Le fameux chevalier Gaspard de Besse : $b ses dernières aventures
CHAPITRE V
Où, après s’être étonné de la pratique singulière inventée par un vigneron pour remédier à la maladie de ses vignes, on verra une mère dévote apprécier sans indulgence les joies du paradis, ce qui pousse l’incrédule dom Pablo à révéler son inattendu dégoût des hypocrisies humaines.
Le soir même, à la brune, ses chaînes étant tombées et Castagne absent, Gaspard fut rendu à la liberté par la jeune fille toute tremblante.
— Je vous souhaite un bon mari, lui dit Gaspard, et jamais ne vous oublierai.
Deux heures après, il demandait, au portier du monastère Sainte-Roseline, le frère Boniface, c’est-à-dire Pablo. Présenté par lui, sous un nom d’emprunt, il fut traité en hôte de distinction, et admis au réfectoire.
Pablo lui conta comment, à cheval sur un âne, il avait prêché sur la grand’place de Draguignan pour conquérir la confiance générale ; et que, en retour des bienfaits qu’il avait attirés sur le couvent, les bons pères, à sa demande, lui faisaient cadeau de l’âne. Ainsi, ajouta-t-il, j’aurai, à l’avenir, quelqu’un avec qui parler des choses que souvent, faute d’un compagnon intelligent, on rumine à part soi.
Le lendemain matin, à l’aube, il alla brider l’animal ; et, dans l’écurie, il lui dit, tout en lui posant le bât sur l’échine :
— Mon frère, tu ne me quitteras plus désormais. O âne, tu devrais être offert en modèle à tous les hommes. Étant de bonne race, tu portes sur ton dos une divine croix dessinée par la nature ; et aussi, tu portes, sans gémir, cette croix humaine qui s’appelle travail et chagrin… Tu es un être de paix. Jamais on ne vit deux armées d’ânes s’avancer l’une contre l’autre, en ordre de bataille ; et jamais tu ne réponds à une parole injurieuse par des paroles empreintes de raillerie ou de méchanceté. Si tu te montres parfois contrariant en actes, on s’aperçoit bientôt, en y réfléchissant, que tes raisons de résistance sont très valables… Tu es ignorant, mais modeste. Sais-tu seulement pourquoi tu existes ? non ; ni tu ne prétends le savoir, en quoi tu te montres plus avisé que beaucoup de prétentieux philosophes. Viens, maintenant, viens jouir avec moi d’un bien mal acquis, sans même en soupçonner l’origine impure. Viens, mon frère d’élection ; pardonne-moi le poids lourd de mon corps ; et puissent tes paniers ne jamais t’être légers ; et ce, grâce à la charité de mes tristes semblables.
Il dit ; et, suivi de son âne, il alla présenter ses adieux et remerciements à ses hôtes qui l’embrassèrent ; puis, il prit, à pied, avec Gaspard, en l’honnête compagnie du roussin, dont les paniers étaient gorgés de vivres, le chemin de l’avenir et des grandes aventures.
Pour dépister les gens qu’on devait avoir mis à leurs trousses, ils choisirent le chemin des écoliers, et gagnèrent d’abord le Muy en passant par les gorges de Pénafort.
Là, du fond d’un large ravin, s’élève une pyramide naturelle, un cône de rochers, chargé de pins tortueux, mamelon à peu près inaccessible, au sommet duquel, remarqua Gaspard, on pourrait, sans crainte, défier un assaut ; sur ce sommet, ils passèrent la nuit ; le lendemain, ils revinrent sur leurs pas, pour dépister toute poursuite ; passèrent la seconde nuit à Pignans, chez un affidé ; la troisième, dans une des cavernes de Solliès ; et, le quatrième soir, ils allèrent demander l’hospitalité aux Chartreux de Montrieux. Là, un vieux moine, à qui Pablo conta son prêche de Draguignan, et le bien qui en était résulté pour le couvent de Sainte-Roseline, leur dit : « Puisque vous pouvez avoir tant d’influence à l’occasion, tâchez de servir Sainte-Madeleine, comme vous avez servi Sainte-Roseline. Nos frères de la Sainte-Baume voudraient bien avoir une statue de la Pécheresse ; mais il y faudrait quelque argent… N’oubliez pas Sainte-Madeleine ! »
Ce que promirent nos deux pèlerins en prenant congé de leurs hôtes.
