Le fameux chevalier Gaspard de Besse : $b ses dernières aventures
CHAPITRE IV
Bons cœurs, lorsque j’étais malheureux, en prison, vous m’êtes venus voir.
Deux jours plus tard, un magistrat spécial, envoyé du Parlement, fut un peu mystérieusement introduit dans la prison ; il s’informait de Gaspard, détenu de grande marque ; il venait surtout recommander qu’on fît bonne garde. Et, enfin, il se fit ouvrir le cachot de Gaspard. Noblement campé sur le seuil, il mesura d’un regard prudent la longueur des chaînes qui retenaient le prisonnier… Monsieur le juge n’était pas sans quelque secrète méfiance.
Castagne, les yeux toujours en compote, s’arrêta, par ordre, dans le couloir, prêt à intervenir si besoin était.
Le juge, lui voyant les yeux enflés et rouges, la face tuméfiée, lui avait dit : « Avez-vous fait une chute ? »
— J’ai roulé du haut de mon escalier, avait répondu le gardien… Il n’en sera que cela…
Sur le seuil du cachot, le juge donc examinait le bandit, en silence. Gaspard avait eu le temps d’éteindre son calèn et de le cacher, avec son livre, dans la paille.
— Gaspard Bouis, dit enfin le juge, je suis chargé de vous interroger avec une certaine bienveillance ;… mais d’abord, puisqu’on vous dit intelligent, expliquez-moi comment vous avez pu concevoir et réaliser la pensée de rompre avec la société, de faire alliance avec des forçats, et finalement de devenir un bandit, un vulgaire voleur de grand chemin ?
— Monsieur, dit Gaspard, je suis aujourd’hui estimé par mes concitoyens et même chéri par eux beaucoup plus qu’au temps où j’étais, comme tout le peuple, un simple honnête homme. Cela veut dire que mon peuple a pris vos lois en horreur. Voyez-vous, monsieur, il n’y aurait pas de grands révoltés, s’il n’y avait pas dans le monde de grandes injustices ; allez demander au Parlement d’Aix, dont vous êtes l’aimable envoyé, s’il connaît les assassins de Teisseire, et pourquoi, les connaissant, car il les connaît, il ne les veut point punir ? Y a-t-il en justice deux poids ? deux mesures ? hélas, oui ! vous vendez, à faux poids, la justice même ! Vos lois, monsieur, sont de très vieilles femmes, qui perdent leurs dents et vont branlant la tête. Elle déplaisent fort aux vigoureux jeunes hommes, dont je suis. Elles ont beau se farder, elles sont repoussantes. La torture — pour ne parler que de cela — est toujours inscrite dans vos lois, cette torture que vous appliquez à des innocents, — seulement présumés coupables, pour les obliger à avouer des crimes que rien ne prouve ! Ce châtiment avant jugement est, monsieur, une chose monstrueuse ; à proprement parler, c’est une invention du diable ! Eh bien, je me suis fait bandit pour attirer l’attention des princes sur l’abomination de vos us et coutumes, et pour vous amener à changer de manières.
Le juge grimaça un sourire narquois.
— En vérité, jeune homme ? Et comment vous y prendrez-vous ?
— Cela, c’est mon affaire, et c’est mon secret. Je me promets, sinon d’y réussir, au moins d’y travailler.
— Bon ! déclara le juge, nous y mettrons quelque empêchement.
