Le fameux chevalier Gaspard de Besse : $b ses dernières aventures
CHAPITRE XXV
Jean Lecor, prince des poètes, prince des conteurs, prince des acteurs, — conquiert le droit d’être proclamé prince des avocats.
Quel était ce renseignement que Gaspard n’avait pas voulu confier à madame de Lizerolles ?
Au cours de la soirée chez Marin, il avait appris que le Parlement, en corps, était invité, par Sa Grandeur l’archevêque d’Aix, à un festin de cérémonie, dans sa résidence des champs, non loin de la ville, au pied de la montagne Sainte-Victoire. Le jour en était fixé, et Gaspard ne l’oubliait pas. Il allait réaliser son projet grandiose d’enlever le Parlement tout entier, et de le faire juger, en formes, par un tribunal de bandits… Teisseire n’avait-il pas été jugé par une bande qui parodiait le Parlement ?
Au jour dit, tous les parlementaires, en tenue de gala, en robes rouges, avaient pris place dans plusieurs carrosses.
Ils n’avaient pas usé de minutieuses précautions. Toutefois, ils se firent escorter par un gros de dragons à cheval.
Quant à Gaspard, qui connaissait bien son terrain, il plaça une moitié de sa troupe au-dessous de Saint-Antonin, au pied de la montagne, sur un plateau de colline. Ce plateau dominait, par un à-pic de trente coudées, le chemin particulier par où devaient passer les nobles invités de Sa Grandeur. En face, de l’autre côté du chemin, l’autre moitié de la troupe se dissimula dans les bois de pins et les roches éboulées ; le Parlement et son escorte allaient s’engager dans un véritable couloir et dans une embuscade.
Le colonel Lecor commandait une escouade de mannequins qu’on avait amenés sur le plateau à dos de mulet. Il les rangea au bord de l’à-pic, mal cachés à dessein dans les broussailles légères ; et ces mannequins, le feutre baissé sur les yeux, un genou en terre, ou assis, tous armés de tromblons terribles, menaçaient d’un tir plongeant le chemin que devaient suivre, n’en ayant point d’autre, Messieurs du Parlement.
L’affaire fut rapidement conduite, grâce à la maladresse ou plus vraisemblablement à la duplicité des dragons. Il était fort exact d’ailleurs, comme on disait dans le peuple, que le Parlement n’était pas très décidé à arrêter Gaspard. Le bandit savait trop de choses ! On craignait, de cette arrestation, plus d’inconvénients, par le scandale, que de sérieux avantages. Et sans qu’on eût donné des ordres précis pour que le bandit ne fût pas capturé, les archers et les dragons comprenaient parfaitement qu’en aucune occasion on ne leur avait tenu rigueur de l’avoir laissé échapper. Ils s’en tiraient avec quelques reproches de forme. S’ils le laissaient en repos, s’ils feignaient souvent d’ignorer ses retraites, c’est que, en vérité, ils croyaient obéir à une consigne tacite, en accord avec leurs sympathies. Cette consigne tacite, un ordre, rappelé avec rigueur, l’eût levée ; un pareil ordre, donné une fois, après le complot de la procession aixoise, n’avait pas été renouvelé.
Or donc, l’affaire fut rapidement terminée.
Un dragon ayant eu son cheval tué sous lui, les soldats qui formaient l’avant-garde s’enfuirent droit devant eux, tandis que ceux de l’arrière-garde s’enfuyaient en rebroussant chemin.
Les magistrats, tête à la portière des carrosses, aperçurent là-haut les mannequins menaçants, escopette en joue, et se résignèrent. Il fallait se rendre. Entourés de bandits, ils furent acheminés vers le plateau où les attendait Gaspard.
Partageant le goût de ses hommes pour la comédie, et instruit par celle que Jean Lecor avait écrite et fait représenter par eux, Gaspard avait préparé au drame final des épisodes facétieux. De là ces mannequins, qui d’ailleurs furent utiles. D’autre part, il avait été convenu que Sanplan tiendrait, cette fois, le rôle de l’avocat-général accusateur ; Jean Lecor, celui de l’avocat défenseur ; et Pablo, naturellement, le rôle de l’évangéliste.
Quant à Bernard, marié depuis deux jours, Gaspard (qui avait cru pouvoir le faire paraître innocemment, plutôt comme assistant que comme acteur, à la soirée de Marin), s’arrangea pour l’éloigner. Depuis la promesse qu’il avait faite à l’évêque, de n’engager Bernard dans aucune entreprise qui pût offenser la conscience du prélat, il avait ainsi éloigné de lui le jeune homme en plus d’une occasion. Et Bernard, enchanté, s’en allait alors à Cotignac, où, pour échapper à Cabasse, et en attendant l’heure de se marier, Thérèse avait fini par se réfugier chez une petite parente, bonne et pieuse.
