Le fameux chevalier Gaspard de Besse : $b ses dernières aventures
LA POSTÉRITÉ
Plus de vingt ans après, sur les grand’routes de Provence, dans les chemins charretiers et les « drayes » qui serpentent au flanc des collines chargées de pins, de chênes-lièges et de bruyères, on voyait encore, allant et venant sans cesse, du nord au sud, du levant au ponant, dos courbé, balle bombante sur le dos, un vieux colporteur qui, aux « bastidans » isolés, et aux gens des villages, vendait l’Almanach de l’année, la Légende du Juif errant, celle des Quatre fils Aymon, l’Homme aux quarante écus et l’Histoire de Mandrin, roi des contrebandiers.
Singulière figure, ce colporteur avait à la fois une expression d’énergie un peu farouche et d’extrême bonté ; il avait de même tout à la fois, le sourire triste et le regard jovial.
Quand on le complimentait sur sa bonne mine et la fermeté de ses vieilles jambes : « Heu ! heu ! répliquait-il, le ponton chasse sur ses ancres ; il veut rompre ses amarres ! »
C’était sa manie d’employer fréquemment des termes de marine ; et l’on se plaisait à le « galéger », à seule fin de lui faire cracher, par tribord ou bâbord, les plus sonores jurons de son vocabulaire maritime.
Il était très vieux, mais il avait la coquetterie de ne pas avouer son âge ; de quoi s’étant aperçus, les gens ne manquaient pas de lui dire souvent, à brûle-pourpoint : — « Ah ! çà, maï ! quan avès dé tèms ? » — « Aco régardo dégùn ». Alors, on le taquinait : — « Eh, eh ! vous répondez comme une jolie femme ! » et les mots piquants de se suivre, jusqu’à ce que, de réplique en réplique, on eût amené une réponse dernière, celle-ci : — « Voilà plus de septante et dix ans que je suis dans cette chienne de vie, et de tant coïons comme vous, je n’en avais pas vu encore ! » On riait, et la fausse dispute invariablement finissait, comme tout en France, par des complaintes ou des chansons.
Bien accueilli partout, véritable gazette ambulante, le vieux colporteur allait, toute l’année, de bastide en bastide, de bourgade en bourgade, de seuil en seuil… « En voulez-vous des almanachs ? en voici ; des anecdotes ? des bons mots ? en voilà ; et des histoires du temps passé, temps béni où les brigands étaient polis et généreux, galants avec les belles dames ? vous n’avez qu’à demander. Préférez-vous des nouvelles du jour ? j’en ai un magasin !… Je vends aussi du fil et des aiguilles, des mouchoirs et des rubans. »
L’homme, en bonne langue provençale, grenue et sonore, contait à sa façon, avec enthousiasme, les guerres et les victoires du général Bonaparte, puis celles de l’empereur Napoléon qu’il appelait volontiers, dans l’intention de lui faire honneur : le bandit corsois.
Il disait : « Je l’ai vu, presque connu, au siège de Toulon, quand il était petit lieutenant ; nous avions la même blanchisseuse… Et même, il ne la paya que beaucoup plus tard, mais royalement, quand il fut nommé empereur. Il n’oubliait rien, ce diable d’homme ! »
Et il clignait de l’œil malicieusement, le colporteur.
Le vieil homme au sourire triste, à l’œil jovial, galégeait les filles sans les effaroucher, et distribuait des images aux petits enfants. Parmi ces images, se trouvait toujours un portrait du célèbre Gaspard de Besse qui, s’il eût vécu, disait le colporteur, eût été, pendant la Révolution, grand comme Mirabeau, — et, sous Napoléon, aussi grand que le bandit corsois.
Et, souvent, quand tous les petits enfants et les jouvents étaient réunis autour de lui, bouche bée, sur la place d’un village, — il leur récitait un poème en langue provençale, intitulé : Gaspard dé Besso.
Ce poème en trois chants était peut-être son œuvre. C’était, en tout cas, celle d’un homme qui avait assisté à l’exécution du « pauvre Gaspard ». Cet ouvrage, conservé aujourd’hui à la Méjane, bibliothèque d’Aix-en-Provence, ne contient aucun trait politique ni satirique, qui en eût fait interdire la vente. Il se contente de dire combien, quoique bandit, Gaspard était aimable, et comment il fut aimé et pleuré par tout un peuple. Il le dit avec simplicité, sur un ton de complainte. Seulement, le poète, sans doute pour esquiver les sévérités de la police, convient que Gaspard n’était pas sans tort :
Et toujours, lorsqu’il en arrivait à ces deux vers, le vieux colporteur était forcé de s’arrêter un instant, parce que sa voix s’étranglait dans sa gorge. Alors, il regardait son auditoire ; et la malice de son regard se noyait dans une larme qu’il essuyait d’un revers de main ; puis, sa voix reprenait, tremblante :
[24] Voici la scène de douleur !… — Que chacun verse des larmes… — Quittez le mail, le jeu de Boules ; — Grands et petits, venez en foule… — Peut-être arriverez-vous trop tard — Pour voir notre pauvre Gaspard.
