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Le fameux chevalier Gaspard de Besse : $b ses dernières aventures

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CHAPITRE III

Dom Pablo, avec des arguments frappants, démontre à Castagne que l’esprit vient toujours à bout de la force.

Toc, toc. De deux coups secs, le marteau fit vibrer la porte de la prison.

La glissière du judas ayant crissé, la figure du geôlier Castagne apparut dans l’étroit encadrement, sous le masque du grillage. Elle était sévère, de ton bilieux, avec des rides sèches et profondes ; les coins de la bouche retombaient avec une expression de dureté triste ; l’homme n’avait de barbe que sur les joues, et courte à la façon des marins, lèvre et menton rasés.

— Qui va là ? dit-il.

Et, voyant un moine juché sur un âne :

— On ne donne pas ici aux mendiants.

— Bonne âme, proféra doucement l’hypocrite dom Pablo, si vous me connaissiez, votre porte s’ouvrirait vite et toute grande ; et, vite, vous auriez refermé votre lucarne soupçonneuse, qui, s’appelant un judas, porte un nom maudit de tout bon chrétien. Mais, puisqu’il est ouvert, ne le refermez pas avant d’apprendre qui je suis. Je suis ce moine qui, bienfaiteur de la ville, a entraîné, voici trois jours, tout un peuple à sa suite vers les reliques sacrées de Sainte Roseline, patronne des pauvres prisonniers dont le seul désir — comme de juste, — est d’être délivrés ; et donc, vous n’avez rien à craindre de moi qui vais distribuant en son nom, de ville en ville, aux incarcérés, les dons de sa pitié céleste, sans oublier toutefois d’en réserver une part pour les braves geôliers dont le pénible métier est de garder sous les verrous les égarés, condamnés par la justice terrestre, mais qui ont le droit et même le devoir d’espérer en la miséricorde de Dieu. Maintenant, vous savez qui je suis. J’apporte, autant pour vous que pour les malheureux enchaînés sous votre garde, un pâté, un gros, très gros, un énorme pâté de gibier et quelques fiasquettes d’un vin généreux, digne de réjouir des gueules plus fines que la vôtre. Ne refusez pas pour vous-même la manne céleste qui vous arrive sous cette forme et dont est chargé mon âne ; et de cette nourriture salvatrice, agréable et fortifiante, vous donnerez par charité une pauvre part à vos prisonniers, car il faut qu’ils se conservent en bonne santé ; il faut qu’ils puissent atteindre sains et saufs l’heure d’un juste châtiment. Le châtiment mérité leur sera d’autant plus dur qu’ils auront joui davantage des biens terrestres. Telle est la pensée de la sainte corporation dont je suis un serviteur indigne, plus indigne mille fois que vous ne pourriez le penser.

Ce disant, dom Pablo, tira de chacun des ensarris, puis éleva, dans chacune de ses mains, une bouteille qui scintillant au soleil, fit s’allumer de convoitise les yeux et tout le visage, déridé soudain, du méfiant geôlier.

La glissière grinça. Le judas s’était refermé. La porte s’ouvrit. Le geôlier parut sur le seuil.

— Vous êtes donc ce moine bienfaisant dont parle toute la ville ? Attachez votre âne à l’anneau.

— Frère geôlier, dit Pablo, saint François vous bénisse ! Je vous appelle frère par humble imitation du grand saint François d’Assise qui appela de ce nom un loup dévorant. Et le loup, par la grâce de Dieu, fut touché de tant d’amour : il obéit au Saint, car Dieu confond dans la distribution de ses bienfaits, la brebis égarée et le loup lui-même !… Voici donc le pâté, mon frère. Et voici les flacons. Et le pâté, vous pouvez le garder tout entier pour demain, car, pour aujourd’hui, voici un lièvre ou une hase. Ce lièvre (qu’il soit mâle ou femelle, n’importe — car son sexe ne lui peut plus servir de rien) la bonté céleste l’avait fait tomber dans un lacet de laiton, tendu par un méchant braconnier, mais Dieu a permis que, suivant un sentier dans le bois voisin du couvent, je visse la pauvre bête. Je voulus la délivrer… Elle était morte, hélas ! Qu’en faire ? sinon la nourriture d’un chrétien, fût-il, ce chrétien, condamné par la justice des hommes, sujette à tant d’erreurs !… Et si vous ignorez l’art culinaire, je pourrai, de mes propres mains, vous faire un civet mémorable… Et voici encore deux bouteilles.