En attendant les grandes aventures, ils en eurent deux petites, assez réjouissantes.
Ils rencontrèrent d’abord un paysan d’âge mûr, en contemplation devant des vignes malingres qui s’étalaient par longues rangées sur la pente d’une colline.
L’homme, quand passèrent près de lui les deux aventuriers, ne manqua point de leur dire : « Bonjour, la compagnie. »
— Vous êtes bien poli pour mon âne, répliqua Pablo ; recevez donc son fraternel remerciement ; mais que regardiez-vous là, d’un air si préoccupé, l’ami ? Vous ne semblez pas content ? Seriez-vous malade ?
— C’est ma vigne, dit le paysan, qui ne se porte pas bien ! Déjà, l’an passé, elle ne m’a pas donné ce qu’elle aurait dû. Elle était déjà malade… Alors je me suis mis quelques boisseaux d’avoine entre les fesses, mais ça ne va pas mieux, non ! ça n’arrange pas les choses.
Gaspard et Pablo se regardèrent, saisis d’un étonnement bien naturel.
— C’est un singulier remède pour guérir les maladies de la vigne, dit Gaspard.
— Ça ne guérit pas la vigne, pardienne ! déclara le paysan ; mais ça devrait me soulager un peu du tort qu’elle me fait.
— Ce doit être, fit Pablo, en riant, un remède de très vieille femme ou de sorcier ; mais, à votre place, j’aimerais encore mieux faire franchement exorciser mes vignes, car votre remède me semble gênant ; et je ne vois même pas comment vous avez, où vous dites, la place de le loger ; et, pour vous confesser la vérité, ni mon compagnon ni moi nous ne vous comprenons.
— Eh ! dit l’homme, suivez-moi, et vous comprendrez… quand je vous aurai montré mes fesses !
— Je m’y refuse ! dit gravement dom Pablo.
— Venez voir mes fesses ! insista cet homme obstiné. Elles sont longues, longues, et larges, larges. Ce sont des fesses d’au moins deux cents pas de long et larges de huit. J’y ai semé de l’avoine. Elle est maigre, maigre, comme l’an passé. Et cela m’attriste beaucoup d’avoir des fesses où rien ne pousse !
Alors Gaspard et Pablo comprirent enfin, et ils éclatèrent de rire ensemble.
Les espaces de terrain libre, entre les vignes, c’est-à-dire les oullières, se nomment, en provençal, des faïssos…
— Bonhomme, dit Gaspard, renoncez désormais à parler le noble langage francihot et à traduire au hasard, dans cette langue réservée aux hommes de lois et aux anges du ciel, les mots du beau langage de Provence. Nous comprenons maintenant que vous voulez parler des faïssos ; mais, jour de Dieu ! nous vous avons d’abord cru fou ! Par Saint-Yves, le beau parleur ! faïssos et fesses sont deux… comme de juste !
— Ma foi, dit l’homme, nous croyons convenable, nous autres paysans, de nous servir du français pour répondre aux gens de la ville ou aux clercs ; excusez-moi donc de vous avoir parlé, par ignorance, d’une partie de moi-même dont il convient de ne pas s’occuper sans nécessité.
Ayant pris congé du paysan confus, ils repartirent ; et, un peu plus tard, s’étant arrêtés à l’ombre d’un vieux chêne, au bord du chemin, ils mirent l’âne à brouter ; et, délestant ses paniers d’une partie des provisions qui les gonflaient, ils déjeunèrent en devisant. Ayant bu et mangé à leur satisfaction, ils se remirent en marche ; ils allaient à Brignoles.
