuple qui, encore trop timide, espère en votre audace. Élevez-vous à la dignité d’hommes libres ; et le jour où vous rentrerez dans la vie régulière, on dira de chacun de vous : « Celui-là fut un Gaspard, c’est-à-dire un de ces bandits qui se sont rachetés en suivant volontairement Gaspard de Besse ! » Rappelez-vous à toute heure que nous avons pour ennemis non pas des hommes, mais des lois plus cruelles que ne sont la plupart des assassins ! Notre ennemie, c’est la torture appliquée à des innocents qu’elle amène parfois à dénoncer de faux coupables ! Votre ennemie, c’est, vous dis-je, la barbarie des lois sans indulgence, sans pitié, sans humanité ! Voilà les ennemies que nous devons terrasser ; j’y parviendrai… Et si vous voulez me suivre jusqu’à cette fin glorieuse, vous me le direz, non pas tout à l’heure, mais plus tard, avant toutefois que vous quittiez ces solitudes. Consultez-vous ; prenez conseil les uns des autres. Vous m’apporterez plus tard une réponse sagement calculée…

Ce fut le grand discours politique de Gaspard ; le plus grand moment de sa carrière. Sanplan, Bernard, Lecor et Pablo en restèrent émerveillés.

Les bandits avaient écouté en silence la harangue du chef ; mais, dès ses premières paroles, pas un n’avait gardé l’attitude nonchalante où elles les avaient surpris. Ceux qui étaient couchés, s’étaient soulevés sans bruit sur un coude ; ceux qui étaient assis s’étaient silencieusement mis debout. Dans la nuit claire, une énergique attention, la volonté de comprendre, tendait les visages et les regards vers la silhouette qui leur parlait, telle un fantôme. A ce moment, une obscure grandeur était en Gaspard et aussi dans ses auditeurs, paysans, artisans, soldats. Jusqu’à ce jour, ce troupeau d’hommes, ne cherchant que pâture, s’était agité dans sa destinée ténébreuse ; une conscience lui venait, en cette nuit claire, à la voix de son berger. Et, avec lui, tout à coup, cette humble fraction d’humanité levait les yeux vers l’étoile. Quelle étoile ? celle qui, il y a deux mille ans, conduisit vers une pauvre étable les Rois Mages venus de la Chaldée.

De tout temps la hauteur physique des montagnes a éveillé dans l’homme un sentiment d’élévation morale. Les vastes plaines, ou la mer, inspirent l’idée de liberté d’esprit. Le firmament étoilé appelle les regards humains vers un autre ciel, — celui des religions.

Ces assimilations sont instinctives. Et ce fut d’instinct que Gaspard, pour achever d’élever la pensée et le cœur de ses gens, cria tout à coup :

— Eh ! là-bas, Jean-le-Fada, toi qui as été berger en Camargue, dis-nous un peu les noms de celles que tu connais parmi toutes ces étoiles du ciel.

L’homme obéit ; et tous ces hommes frustes, qui, sans y penser jamais, avaient vécu sous les constellations, connues du plus ignorant des pâtres, écoutèrent la leçon du berger-fada[10]. Il nomma les constellations. Il conta des légendes où elles avaient un rôle. Il parlait selon la tradition sept fois millénaire des mages de Chaldée qui lisaient, dans la grande page bleuâtre aux caractères d’or, — la destinée des êtres humains. Et le pâtre affirmait, comme ces ancêtres lointains : « Chacun de nous a son étoile ».

[10] Le fada en Provence, c’est l’homme, dont l’intelligence, fermée aux vues humaines, semble parfois connaître de mystérieuses intuitions.

… Cette singulière veillée fut suivie de veillées à peu près semblables, au cours desquelles Pablo, après le berger, contait aussi de belles légendes aux bandits attentifs.

Il leur dit les merveilles des Fioretti ; et ces violents, apaisés, prêtèrent une attention enfantine aux miracles naïfs de saint François d’Assise. Pablo disait : — Saint François, un jour, prêchait dans les champs, sous un grand arbre, devant la foule. Gêné tout à coup par le caquetage d’une nuée d’hirondelles assemblées sur les longues branches horizontales du grand arbre, il les pria de vouloir bien se taire un instant, afin que les paroles divines fussent mieux entendues. « Faites silence un moment, leur dit-il, mes sœurs hirondelles ! » Et elles lui obéirent sagement ; et ne se reprirent à caqueter qu’après la fin de son sermon. Il appelait « frère » tout être vivant ; et même il appelait frère l’arbre ou le buisson ; et même l’eau, il l’appelait « ma sœur ». En appelant le loup mon frère, il l’apprivoisait ; et le loup devenait caressant sous sa main. Un jour, le frère portier de son monastère, ayant refusé du pain à des voleurs connus comme tels, saint François alla leur porter de la nourriture dans leur caverne ; et il appela ces voleurs mes chers frères, en leur conseillant de mieux vivre et d’être bons désormais à toute créature. Il avait la vraie religion, celle qui sème la bonté pour récolter la bonté. Et cette religion-là, il faut l’aimer… Hélas ! c’est justement celle que tout le monde oublie en ce siècle… Et, pour qu’on y revienne, il faut, mes amis, il faut — entendez-moi bien — que les bandits armés n’imitent point la dureté des hommes contre lesquels ils sont en juste révolte.