Alors, les auditeurs du dernier rang se retournaient, pour faire un signal d’appel vers des gens qui erraient sur la place ou qui traversaient la rue : ou vers ceux qui, paresseusement, se tenaient sur le seuil des portes ; et qui, pour la plupart, connaissaient la complainte…
Et, à l’appel bien connu, tous accouraient.
Ainsi recommençait, vivante, la scène de Gaspard marchant au supplice dans les rues d’Aix.
Et quand tout le village, ou presque, était assemblé autour de lui, le colporteur reprenait la mélopée attendrissante :
[25] Chacun, pour voir, se hausse sur la pointe des pieds ; — Peut-être aurez-vous peine à croire — Que, pour voir mourir Gaspard, — Il vint des gens de tous pays. — Regardez comme il est de bonne mine ! — Ses cheveux flottent sur son dos ; — Ses yeux se lèvent sur chacun des assistants. — Tout le distingue du commun. — Comme un Romain des temps passés — Jusqu’à ce qu’il soit mort — Il montra un cœur ferme, une âme résistante. — Tous s’accordent à dire que sa figure — Ne mérite pas son malheur, — Et rien au monde n’est plus vrai. — Chacun, pendant qu’on lisait la sentence — Qui lui promettait le dernier supplice — Se sentait un cœur attendri. — C’est certain que jamais bandit — N’avait inspiré tant de tendresse !
[26] Gaspard nous dit quelques paroles… — Ici commencent les sanglots — Du spectateur un peu tendre. — Cependant on le fait s’étendre, — Sans qu’il change de visage, sur la croix. — Il espère l’heureux moment — Qui doit lui faire quitter ce monde. — Il se voit « rompre » sans faire un sursaut — Et sans murmurer un seul instant. — Et les Messieurs et les belles Dames, — Chacun se sent un mouvement — De tendresse pour sa belle âme !
« Chacun se sent un mouvement de tendresse pour sa belle âme ! » Sur ce dernier mot, le récitant étouffait un sanglot. Et les femmes, les enfants, les vieux, les jeunes gens, tous essuyaient des larmes.
Puis toutes les mains se tendaient vers le marchand. On achetait la complainte un sou. Il la vendait en silence. Elle avait été imprimée au lendemain même du jour où fut exécuté le bandit célèbre, qu’on peut appeler historique, puisque l’exemplaire conservé à la Méjane, est rangé dans le Recueil des pièces historiques, et matriculé : F. 884. — Là est le tombeau de Gaspard, mais plus durable encore est-il dans le cœur des bonnes gens.
La distribution faite, le pauvre gain réalisé, le colporteur se mettait en posture de refaire sa balle qui, ouverte à terre devant lui, montrait pêle-mêle toute la pacotille, « rubans, fil, aiguilles… Almanachs et Légendes… » La balle refaite, carrée, bien enveloppée et serrée solidement dans un prélart épais, il la soulevait par les courroies, la balançait un peu, puis, d’un bras resté puissant, il la lançait sur son dos courbé qui se redressait pour en recevoir le choc…
Enfance et jeunesse accompagnaient l’homme, gentiment, affectueusement, jusqu’aux dernières maisons du village. Là, on lui criait : « A si réveiré ! » et tous le suivaient longtemps du regard…
Longtemps, longtemps, là-bas, on voyait s’éloigner, à travers pinèdes et bruyères, le dos voûté et bombé, sur lequel le vieux, souvent, — d’un mouvement machinal de la main, et d’un coup d’épaule, — remontait la balle trop lourde, — La légende du Juif errant, — Les Quatre fils Aymon, — La Sagesse des Nations, — Gaspard de Besse,… et tant d’années, tant de souvenirs, tant de misère… tant de siècles !
Solliès-le-Vieux, Mai 1919.
82625. — IMPRIMERIE GÉNÉRALE LAHURE
9, rue de Fleurus, à Paris.