Et voilà qu’une vieille femme qui les regardait passer, du seuil de sa bastide, non loin de la route, leur fit signe d’approcher. Elle s’essuyait les yeux avec son tablier. Pensant qu’elle les appelait pour être secourue dans sa peine, ils lui obéirent.
— Que voulez-vous, ma pauvre femme ?
— Bon père, dit-elle au moine, mon fils est mort l’autre semaine. On l’a porté en terre à la Roquebrussane, où je ne puis me rendre parce que mes jambes souffrent de douleurs. C’est mauvaise chose de se faire vieux. Et le curé qui, lui aussi, est bien vieux, n’a pas pu me venir visiter. Il aurait eu pour moi, bien sûr, des paroles consolantes, comme vous devez en savoir ; et je vous ai appelés pour les entendre de votre charité. En échange, vous pourrez, chez moi, vous reposer un instant et y prendre, si vous voulez, le repas du soir.
Pablo fut touché, comme Gaspard.
— Notre souper, dit le moine, nous le trouverons dans les paniers de notre âne, car je vois bien que vous n’êtes pas riche. Nous n’aurons pas besoin d’abuser de votre générosité et d’aggraver, si peu que ce soit, votre pauvreté. Êtes-vous donc seule en ce monde ?
— Mon homme est aux champs, mais si vieux, si vieux, qu’à nous deux nous ne faisons qu’une ruine et qu’une tristesse.
— Et quel âge avait votre fils ?
— C’était une chose de vingt ans, saint homme ! Et grand, et fort ! Il avait l’air qui plaît ; et un si bon regard ! Toutes les filles le reluquaient, quand il traversait le village. De plus beau « cadavre » de jouvent, elles n’en avaient jamais vu danser, les jours de romérage. Il était amoureux d’une et pas de toutes, comme tant de jeunes calignaires qu’il y a ! Aï ! las ! povre de moi ! Je l’ai perdu et ne saurai plus me consoler !… Il se charmait de vivre ; et moi, je me charmais de le voir vivre ; c’était la consolation et l’espoir des vieux, sa jeunesse ! Et, de l’avoir perdu, nous avons tout perdu à la fois !
La bonne mère pleurait à longues larmes. Gaspard ne trouvait rien à lui dire. Et voilà que dom Pablo, cessant de se donner à lui-même la triste comédie de son incrédulité, se rappela les douceurs de sa foi reniée ; et, parlant avec le désir sincère d’adoucir la peine de cette femme, il lui dit dans le langage des clercs :
— Aviez-vous quelque chose à reprocher à votre enfant, ma fille ?
— Tout grand et tout fort comme il était, dit-elle, c’était un ange par l’amour qu’il avait dans son cœur pour sa mère et pour son père. Ça n’a jamais fait tort ni même peine à une mouche ! Il se confessait souvent — sans avoir, bien sûr, rien à dire au prêtre ; — il communiait toujours à Pâques. M. le curé, de lui était content.
— Alors, ne pleurez plus, bonne mère, car c’est maintenant un bienheureux.
Elle sanglotait.
— Ne pleurez plus, car un pareil fils ne peut être qu’en paradis. Consolez-vous : je vous dis que Dieu, qui est toute justice, l’a reçu dans son sein. Ne pleurez pas sur lui, ni même sur vous, puisque vous vouliez, avant tout, son bonheur. Le bonheur, il l’a maintenant. Oui, j’en ai l’assurance, il est maintenant parmi les bienheureux ; et, avec eux, il chante les louanges de Dieu. Il n’y a pas de plus grand bonheur que celui de prendre part au concert des anges, dans le ciel et pour toute l’éternité.