Ces trésors achevèrent d’attendrir le garde-voleurs.

— Nous en donnerons à mon prisonnier le moins possible, de ces bonnes choses, dit-il.

— Sans doute, répliqua dom Pablo… Vous n’en avez donc qu’un seul ? tant mieux ; j’aurai moins de besogne, car, j’ai dessein, avec votre permission, de le confesser ; et il m’est toujours pénible d’entendre, de la bouche des maudits, le récit de leurs exécrables péchés. C’est pour les miens sans doute que m’est imposé ce triste ministère !

Il attacha sa bête à l’anneau du mur ; et, tirant des paniers une brassée d’herbes en fleurs :

— Et voici pour votre frère l’âne, car toute créature est notre sœur et a droit, au moins, à la nourriture que Dieu ne refuse point au passereau perché sur nos toits. L’âne d’ailleurs est sacré, car un de ses ancêtres était dans la crèche où vagissait le Dieu de l’Évangile ; et c’est là une noblesse plus ancienne d’un millier d’années que les plus vénérables des noblesses humaines, celles qui se croisèrent pour la délivrance du tombeau divin.

A cela Castagne n’avait rien à répondre. Et Castagne ne répondit rien, si ce n’est :

— Entrez, saint homme !

Dom Pablo était dans la place. Sachant, pour l’avoir bien examinée du dehors, la maison peu vaste, et la devinant sonore, il chantonna :

Tôt ou tard, il faut qu’on laisse
La bouteille — et le magot ! —

Cela suffisait : Gaspard était averti de la présence de dom Pablo ; il avait reconnu sa voix ; il pouvait le revoir sans le trahir par un cri de surprise.

— Chut ! dit le geôlier ; que vient faire ce de profundis ? Je n’aime que les chansons gaies.

— La pensée de la mort, répliqua Pablo, doit nous être à toute heure présente, parce qu’elle nous invite à jouir mieux de la vie. C’est d’ailleurs tout à la fin de la vie, remarquez-le, que la Providence a placé la mort, afin de nous donner le temps de nous y préparer.

A cela non plus, il n’y avait rien à dire, et Castagne parla d’autre chose.

— Ainsi, dit-il, vous vous chargez, saint homme, de nous faire vous-même un civet ?

— Dans cette vallée de larmes, répliqua Pablo, rien pour moi n’est facile comme de faire un civet ; mais, aujourd’hui, il y faut deux conditions : la première est d’avoir le lièvre et le voici…

— Et la seconde ?

— La seconde dépend de vous d’abord et de moi ensuite ; et c’est que j’aie, avant de remplir ma fonction de cuisinier, l’assurance que vous me donnerez le moyen d’accomplir mon devoir de confesseur… Où sont vos prisonniers ?

— Je n’en ai qu’un, — je vous l’ai déjà dit. Et vous le confesserez.

— Ah ! vous n’en avez qu’un ? Tant mieux, car ainsi nous ne serons que trois contre mon civet !

Le rusé Pablo feignait d’ignorer l’existence de Louisette.

— Avec votre permission, bon moine, nous serons quatre : j’ai une fille qui nous servira ; et, quant à mon prisonnier, on lui offrira (et, bien entendu, ce sera dans sa cellule), on lui offrira par exemple la tête du lièvre.

Pablo, manches retroussées, dépouillait le lièvre.

— La tête, dit-il, est la partie la plus noble du corps ; néanmoins on y joindra une patte par charité. Ainsi le veut l’inflexible règle de mon ordre.

— Va pour la jambe ! mais… si nous buvions ? dit Castagne.

— Volontiers. Le civet en sera meilleur car il boira aussi.

Les deux hommes trinquèrent.

— Dès que mon lièvre sera sur le feu, j’irai confesser votre homme.

Castagne, réjoui, regardait Pablo, tout en buvant ferme.