Quand les parlementaires prisonniers, superbes dans leur robe rouge, arrivèrent sur le plateau, ils furent, les uns, saisis de crainte ; les autres, d’étonnement.
Des troncs d’arbre étaient là, disposés en manière de bancs circulaires ; on y fit asseoir les vingt-quatre juges.
En face d’eux, sur des rochers qui semblaient arrangés à cet effet, devaient siéger ceux qui s’arrogeaient le droit de juger les juges.
Les parlementaires, en attendant, prirent leur place, les uns maugréant, les autres en silence.
Le baron de Saquettes, avocat général, se faisait remarquer par la hauteur dédaigneuse de son attitude. Pâle, les sourcils froncés, il gardait le silence. Au moment de l’arrestation, sans même que cela eût été remarqué au milieu du brouhaha, — il avait eu le temps et la présence d’esprit de donner un ordre énergique à un brigadier des dragons ; et maintenant, soucieux, il en attendait l’effet. Viendrait-on à leur secours ? Homme rigide, sans nuances ni souplesse, blâmant les torts de ses confrères, mais incapable pourtant d’admettre la légèreté et l’ironique sourire du président Marin, des Saquettes représentait bien la loi dans son inflexibilité, la loi selon la lettre.
Marin, lui, — goguenardait.
Cocarel, le père de Séraphin, tenait les yeux obstinément fixés dans le vague, droit devant lui ; il sentait les responsabilités les plus lourdes peser sur son nom, sur sa famille.
Leteur, la Trébourine surtout, tremblotaient d’épouvante.
Tout à coup Lagriffe, jouant l’huissier, sortit d’un fourré, et annonça :
— Messieurs, la Cour !
Messieurs de la Cour parurent. C’étaient, — outre Gaspard, Sanplan et Pablo, — deux douzaines de bandits de choix, mine terrible, feutre en bataille, pistolets à la ceinture.
D’un mouvement machinal, toutes les robes rouges se mirent debout, non certes pour faire honneur à leurs juges occasionnels, mais parce qu’ils avaient l’habitude d’être solennellement en marche, lorsque retentissait dans le prétoire l’annonce de leur entrée : « la Cour ! »
Seul, M. des Saquettes ne se leva point. S’apercevant de leur méprise, tous les juges firent mine de se rasseoir, mais des fusils furent braqués sur eux aussitôt.
— Restez debout ! Messieurs ! dit Gaspard qui s’arrêta un instant et promena son regard perçant sur les juges-accusés.
Cette fois, des Saquettes lui-même se leva.
De bon cœur l’incorrigible Marin riait toujours et poussait tout bas ses pointes.
— C’est une parodie infâme ! grogna Leteur.
— Et, ajouta La Trébourine, vous, notre président, vous avez le courage d’en rire ?
— Arrêtés et jugés en robe de gala ! répliqua Marin, c’est trop drôle ! et vrai, mon cher, pour n’en pas rire, il faut n’avoir jamais eu le sens du ridicule !
— Silence ! grogna l’huissier Lagriffe d’un air solennel.
Pablo pontifiait, dans sa robe de moine ; Jean Lecor s’était procuré une robe d’avocat.
A ce moment, La Trébourine jeta un cri de détresse qui fit frémir ses collègues ! Le malheureux venait d’apercevoir, à travers les branches des genêts épineux, un brigand qui, le fusil en joue, le visait, à n’en pas douter.
— Là !… là !!! Voyez ! gémissait ce malheureux juge, le bras tendu, l’index tremblotant.
Sanplan, trouvant cette épouvante justifiée, commanda au bandit menaçant :
— Bas les armes, coquin !
Mais le commandement ne fut pas obéi ; alors, l’inexorable Sanplan saisit le pistolet accroché à sa ceinture. Son coup de feu retentit dans les échos.
Un frémissement courut sur le banc des accusés. L’homme, le soldat désobéissant, était tombé sans un cri, et sans même lâcher son fusil, tant la mort avait été foudroyante ! il gisait à présent dans la broussaille.
— J’en suis fâché, déclara Sanplan froidement, c’était un de nos meilleurs soldats.
— Requiescat in pace, marmonna Pablo.