La bonne femme brusquement cessa de pleurer ; et, regardant le moine d’un air de doute interrogateur, elle répliqua, avec un balancement de la tête et des épaules qui chez les Provençaux, exprime la méfiance :
— Oï ! véritablement ? vous croyez que c’est une grosse distraction, çà, dites un peu, pour un jeune homme de vingt ans ?
Le génie maternel de la pauvre femme, un peu sarrazine comme toute provençale, lui faisait inventer un paradis de Mahomet.
Pablo lui fit de son mieux comprendre que le pur bonheur des élus est bien au-dessus des tristes plaisirs terrestres, et ils la laissèrent, apaisée.
Ayant fait cette bonne action, ils repartirent — et plus allègrement cheminèrent derrière leur âne. Ils allaient maintenant sans se rien dire, parce que la douleur de cette pauvre mère les avait émus, et parce que sa candeur donnait à réfléchir, qui demandait pour son fils, mort en Dieu, des joies toutes pareilles à celles d’ici-bas.
Ce qui se pensait en eux, se pensait sans paroles ; ils ne cherchaient pas à en prononcer ; ils se taisaient, ne sachant que répondre à une vague tristesse qui, elle-même, n’avait pas d’expression dans les langues qu’ils savaient, pas plus en provençal qu’en français.
— Frère Pablo, dit tout à coup Gaspard, vous m’aviez déjà paru un autre homme, le jour où vous avez déclaré que, si mes gens en révolte voulaient suivre Tornade, vous ne m’abandonneriez pas ; — et, tout à l’heure encore, j’ai vu en vous un homme différent de l’ermite bouffon, galegeaïre et blasphémateur, que vous paraissez être à l’ordinaire.
— Maître, dit Pablo, s’arrêtant et regardant Gaspard qu’il appelait maître pour la première fois, réfléchissez qu’en exagérant l’hypocrisie comme je le fais, un Tartuffe se dénonce et n’est donc pas un vrai Tartuffe ! C’est peut-être le vrai moi-même que je vous ai découvert tout à l’heure, car j’ai été profondément touché par la vue d’une de ces douleurs humaines que rien ne saurait consoler, pas même la parole divine que je peux réciter encore sans y croire. Il est temps, je pense, de me confesser à vous qui m’avez presque deviné. Je ne suis pas, de pied en cap, un faux religieux, car j’ai étudié pour être prêtre ; — je suis Provençal, comme un olivier, et je m’appelle, en réalité, Marius, comme tout le monde en Provence. Sachez que j’admire cette grâce du cœur qui permit à un saint François d’Assise de fonder, par opposition aux superstitieux et aux débauchés de son siècle, un ordre de pur amour chrétien ; j’estime les vertus, mais je les crois rares et n’ai point le courage qu’il faut pour les pratiquer… Daignez m’écouter avec attention… J’eus une enfance pieuse et très pure ; mais un de mes maîtres, que je prenais pour un véritable saint, étant secrètement un misérable voué à des œuvres de luxure et de perdition, excita mes curiosités, et, bref, parvint à me pervertir, en colorant d’expressions mystiques ses mauvais désirs et ses actions les plus abominables. Comment je lui dois un autre et plus grand malheur, je ne puis vous le dire aujourd’hui, sur un grand chemin, car ce souvenir est si cruel que j’éclaterais sans doute en larmes de rage et de douleur, après tant d’années !… C’était le plus vil des fourbes… Quand je découvris son indignité, je n’étais plus digne moi-même, à mes propres yeux, de prendre la robe des lévites. Adolescent sans expérience, je me persuadai qu’après le péché, quand il est si noir, on ne peut pas en être racheté, même par le repentir et la confession. L’aveu, d’ailleurs, m’eût été pénible au point qu’il me parut impossible ; et mon odieux professeur de vice se servit de mon sentiment de honte pour me convaincre de la nécessité de me taire. Il alla plus loin, et m’assura que beaucoup de prêtres étaient pareils à lui et que