Et, tout à coup :

— Moine, vous avez, paraît-il, conté, l’autre jour, au peuple, sur la grand’place, que Sainte Roseline facilite l’évasion des prisonniers ? Vous ne nourrissez pas, je pense, l’intention de m’enlever le mien ?

Et avec un gros rire :

— Je dois vous prévenir qu’il a, aux deux poignets, des bracelets de fer où s’accrochent des chaînes qui l’attachent à la muraille… Eh ! eh !

— Homme, dit le moine, les complots ne nous regardent en rien ; nous n’apportons que pitié du cœur. Et si la Sainte voulait protéger une évasion, nous n’aurions qu’à nous soumettre. Elle a seule — et pas nous — la puissance de rompre les chaînes et les bracelets de fer ; et d’ouvrir sans clef toutes les portes les mieux verrouillées.

— Vous ne voudriez pas me faire perdre ma place, saint homme ? gémit Castagne, un peu troublé déjà par le vin du monastère.

— Si telle était la volonté de la Sainte, ni vous ni moi n’y pourrions rien, dit Pablo ; et ce serait pour vos péchés… que je n’aimerais pas entendre ; mais les volontés du ciel ne regardent ni vous ni moi.

— C’est juste, dit Castagne ; venez donc confesser votre prisonnier. Suivez-moi, puisque le gibier mijote dans le poêlon.

Quand Pablo, en bas, dans le couloir, vit que la porte du cachot n’était séparée de la porte donnant sur la rue que par la distance de deux ou trois pas à peine, il en éprouva une très grande satisfaction. Et pendant que la clef grinçait, rouillée, dans l’énorme serrure :

— Il n’est pas méchant, du moins, l’unique prisonnier ?

— Lui, méchant ? dit Castagne, lui méchant ? pechère ! c’est Gaspard de Besse !

A ce nom, Pablo, simulant un grand effroi et reculant d’un pas :

— Peut-être ferais-je bien de renoncer à le voir. J’ai entendu ce nom-là. Ce Gaspard est un terrible !

— On voit bien que vous vivez loin des choses de ce monde, dit Castagne, puisque vous ignorez que Gaspard de Besse est le meilleur des hommes. C’est un grand voleur devant l’Éternel ; et s’il est en prison, c’est justice ; mais c’est, pas moins, un homme sans méchanceté ; et si les juges l’acquittent, m’est avis qu’avec deux sentences contraires, ils lui auront rendu justice deux fois.

— Vous me rassurez.

Là-dessus, Castagne tira deux pesants verrous, et la porte du cachot s’ouvrit.

Gaspard, qui avait entendu ce dialogue avec joie, feignit, couché sur sa paille, de gronder tout bas, se plaignant d’être dérangé dans son repos, après une nuit sans sommeil.

— Maintenant, dit Pablo au geôlier, laissez-nous.

En refermant la porte, il mit un doigt sur sa bouche pour recommander le silence à Gaspard ; précaution inutile, Gaspard devinant bien que Castagne se tiendrait aux écoutes derrière la porte.

« Nous allons voir s’il a l’oreille au trou de la serrure », — se disait Pablo de son côté. Dans cette pensée, il rouvrit si subitement la porte et la poussa avec une telle violence que le malheureux Castagne, puni de son indiscrétion, fut marqué en plein front par le fer de la grosse serrure anguleuse.

Il saignait un peu et jurait abondamment.

— Oh ! pardon, excuses ! disait mielleusement Pablo ; je ne pouvais pas deviner que vous étiez encore là ! et je voulais simplement vous dire que la confession est un secret que personne ne doit pénétrer… Montez chez vous, mon frère, et mettez un peu d’eau fraîche et d’eau-de-vie sur votre estimable front. Ce ne sera rien. Dans quinze jours, il n’y paraîtra plus.

Castagne, ahuri, étourdi par la force du choc, accepta le conseil ; et, songeant aux bouteilles délaissées là-haut, remonta volontiers chez lui, sans répondre autrement que par des sons confus et plaintifs. Il préféra d’ailleurs se mettre de l’eau-de-vie dans l’estomac que sur le crâne. Pablo, ainsi délivré du geôlier, dit au captif :

— Capitaine, tout peut se dire en peu de paroles. J’ai vu et je vois ce qu’il fallait voir pour travailler efficacement à votre délivrance. Nous abreuverons ce butor, nous le saoûlerons de victuailles, nous l’étourdirons de paroles, nous l’égaierons de chansons à boire ; mais comment rompre vos chaînes ?