Deux hommes, sur un signe de Sanplan, accoururent ; et, à travers l’enchevêtrement des buissons, on les vit prendre le mort, l’un par les pieds, l’autre par les épaules, et l’emporter rapidement.
Sanplan, venait de tuer… sans pitié… un des mannequins dont Jean Lecor était le grand chef. Satisfait de l’impression produite, il éleva la voix :
— Vous comprenez, messieurs, que, si je traite ainsi mes hommes pour vous protéger, je saurai, au besoin, vous traiter de même, pour vous contraindre à la soumission. L’acte d’énergie que je viens d’accomplir, non sans regret, — prouve, remarquez-le bien — notre impartialité, et que nous n’avons en vue que la justice.
A ces mots, Gaspard se remit en marche, et la Cour, ayant atteint les blocs de roche qui devaient lui servir de sièges, se trouva placée dans l’ordre suivant : Gaspard présidait, ayant à sa droite Sanplan ; à sa gauche, dom Pablo ; plus à droite, l’avocat Lecor. Les bandits-juges siégeaient en arrière du président.
— Monsieur Marin, je vous salue, dit Gaspard.
— Monsieur… de Paulac, je vous salue, dit Marin gaîment.
Gaspard lui fit un sourire. En reconnaissant dans Gaspard le faux Paulac, tous ceux des juges qui l’avaient vu chez le faux aubergiste, c’est-à-dire chez leur président, chuchotaient entre eux, chacun gémissant ou riant, selon les complexions personnelles.
— Messieurs, reprit Gaspard, nos formes de justice vous étonneront sans doute un peu ; mais si vous réfléchissez que nous faisons de notre mieux, vous excuserez la pauvreté de nos moyens. Messieurs, je dis que certains détails, dans nos procédés, vous paraîtront plaisants ; c’est que nous ne voulons pas être, comme vous, un tribunal d’ennui ni de terreur. Nous ne prétendons qu’à être un tribunal frondeur et sévère, narquois et juste.
— Assez, monsieur ! cria M. des Saquettes d’une voix impérieuse. Nous ne souffrirons pas la moindre insolence !
— Il le faudra bien pourtant, monsieur des Saquettes, dit Gaspard ; et j’ai le regret de vous annoncer que tout interrupteur sera appréhendé par nos gardes, et mis dans nos prisons. J’estime que vous aurez quelque avantage, les uns et les autres, à discuter l’accusation avec nous, pour obtenir une justice calme et raisonnée. Sinon, vous nous contraindrez à adopter une justice sommaire. Nous sommes armés ; vous ne l’êtes pas ; et les branches sont nombreuses autour de nous, où plusieurs d’entre vous, les plus méritants, pourraient être suspendus par le col, comme fut le malheureux Teisseire, et comme mérite de l’être M. de Cocarel, dont, à des degrés différents, vous êtes tous les complices.
Un silence de mort se fit sur ce plateau de forêt. On n’entendait plus que le bruissement éolien des pinèdes.
— Je voulais donc vous dire qu’en dépit de l’insuffisance de nos moyens de justice, en dépit de ce que peuvent présenter de plaisant, à vos regards, certains détails de notre mise en scène — ou, à vos oreilles, certaines paroles de vos juges, — ce qui va se passer ici n’est pas un jeu. Paroles gouailleuses et ironiques, détails ridicules, dont on vous permet de sourire, auront contre vous une portée grave, et auront, je pense, un grave résultat, celui de vous atteindre dans votre prestige, de vous faire déchoir ; de vous livrer à la risée publique, car tout se saura, et j’ai ici un historiographe habile.
Lecor s’inclina.
— D’autre part, nous saurons infliger au principal coupable une punition à la mesure du crime, celle que vous lui auriez infligée vous-même, si vous n’étiez pas, en grande majorité, des prévaricateurs… Assis, messieurs.
Tous obéirent, comme des automates de Vaucanson.
— Ce diable d’homme a bien du talent, murmura M. Marin à ses voisins ; on ne saurait être plus clair !
Gaspard reprit :
— M. le juge Cocarel est là ?… Je le reconnais.
— Je suis là, fit une voix.
— J’espérais que votre fils vous aurait accompagné, monsieur. C’est lui le principal accusé ; lui, le meurtrier de Teisseire ; lui qui fut l’organisateur d’un tribunal pour rire, qui a fini par être un tribunal de deuil, ce qui nous autorise à être, ce soir, à notre tour, un tribunal de rire et de mort. Messieurs, voulant respecter autant que possible les formes qui vous sont chères, nous avons désigné un avocat qui, d’office, en l’absence de l’accusé, le défendra, comme il se doit.