leur caractère sacré était un masque, le plus favorable du monde, à leurs déportements. Dans mon inexpérience, j’avais déjà conclu du particulier au général, et je pris en haine tout ce qui portait une robe de religieux. Une déception, pareille à celle d’un amant naïf qui se voit trompé par une ignoble courtisane, adorée par lui comme une vierge, me frappa à la façon d’une foudroyante maladie. Je restai comme empoisonné. Une indignation, rageuse de se sentir impuissante, devint mon humeur habituelle. Je croyais voir dans tous les religieux des monstres, de faux prophètes vêtus de la peau de l’agneau. Je renonçai à la cléricature par pure loyauté ; mais comme je n’avais aucun moyen d’existence et ne savais aucun métier manuel, je n’eus devant moi d’autres moyens de vivre, que le parasitisme d’abord, et plus tard la mendicité. Telle est mon histoire lamentable. Et je livre aujourd’hui en ma personne, à la risée de vos gens, l’image de tout ce que j’abomine et de ce qui m’a perdu. J’y trouve la satisfaction de mes colères, de mes rancunes, une âpre saveur de vengeance. Et, en même temps, je m’imagine parfois que j’éloigne du mal ceux qui le voient en moi ; et, afin de leur en mieux donner l’horreur, je pousse loin mon rôle, jusqu’à exciter, par le ridicule joint à l’impudence, le dégoût des maudits dont je veux être la copie repoussante. Je jouis du mépris que j’inspire parce qu’il s’adresse en ma personne aux faux dévots qui ont trahi ma jeunesse, mes espérances, ruiné mon avenir. Je ne suis que leur ignoble et volontaire simulacre ; mais, parfois, il m’arrive de m’apercevoir que le mépris que j’excite ne va pas, en réalité, à ceux contre qui j’ai voulu le soulever ; il n’abaisse que moi-même ; alors, je reconnais toute ma déchéance et que, bien véritablement, je n’en pourrais désormais plus sortir, même si je le voulais. Voilà, maître, ma nudité déplorable devant vous étalée. Et tout ce que je vous confesse vous explique qu’un beau jour, vous sachant chez Cabasse, je sois allé me présenter à vous, dans l’espoir de trouver, auprès du bandit, une occasion souvent renouvelée de combattre un monde vil et menteur, où toute vertu n’est que fausse apparence. Cependant il arrive aussi, comme tout à l’heure, que, dans un éclair, j’entrevoie encore la robe blanche de la Vérité, laquelle (puisque vous savez du latin) me fuit aussitôt, sicut Galathea ad salices… Vous vous demanderez pourquoi je vous fais cette confidence tardive. C’est que j’ai reconnu en vous un brave cœur, bien loyal, et, pour tout dire, un honnête homme, comme on en voit peu dans le siècle !
— Vous me flattez ! dit Gaspard, avec un son de voix singulier.
— Mais non, dit Pablo, je me connais en canaillerie et en canailles ! et je vous tiens pour un grand honnête homme.
— Par comparaison, il est possible qu’on me voie ainsi ! déclara Gaspard.
Il souriait, mais une tristesse était dans son cœur.
Pablo reprit :
— Le masque du bouffon vient de se soulever un peu, pour vous montrer à vous, bon maître, ma vraie figure ; mais vous devinez qu’il a fini par se coller à ma peau et qu’en le soulevant j’ai fait saigner ma chair… Je continuerai donc, avec votre agrément, à jouer ici-bas le rôle de mon choix ; c’est le seul qui soit dans mes moyens, comme vous avez paru un jour le pressentir. C’est, en résumé, celui d’un ilote chancelant qui inspire aux autres le dégoût de l’ivresse, et qui, pour comble de misère, partage ce dégoût tout en y trouvant sa réjouissance…
Et Pablo, après un silence, termina par cette phrase inattendue, qui était le regret de son cœur sincère :
— Heureux les peuples qui suivent Dieu, c’est-à-dire les voies de droiture ; et heureux ceux qui le craignent, tout en le considérant comme la source de toute bonté !