— Une lime ! dit Gaspard, à voix basse.

— Bon, fit Pablo sur le même ton ; mais quand ce vieux singe me reverra, rien ne dit qu’il ne se méfiera point… Je serai fouillé… et peut-être pendu.

— Il a une fille, dit Gaspard.

— Je sais, dit Pablo. Et Sanplan qui ne pense, comme nous tous, qu’à vous délivrer, suppose que vous avez déjà conté fleurette à la petite.

— Elle me sourit, dit Gaspard.

— Alors, on peut lui confier la lime ?

— Oui.

— N’oublions-nous rien ?

— Où rejoindrai-je Sanplan ?

— Chez notre associé de Brignoles. Mais mieux serait que, à peine libre, vous me vinssiez demander au monastère de Sainte Roseline. On m’y appelle dom Boniface ; et je vous conterai pourquoi j’y suis bien accueilli et même fêté.

— C’est entendu, fit Gaspard, j’irai tout d’un trait au couvent.

Alors, ayant rouvert la porte et songeant que Castagne pouvait s’être remis aux écoutes sur le palier supérieur, dom Pablo, à voix haute, prononça, à la façon d’un confesseur qui ajoute de bonnes paroles à l’absolution :

— Adieu, mon fils ! Bon courage. La vie est un calvaire ; mais la palme des bienheureux attend les victimes de l’injustice humaine. Ainsi soit-il. Benedicat te omnipotens Deus. Amen.

Et il referma bruyamment la porte.

Castagne descendit ; il rouvrit le cachot, visita les chaînes de son prisonnier, referma à double tour la lourde porte bardée de fer ; et, accompagné du moine, il regagna l’agréable cuisine qui sentait le roussi, comme de juste.

Là-dessus, Louisette arriva. Elle passait la plus grande partie de ses journées et soirées chez une bonne commère du voisinage. La compagnie de son père manquait d’agrément.

— Voici ma fille, dit Castagne.

Dom Pablo sourit.

— Ma fille, ce saint homme est venu nous visiter et confesser notre prisonnier.

— La demoiselle, insinua Pablo, était sans doute, l’autre jour, au marché, quand j’ai prêché ma pacifique croisade ? Ne m’a-t-elle pas accompagné au couvent ?

— Mais si, bon père, murmura la fillette.

— Castagne, mon ami, déclara tout à coup Pablo, je ne peux vraiment pas lâcher, en ce moment, la queue du poêlon ; courez vite prendre, dans un des paniers de mon âne, tout au fond, un flacon de vieille aïguarden, le plus précieux de tous les flacons, et que je vous offre. Quelques gouttes encore de cet élixir dans mon civet sont indispensables, croyez-moi, au parfait contentement de ceux qui le mangeront.

C’était là une injonction qui ne souffrait pas d’être discutée. Castagne disparut.

— Deux mots, et vite, mademoiselle, dit avec gravité Pablo. Assurément, je ne trahis pas le secret de la confession en vous répétant que Gaspard vous aime, car ses yeux ont dû vous le dire ; ce beau jeune homme ne sera pas roué vif si vous ne voulez pas qu’il le soit !

— Parlez vite, bon père !…

— J’ai eu une vision, déclara le moine. Sainte Roseline m’est apparue et elle m’a dit : « Je veux délivrer ce beau prisonnier dont le malheur injuste a troublé mon cœur… Procure-lui une lime ! »

— Je lui en porterai une, dit Louisette, puisque c’est la volonté de la sainte. Mais… Chut ! voici mon père !

Castagne avait bu une gorgée à même le flacon, sous le nez de l’âne ; il tendit la bouteille au moine.

— Elle est fameuse ! fit-il.

— Elle est à vous ! dit Pablo. Dieu aime les bons geôliers qui sont doux aux bons captifs.

Louisette prépara le service des grands jours, nappe sur la table.

Nos gens s’attablèrent. Pablo récita le Benedicite.

— Je ne l’oublie jamais, fit-il ; ce sont les grâces que souvent j’oublie, c’est-à-dire la reconnaissance… Ah ! pauvres pécheurs que nous sommes tous !