De toutes ces leçons répétées, que restait-il dans l’âme des hommes brutaux qui les écoutaient ? Peu de chose ; une grande chose pourtant : la vague espérance d’une vie meilleure qu’ils auraient un jour peut-être, quelque part, — mais qu’il fallait mériter.

Les habitants de la vieille petite cité feignaient d’ignorer les bandits ; du moins, ils ignoraient le secret de leur retraite, qu’ils devinaient voisine.

Dom Pablo, un matin, sur l’ordre de Gaspard, alla trouver le syndic de Solliès, celui-là même chez qui Gaspard et Sanplan avaient reçu l’hospitalité, un soir de Noël.

— Honorable syndic, j’ai une requête à vous présenter, au nom de deux hommes qui furent reçus chez vous, — un soir de Noël, — en qualité de Saint-Jean et de Saint-Pierre.

— Je n’ai pas oublié ces deux hôtes aimables, répliqua gracieusement le syndic ; et, venant de leur part, vous êtes le bienvenu.

— De leur part, reprit Pablo, et en souvenir de reconnaissance, j’ai à vous remettre, pour les pauvres de votre ville, cent écus — que voici.

— Que vos amis soient remerciés, dit le syndic, en prenant le sac rondelet que lui tendait Pablo.

— Dieu le leur rendra au centuple, croyez-le, fit malicieusement Pablo ; mais voici ma requête. Nous appartenons à une confrérie de pénitents toulonnais qui voudraient être admis à l’honneur de prendre part, dans trois jours, à votre procession de la Fête-Dieu… Ils apporteront leurs cierges…

La permission fut accordée, avec de nouveaux remercîments.

Pablo trouva moyen de se faire prêter une carriole — et se rendit à Toulon où il se procura sans peine cierges et cagoules.

Et le jour de la Fête-Dieu, en songeant, non sans regret, à la procession d’Aix qui avait failli leur être fatale, — les pénitents prétendus sortirent, un à un, des galeries souterraines.

Prévenus par leur syndic, les gens de Solliès s’étonnèrent pourtant un peu de voir arriver en grand silence, avec des allures mystérieuses, tous les compagnons, cierges en main et vêtus de la cagoule. Les yeux des bandits, par les trous du masque, luisaient de contentement. Ce qu’il y avait de théâtral dans leur aventure les amusait ; et puis, ils se réjouissaient sincèrement de prendre part à une fête religieuse, et publique, sans courir le risque d’être reconnus et trahis.

Juin resplendissait. Les collines voisines étaient couvertes d’une véritable forêt de ginestes en fleurs ; et les innombrables fleurs d’or de ces genêts s’étendaient, en tapis odorant et épais, dans les étroites rues antiques. Chaque pas en écrasait et irritait le parfum capiteux. Femmes et jeunes filles chantaient. Une joie païenne surchargeait l’air lourd d’été et oppressait les poitrines. Solliès fêtait à sa façon l’été glorieux ; et, en avant de la foule, un soleil d’or était porté ; c’était les armes parlantes de cette cité du soleil, Solliès l’ensoleillée. Et cet emblème, ce soleil d’or, étincelait entre les branches d’une croix. Et la croix du Christ en était rayonnante.

Les « Gaspards » firent processionnellement le tour de la cité ; et Pablo disait à son chef : — « J’en ai fait de petits saints ! »

Certes, il plaisantait. Les « Gaspards » devaient rester des hommes pareils à tant d’autres, c’est-à-dire préoccupés surtout de bonne chère et de bon vin ; aimant le jeu et tous les plus grossiers plaisirs ; mais quoi ! beaucoup de ceux qui vivent dans l’ordre apparent des cités — valent-ils mieux ?