— De façon, dit gravement Gaspard, que, de ne plus croire à la vertu des autres, cela vous a dispensé d’en avoir vous-même ; et il n’y a plus pour vous ni bien, ni mal ?
— Ce n’est pas cela, dit Pablo. Au fond, c’est la vieille histoire : meliora video proboque ; deteriora sequor ; mais j’ai suivi et je suivrai encore le pire, avec le furieux plaisir qu’on attribue au diable ! Ne voyant dans le monde de justice nulle part, je me dis que je serais bien sot de me gêner et de contrarier mes appétits pour faire le petit saint ; et que ce serait être dupe ; mais je ne puis m’empêcher de reconnaître, au fond de moi-même, que ma conduite est condamnable. Le mal existe. Les plus forcenés des méchants le savent ; ils savent donc que le bien existe également. Et c’est leur punition : ils se jugent.
— Et qu’est-ce que le mal ? dit Gaspard.
— C’est, répondit Pablo, c’est véritablement tout ce que le catéchisme appelle le péché.
— Touchez là ! dit Gaspard, en lui tendant la main ; ce que vous venez de dire, mon pauvre ami, est le bon sens même. Il ne faut faire tort ou mal à personne ; et, quant à moi, je ne mérite pas le grand éloge que vous m’avez adressé. Certainement j’ai le désir de la justice, et le cœur assez bien placé ; mais je cherche à faire la justice par des moyens dignes de blâme : je ne le sais que trop ! Par malheur, le siècle où nous vivons l’a ainsi voulu… mais peut-être verrons-nous, vous et moi, des temps meilleurs. J’ai toujours pensé que les mauvais prêtres (c’est dommage) perdraient la religion, comme les mauvais juges perdront les bonnes lois, et les mauvais rois la royauté ; et je voudrais pouvoir, sans être leur ennemi, être l’utile critique des institutions que les uns et les autres mettent en péril. C’est eux qui sont les ennemis d’eux-mêmes et non pas nous. Comment sortir de là ?
A cette profondeur d’incertitude, n’ayant plus rien à se dire, les deux compagnons se turent, rongés par leurs pensées ; et ainsi arrivèrent-ils chez Morillon, où les attendait Sanplan.
Là, il fut convenu que Gaspard ne rassemblerait pas tout de suite la bande. Il allait être recherché sans doute par toutes les brigades d’archers et de dragons. Il devait se terrer.
— Fais dire à nos hommes, commanda Gaspard à Sanplan, que, dans un mois, jour pour jour, je les rejoindrai à Cuges : il faut qu’on ignore où je serai caché. Je ne le confierai pas même à toi.
— Pas même à moi ! se récria Sanplan. Que veut dire cette méfiance ?
— Elle veut dire que l’homme le plus discret peut se trahir en rêve ; et que, ne sachant pas le secret de ma cachette, tu affirmeras plus énergiquement que tu l’ignores, puisque tu seras sincère. Le mensonge est souvent difficile à l’honnête homme ; il s’y montre maladroit.
— A la bonne heure ! fit Sanplan.
— Le capitaine a raison, comme toujours, dit dom Pablo. Maintenant, déjeunons, et buvons sec !
Morillon leur apporta du meilleur ; ils payèrent richement, cette fois, toutes ses complaisances présentes et passées. Le lendemain Gaspard, seul, à pied, prenait à travers bois, loin de toute route battue, le chemin du château de Lizerolles.
Sanplan rejoignait deux de ses hommes qu’il chargea de communiquer à tous les autres les ordres de Gaspard.