Il mit sur un plat une bonne part de son lièvre, et pria mademoiselle Louisette de la porter au prisonnier, avec la permission de Dieu et celle de son respectable père.

— Et n’oublions pas de joindre au lièvre une de nos bouteilles.

Louisette obéit volontiers. Elle descendit vivement, et ne dit à Gaspard que quatre mots bien simples : « Vous aurez la lime. » Gaspard leva sa main droite qui soulevait sa triste chaîne, et il envoya à la belle enfant, qui en fut toute émue, un baiser silencieux.

Elle revint se mettre à table, la quittant de temps à autre pour servir les deux hommes ; mais la conversation languissait. Castagne, plus qu’à moitié ivre déjà, s’efforçait de ne point trop parler, et il y parvenait mal. Il avait cependant l’habitude de se gêner quelquefois en présence de sa fille. Le moine, lui, était tenté de respecter en elle une conquête du capitaine… Louisette avait entendu dire que les hommes entre eux aiment se raconter, coudes sur table, des histoires que ne doivent pas entendre les filles. Du reste, avec ces deux convives, elle s’ennuyait.

— Père, dit-elle, quand le lièvre fut dévoré, — notre voisine m’attend pour un travail de couture. Nous raccommodons du beau linge pour la femme du procureur.

— Va, dit le geôlier, va ; tu me laisses ce soir en bonne compagnie.

Restés seuls, les deux hommes s’en racontèrent de salées ; puis, de plus en plus animés, ils chantèrent chacun la sienne. En bas, derrière sa porte ferrée, Gaspard se réjouissait, comprenant que son aumônier était en train de corrompre son geôlier.

Saint homme, disait Castagne, ma cervelle s’embrouille, par la faute de ce vin qui n’a pas son pareil, et je ne retrouve plus un seul couplet des chansons de gaillard d’avant — que j’aime à chanter.

— Je vous en chanterai qui sont du gaillard d’arrière, répondait Pablo. Écoutez-moi, par exemple, celle-ci. Je la tiens d’un baron normand qui gardait les vaches d’un vacher breton.

— Il faut, dit Castagne, que ma cervelle soit joliment embrouillée, car je ne puis comprendre ceci. Il me semble que les mots que vous prononcez jouent aux quatre coins, et que les uns prennent la place qui conviendrait aux autres.

Mais déjà Pablo, à pleine gorge, chantait :

J’avions une grande vaque
Qu’avait le musiau blanc ;
All’ se n’est allaie paître
Dans le pré à Durand…
Qu’all’ a d’ l’entendement,
Not’ vaque !
Qu’all’ a d’ l’entendement !

— Vous ne me ferez jamais croire, saint homme, qu’une vache ait de l’entendement ; c’est réservé aux chrétiens.

— All’ se n’est allaie paître
Dans le pré à Durand…
All’ y a mangeai un chou
Qui valait bien chent francs !

— Vous ne me ferez jamais croire, saint homme, qu’un chou puisse valoir une somme aussi considérable ; on ne m’en donne pas à garder, à moi, de ces vaches-là, non !

— All’ y a mangeai un chou
Qui valait bien chent francs ;
Durand qui la regarde
N’en paraît point content…

— Il a diablement raison, ce Durand, dit le geôlier. La propriété, c’est sacré !… On va mener cette vache-là en prison, je pense !…

Et Castagne s’indignait.

— Aimable geôlier, s’écria dom Pablo, vous ne comprenez donc rien ? Vous n’êtes qu’une buse ! Cette chanson est une gandoise, une galégeade, une moquerie salée contre les propriétaires de choux, les parlements, les commissaires, les procureurs du roi et les geôliers du diable ! Cette chanson est un coup de pied au derrière des hommes de loi et de leurs suppôts ! et la fin de la chanson vous le démontrera, quand vous seriez cent fois plus borné que vous n’êtes :

« Durand qui la regarde
N’en paraît point content.
Au parlement la mène
Les deux corn’ en avant !
Qu’all’ a d’ l’entendement,
Not’ vaque !
Qu’all’ a d’ l’entendement ! »

— J’en ai pourtant, moi, de l’entendement ; j’en ai assez pour trouver ta chanson stupide.