Non, les Gaspards n’étaient pas devenus de « petits saints » ; du moins, — grâce aux paroles qu’ils avaient écoutées dans l’ombre des caveaux ou sur la terrasse de la Mont-Joye, et sous l’influence de ce lieu sacré, qui avait agi sur eux à leur insu, — ils avaient fini par donner à leur chef ce qu’il attendait d’eux : leur confiance. Sans bien comprendre la justice, ils la rêvaient belle et la désiraient ; ils consentaient à la chercher sans la connaître ; ils y croyaient. Dès lors, ils acceptaient de marcher aveuglément, à la suite de leur guide, dans une voie qu’ils n’auraient pas su choisir, parce qu’elle n’était pas celle de la violence, de la vengeance instinctive et du sang !

La procession s’était terminée à l’heure du jour finissant. Là-bas, du côté de Toulon et de Six-Fours, le soleil disparaissait lentement. La cime du Coudon resplendissait comme un diadème. Une nappe d’or s’étalait sur la mer. Les îles d’Hyères, au sud, devenaient vraiment les Iles d’or. La première étoile apparaissait, à peine distincte dans l’azur encore trop clair.

La foule suivit son curé dans l’église qui, toute pleine de l’odeur ardente du genêt, n’était plus qu’un reposoir d’ombre où, sur les autels et sur les dalles, dormaient accumulées, les fleurs mourantes.

Les faux pénitents, agenouillés dans l’amas des fleurs d’or, reçurent, tout baignés de parfums et courbés devant l’ostensoir qu’élevait le prêtre, la bénédiction rituelle, au milieu des chants sacrés, sous la ruisselante harmonie des orgues.

Puis, les chants cessèrent… Le curé se retira dans son presbytère. Les habitants regagnèrent lentement leur logis ; mais les Gaspards avaient leurs raisons pour ne point quitter trop tôt l’église. Ils y attendirent que la nuit fût close. Pablo trouva l’occasion bonne pour monter en chaire ; et, sans qu’un seul de ses auditeurs masqués eût l’envie de sourire, il leur fit un excellent sermon plein de bonhomie et de bon sens.

— Tu finiras par devenir évêque ! s’écria Sanplan.

— Ami Pablo, moi Lecor, je me déclare indigne de nouer ou de dénouer les cordons de vos sandales !

— Pourquoi Thérèse ne vous a-t-elle pas entendu ? soupira Bernard sincère. Elle comprendrait pourquoi nous servons notre Gaspard de Besse.

Et Gaspard enfin dit à Pablo :

— Messire Pablo, vous parlez si bien que vous finirez par vous convaincre. Et Dieu le veuille !

— Je me suis déjà dit cela, conclut Pablo ; mais croyez-moi, maître, un diable ne se fait ermite que s’il ne l’a jamais été.


La nuit était venue ; les étoiles profitaient de l’absence momentanée de la lune pour briller et scintiller éperdûment dans le noir bleuté des espaces. Les faux pénitents qui, après la procession, avaient éteint leurs cierges dans l’église, les rallumèrent pour sortir, et gagner la terrasse de la Mont-Joye.

Là, en bel ordre, les hommes de Gaspard entourèrent leur chef ; et l’un d’eux, quittant le rang, fit quelques pas vers lui, s’arrêta et dit :

— Maître, tous d’accord, nous avons résolu de te jurer fidélité. Fidèles nous te serons, jusqu’à la mort, — et te le jurons.

Tous les bras qui, tous, portaient des cierges, se tendirent pour le serment. Puis, les cierges tous ensemble, furent éteints. Et des gens qui, de la plaine, regardaient la haute terrasse de la Mont-Joye, racontèrent qu’en cette nuit de la Fête-Dieu, ils avaient vu tomber sur Solliès une pluie d’étoiles filantes.


Le lendemain, à la petite pointe du jour, les bandits devaient quitter Solliès, par groupes espacés et par des chemins différents… Gaspard, le premier debout, alla errer sur la terrasse du Pasquier, pour voir la lumière de l’aube, glissant du haut des collines Maures, se déverser peu à peu dans l’immense plaine. Sur la terrasse, il trouva Pablo qui regardait attentivement un fronton, gisant dans l’herbe. — « Que faites-vous là, ami Pablo ? » — « J’admire le sens de cette sculpture, voyez : cette image, qui n’a pas moins de 700 ans, représente, entre une équerre et un marteau, un chevalier qui, l’épée haute, s’apprête à frapper une bête furieuse. Cette sculpture a orné la demeure des Templiers. » — « Comment le savez-vous ? » — « C’est que je connais leur devise. Elle dit : Semper percutiatur leo vorans ; et cela signifie que le Mal ne désarme jamais et qu’on ne l’arrête que par l’obstination dans la résistance. Aucune victoire sur lui n’est jamais définitive. La paix n’est possible au Juste que s’il tient sans cesse, élevée bien haut, l’épée de l’Archange… »

— Hélas ! dit Gaspard.

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