Quant à dom Pablo, il avait été convenu que, voyageant sur son âne, il mènerait, pendant la durée du licenciement de la bande, une vie de frère quêteur. Il en profiterait pour tâter le pouls à l’opinion publique. Que pensait-on de Gaspard dans le peuple ? et de son emprisonnement, et de sa disparition ?
Pablo, ayant reçu de Gaspard et de Sanplan un cordial « au revoir », monta donc sur sa bête et partit à l’aventure.
De toute la matinée, il ne lui arriva rien, attendu qu’il lui avait plu de cheminer par des « drayes », escourches et sentiers de mulets, à travers des collines où les bastides étaient rares.
Vers midi, il eut faim ; et le plateau sur lequel il se trouvait lui agréa cependant, parce que, au milieu des clapiers, il aperçut un puits sarrazinois, au bord duquel était planté un mât traversé d’une vergue oblique. La vergue avait, à l’un des bouts, une lourde pierre qui en maintenait l’extrémité contre terre ; à l’autre bout pendait un bâton vertical ; et au bas bout de ce bâton était suspendu un seau. Pablo abaissa le seau dans le puits ; la pierre, contrepoids à son effort, se souleva ; et ce contrepoids, quand le seau fut plein, le fit remonter aisément. Pablo but à même le seau ; puis, il en vida le contenu dans une auge qui était là, et dans laquelle il fit boire son âne.
Et, encore tout occupé de la conversation secrète qu’il avait eue avec Gaspard, et des pensées silencieuses qui étaient en lui depuis cette confession mémorable, il disait à son âne : « Bois en paix, ô mon âne ! la vue de ta placidité me rassérène. Tu n’en sais pas plus que moi sur la nature de toutes choses ; et ta quiétude fait la leçon aux vaines agitations des hommes ; tu ne t’es jamais dit que tout est vanité et tourment d’esprit. Si grande est ta supériorité sur ton maître, que tu confies, sans proférer une parole, ta destinée aux dieux inconnus. O mon âne ! ta vie plonge dans l’infini par les deux bouts : avant ta naissance tu étais, et, après ta mort, tu seras ; tu seras quelque part, même dispersé en poussière, car ta substance est immortelle, comme on le dit de l’âme des humains ; mais cet avant n’est pas plus accessible que cet après, à mon entendement ; et pas davantage au tien ; mais toi, tu ne te soucies pas de ta sainte ignorance ; tu vis avec confiance sous le ciel, sous les coups et sous les injures. Tu as confiance sans le savoir. Après cet avant, et avant cet après, il y a ta vie actuelle, et tu n’en raisonnes point ; tu l’acceptes en toute simplicité, puisqu’elle t’a été imposée : cela te suffit. Il n’y a point à y résister. Et si, durant cette vie où tu es, tu ne peux te l’expliquer, comment t’expliquerais-tu déjà ce qui sera après, puisque tu n’y es point encore ? Et quand tu y serais, cet après te serait aussi inexplicable, mais te semblerait aussi naturel, car aucune vie ne peut être plus surprenante que la vie. L’intelligence, ô mon âne, est une corde à puits. Un bout dans la nuit et l’eau, l’autre bout dans la clarté du ciel ; et tout est inintelligible dans le fait. Que cela est ainsi, mais que du moins ma vie terrestre me serve à amener jusqu’à mes lèvres et aux tiennes une eau fraîche et pure, cela s’entend fort bien et peut suffire à ma joie comme à la tienne… sauf que, moi, je regretterai éternellement que cette eau ne soit pas du vin !
L’âne, qui avait assez bu, tournait maintenant la tête vers son maître et le regardait d’un air stupide mais amical.
— Tout ce que je te dis là, poursuivit Pablo, est certainement de la métaphysique, car nous ne nous comprenons ni l’un, ni l’autre.
Et, l’un portant l’autre, ils se remirent philosophiquement à la recherche d’une maison de bûcherons où ils trouveraient l’herbe et le pain tendres, l’aliment matériel, soutien du spirituel.