— Ces chansons-là, affirma le moine, sont faites expressément pour n’être pas comprises des imbéciles qu’elles tournent en ridicule !

« Au parlement la mène,
Les deux corn’ en avant.
All’ lève sa grand’ qüe
Et s’assied sur un banc. »

— Moine ! cria le geôlier en colère, je veux bien croire à vos sornettes de religion ; — je croirai, si tu veux, pour te faire plaisir, que des santons de bois peuvent faire miracle ; mais ne viens pas me raconter qu’une vache, qui s’assied sur un banc, prend soin de relever sa queue comme un de nos seigneurs relève la jupe d’un beau justaucorps de soie pour ne la point froisser. Ça, je ne le croirai jamais, jamais !… Moine ! tu chantes comme ton âne !

— Ta jugeotte, cria Pablo, est celle du dernier des coïons ! Tu es de ceux qui ont besoin, pour reconnaître qu’une lanterne est allumée, qu’on la leur fasse voir en allumant encore un lampion :

« All’ lève sa grand’ qüe
Et s’assied sur un banc :
All’ fait un pet pour l’ juge
Et deux pour le sergent !
Qu’all’ a d’ l’entendement,
Not’ vaque !
Qu’all’ a d’ l’entendement. »

Maintenant, Castagne écoutait d’un air sombre. Il était saoûl, si complètement saoûl qu’il ne pouvait supporter l’injure inouïe faite à ce juge, à ce sergent, personnages sacrés pour un homme de son état.

— Et sache, reprit Pablo d’un ton sacerdotal, sache que l’esprit, lorsqu’il veut railler l’épaisse matière des faibles d’esprit, leur jette au nez ce qui sort d’eux et ne sent pas bon ! car ce qui souille l’esprit, ce n’est pas ce qui vient de l’esprit, c’est ce qui sort de la chair !

« All’ fait un pet pour l’ juge
Et deux pour le sergent !
Et pis une gross’ bousaille
Pour tous les assistants !…
Qu’all’ a d’ l’entendement,
Not’ vaque !
Qu’all’ a d’ l’entendement. »

Éclairé par les commentaires du moine, le geôlier, dans une hallucination d’ivrogne, reçut les éclaboussures de la grosse bousaille ; et, sans crier gare, tombant sur Pablo à bras raccourcis, il l’eût assommé, si l’ivresse n’avait fait dévier ses coups. Pablo, prudent et moins titubant, s’était levé, et s’efforçait de lui démontrer à coups de poing la supériorité indiscutable de l’esprit sur la force brutale. Les escabeaux se renversaient, la table chancelait, les verres tintinnabulaient. Les deux hommes se rossaient consciencieusement. Dom Pablo prenait joyeusement conscience de ses forces à mesure que chancelaient davantage celles de Castagne ; et la lutte continuerait encore, si un bruit de verre fracassé n’eût attiré vivement l’attention du plus ivre des deux compagnons. Castagne, en effet, à ce bruit connu, tourna la tête vers la bouteille d’aïguarden qui, inclinée, s’apprêtait à choir ; il s’en saisit, la porta à ses lèvres, but une lampée qui acheva de l’abrutir ; et il s’endormit bientôt, tête sur bras, bras sur table, en grognonnant :

Et pis un’ grosse bousaille
Pour tous les assistants !

La chanson s’arrêta, remplacée par un ronflement significatif. Dom Pablo alors s’esquiva, fier d’avoir si bien rempli sa mission, réjoui à l’idée de conter un jour cette bataille aux bandits rassemblés en cercle autour de lui ; et d’étonner son rival, le poète Jean Lecor.

En passant devant le cachot, il souffla trois mots par le trou de la serrure : « Tout va bien ».

— Je m’en doutais au vacarme, répliqua Gaspard.

Pablo remonta sur son âne et rallia le monastère dans la nuit. Il n’avait, lui, de meurtrissures que sur le dos et les épaules ; mais Castagne, pendant plusieurs jours, n’osa se montrer dans les rues : il soignait à domicile ses yeux pochés — et mettait à mal sans miséricorde les bouteilles que lui avait offertes la miséricorde du Seigneur.

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