A ce moment, un coup de feu retentit assez proche, et aussitôt un homme accourut :
— Des deux officiers de dragons que nous avions faits prisonniers, le plus jeune vient de se brûler la cervelle.
— Debout, messieurs ! commanda rudement Gaspard.
Tous se levèrent, dominés.
— Découvrez-vous, messieurs ! dit Gaspard, se découvrant lui-même ; c’est pour vous que meurt cet homme ; et c’est là encore une conséquence du crime des Cocarel.
Gaspard remarqua que dom Pablo se signait furtivement et que ses lèvres remuaient comme pour une prière.
Sanplan, en présence de tout ce cérémonial, se sentit ému :
— Sacré Gaspard ! murmura-t-il.
— Nous honorons la loyauté partout, dit Gaspard. Reprenez vos sièges, messieurs…
Les parlementaires obéirent.
— L’avocat Jean Lecor, qui présentera tout à l’heure votre défense, a été chargé par nous de plaider d’abord pour l’accusé Séraphin Cocarel ; ensuite, le Parlement aura à s’expliquer lui-même ; mais, avant tout, reconnaissez-vous, — oui ou non, messieurs, — que, tel jour, à telle heure, Séraphin Cocarel, ayant organisé une parodie de jugement, fit pendre réellement le paysan Teisseire ?
— Que servirait de nier un fait qui est aujourd’hui de notoriété publique ? dit Marin nettement.
— Avocat, prononça Gaspard, vous avez la parole sur l’affaire Cocarel.
Lecor se leva, fit quelques effets de manche, et parla comme il suit :
— Par une belle nuit d’été, aux environs d’Aix, des jeunes gens, fils et neveux de parlementaires, reviennent d’une partie de campagne. Des valets, porteurs de flambeaux, précèdent leur marche chancelante, car ils sont ivres à moitié. Des femmes, jeunes, des femmes de qualité, mais un peu troublées par les fumées d’un repas arrosé de vins généreux, font partie de la troupe joyeuse…
« Aux abords de la ville, on s’assied en cercle. Comment se résigner à rentrer chez soi, à se retrouver chacun seul devant sa chandelle et son lit, avant de s’amuser, quelques instants encore, en si aimable compagnie ?… Or, voilà qu’un paysan passe par là, sur son âne, quittant la ville où il a terminé tard ses affaires ; il rentre paisiblement chez lui… Une idée traverse le cerveau nuageux de M. Séraphin Cocarel, fils du juge ici présent.
« — Brave homme, dit-il au paysan, si tu consens à t’égayer avec nous, nous te donnerons un bel écu tout neuf.
« — A quel jeu jouez-vous ? dit l’homme.
« — Nous allons jouer au Parlement, et imiter une des séances de ce haut tribunal.
« L’homme accepte. Alors, s’improvisant avocat général, Séraphin Cocarel l’accuse plaisamment d’un crime imaginaire. Et, plaisamment aussi, le tribunal le condamne à mort. On feint de le pendre au moyen du licol de son âne, avec l’aide des valets qui font office de bourreaux ; et — comme l’excitation du jeu… et l’ivresse… troublent le cerveau des bourreaux et aussi celui des juges, — on poussera la plaisanterie à ses extrêmes et inattendues limites. L’homme s’est prêté à badinage pour gagner comiquement son écu… mais le voilà tout à coup bien tragiquement pendu ; il est mort. Tel est, messieurs, le fait abominable. Ce que j’en pense personnellement — il n’importe guère ; j’entends me mettre, pour les défendre, dans la disposition d’esprit des meurtriers à demi-involontaires. Ils sont gais, je le répète ; passablement ivres, excités par les rires et applaudissements des femmes. Ils sont gentilshommes, fiers de leurs noms, — les vôtres, messieurs, puisqu’ils sont vos fils et neveux ; ils sont d’une race au-dessus du commun, et à peu près sûrs de l’impunité que vous leur réservez. Voilà les causes de leur acte ; voilà leur excuse, et pourquoi vous êtes responsables du crime de vos fils et de vos neveux. Le pendu, qu’est-il ? un rustre, un manant, un vilain qui gratte la terre avec ses ongles, et que, vous, Parlement, vous méprisez et, à l’occasion, rançonnez. Un rustre qui rompt la terre dure, un roturier, qu’est cela ? Est-ce que cela compte ? Ce rustre, qui le défendra jamais ? Qui le plaindra ? Qui le pleurera ? S’il a un fils, ce sera un rustre comme lui, race négligeable et méprisable. Ses ancêtres (car les rustres en ont aussi, mais d’infimes) ses ancêtres, parlant des puissants tels que vous, chantaient :
mais, chansons que tout cela ! et, — je suis de votre avis, messieurs, — la mort de ce ciron ne vaut pas tant de tapage. Ce crime est une peccadille, puisqu’il a un moment distrait de belles dames dont l’une pourtant, à l’heure même où je parle, prosterne son repentir sur les dalles de l’église des Dominicains, à Aix ; chaque soir, qui veut peut l’entendre crier sa douleur. Et cependant ce crime ne saurait être appelé crime, vu l’importance sociale des assassins et l’insignifiance du pendu ! Je conclus donc à l’acquittement de Séraphin Cocarel.
Un silence pénible accueillit la fin de ce discours.
— Voilà, dit des Saquettes, la plus perfide des plaidoiries.
— Quelqu’un de vous a-t-il quelque chose à ajouter ? demanda Gaspard.
Le juge Cocarel déclara :
— Ces jeunes gens, parmi lesquels se trouvait mon fils, ne savaient plus ce qu’ils faisaient. C’est à juste raison qu’on leur accorde l’excuse définitive. L’ivresse, à elle seule, est une excuse.
— En ce cas, dit Sanplan, c’est-à-dire si ce genre d’excuse est admis par le tribunal, qu’on nous apporte promptement du vin et du meilleur ! Une fois ivres, nous vous pendrons, assurés d’être, par vous-mêmes, excusés d’avance… Je demande la mort du coupable !
La stupeur et aussi le sentiment de leur impuissance, rendirent muets les parlementaires ; ils se taisaient devant la force en armes.
Et puis leur confrère, l’avocat général des Saquettes, dont ils connaissaient le sérieux et l’énergie, venait de passer un mot d’ordre :
« Patientez ; attendez la fin que je leur prépare ;… Nous allons être secourus. »
— On pourrait du moins se ranger, dit timidement La Trébourine, au parti de l’indulgence ?
— Opinons, messieurs, à mains levées ; la main levée demande la mort.
— Les mains de tous les bandits se levèrent.
— En conséquence, prononça Gaspard, Séraphin Cocarel est condamné, par contumace, à être pendu. Nous y pourvoirons.
Il se fit une vive agitation parmi les robes rouges.
Sanplan se mit debout :
— Voici ce que j’ai à dire, en ma qualité temporaire d’avocat général : Séraphin Cocarel, dont le compte est réglé, a voulu acheter la conscience du fils de Teisseire et son silence. Il lui a fait offrir une somme considérable. Le fils de Teisseire a refusé le prix du sang. Donc Cocarel s’est avoué coupable. Et maintenant, à votre tour, messieurs. J’accuse le Parlement d’avoir manqué à ses devoirs en corrompant les témoins du crime. Ces témoins, nous les connaissons et vous les connaissez. On les surprit, assistant d’assez près, dans l’ombre, au supplice de Teisseire. Le crime eut ainsi pour témoins deux hommes et une femme. Et ce qui prouve que Séraphin — j’aime ce nom ! — que Séraphin Cocarel n’était point aussi inconscient de son acte qu’on voudrait nous le faire croire, c’est qu’il eut la présence d’esprit de suivre les dangereux témoins chez eux ; puis, instruit du lieu de leur habitation, il revint, cette nuit-là même, amenant M. son père dans leur maison, et leur apportant, en beaux écus, la récompense de leur silence escompté. Ne niez pas, M. Cocarel ; nous avons fait notre enquête… Ne niez pas… ou nous vous appliquerons l’estiro ! Ces agissements, le Parlement les a approuvés. Vous êtes donc accusés, tous, de prévarication. Vous avez acheté le silence de trois témoins ; ce qui signifie, messieurs, que, selon vous, un riche homme a le droit de pendre un pauvre diable. Vous le pensez, vous n’oseriez pourtant pas le soutenir. C’est que, vous aussi, vous êtes conscients du forfait commis par Cocarel et de celui que vous avez commis vous-mêmes en innocentant le coupable.
Lecor se leva :
— On ne peut, dit-il, contraindre un juge à condamner un accusé qui est un membre de la famille ; et nous l’avons bien vu quand monsieur le président Marin, poursuivi, à sa demande, pour avoir tué un âne, vous récusa tous, comme parents de la victime !
Lecor se rassit.
Mais personne ne souriait plus et personne ne soufflait mot.
La comédie, décidément, tournait au drame.