— Monsieur, dit Gaspard, méditez ceci : il y a dans un livre d’histoire, que mon curé me fit lire quand j’étais enfant, une fort belle réplique d’un bandit. Le grand conquérant Alexandre, qui fut en même temps un fameux ivrogne, dit à un pirate qu’il avait capturé : « Ne rougis-tu pas de ton vil métier ? » — « Je ne vois, répliqua le brigand, qu’une différence entre toi et moi. C’est que tu opères avec une grande flotte et moi avec un tout petit navire. » Et la réplique a du bon, monsieur. Un chef de peuple qui ambitionne le titre de conquérant, et rêve de voler aux peuples voisins leurs terres, leurs blés, leurs vignes et leurs foyers, est un plus grand bandit, oui, celui-là est plus coupable, infiniment, que le pire des humbles petits voleurs. A côté d’un grand conquérant, je me juge fort estimable. Oui, certes, je m’estime, monsieur, fort au-dessus d’un pirate et bien au-dessus d’un conquérant, attendu que je ne me suis pas mis en campagne pour accroître mes biens, à leur façon, par l’assassinat et le pillage, — mais pour essayer de rendre meilleures vos lois cruelles et injustes. Que ne les réformez-vous vous-même ! je n’aurais plus de raison d’être ; ou si, alors, je persistais dans ma révolte, je mériterais d’être le plus tôt possible pendu haut et court. Je suis, monsieur, un chef de parti ; c’est ce qu’on ne voit pas encore assez clairement. Apprenez-le donc. Mes soldats eux-mêmes n’aperçoivent pas encore le but que je me suis proposé, parce que beaucoup de ces loups sont, au fond, de simples moutons ignorants qu’on a tondus longtemps et qui ont l’habitude de présenter aux tondeurs leur pauvre échine ; mais il suffit que mes lieutenants et moi nous sachions où tendent nos actes, pour que nous préférions être à nos places qu’aux vôtres ! Dès que le peuple aura compris, votre règne sera fini ; et alors, monsieur, selon le mot de M. de Voltaire, vos petits-neveux en verront de belles ! Et craignez, si vous ne vous résignez pas à faire de la vraie justice, que d’autres, après nous, se montrent plus redoutables que nous ! Croyez-moi, n’irritez pas les hommes au point de les changer en bêtes féroces ! Nous voulons de vraies lois, c’est-à-dire des lois où il entrera quelque humanité… Le contrebandier Mandrin, en vendant ses tabacs moins cher que ne les vend la Ferme, a démontré, par le fait, que les fermiers généraux sont de magnifiques voleurs. Je démontrerai, moi, que, sous le règne des Parlements, la justice n’est pas ce qu’elle doit être ; je veux qu’elle devienne digne de respect, et c’est à quoi je me suis employé et m’emploierai encore, dès que je serai hors de vos griffes.
Le magistrat haussait les épaules :
— Je me charge de vous arrêter sur cette route, jeune homme. Il me paraît d’ailleurs que cela est déjà fait, car vous n’avez pas ici assez d’espace pour étendre vos bras bien loin.
— J’en ai du moins assez pour prendre quelque élan, dit Gaspard. Le peuple m’aime ; et, de me savoir dans vos cachots, soyez sûr qu’il murmure, et se fâchera.
— Nous le contenterons bientôt, dit le juge près de sortir.
Au moment où le magistrat, sur le seuil du cachot, proférait cette menace, la gracieuse Louisette, s’étant glissée en silence dans le couloir, derrière son père, se mit à écouter.
Elle entendit la fin du dialogue.
— Je veux dire, continuait le juge, que vous ne resterez guère dans ce lieu malsain.
— J’entends, répliqua Gaspard. Vous me promettez la roue, et les jambes rompues après la torture ?
— Nous aurons à revenir sur cette conversation, fit le juge ; au plaisir de vous revoir.
— Au revoir ? Non, dit Gaspard ; adieu.
Quand le juge sortit, Louisette, inaperçue même de son père, s’était enfuie pour aller pleurer dans sa chambre.
Le magistrat fit au geôlier de suprêmes recommandations.
— Gardez-nous bien ce coquin-là… C’est l’instruction, ce sont les livres qui l’ont perdu et rendu dangereux… Nous l’enverrons chercher demain matin pour l’interroger mieux.
Ayant dit, M. le juge s’en alla, roidi dans sa dignité.
Louisette avait parfaitement compris l’affreuse menace. C’était la torture pour le lendemain matin. Il n’y avait plus à s’interroger ; et, le soir même, elle s’arrangea pour porter l’eau et le pain au malheureux Gaspard.
Il y eut d’abord, entre elle et lui, un moment d’attente silencieuse. Il la considérait avec des yeux interrogateurs, mais brillants de plaisir amoureux. Elle le regardait d’un air sur lequel il ne pouvait se méprendre. Elle le trouvait « agradant », beau de jeunesse, touchant de malheur. Quoi ! on gâterait ce beau corps de jouvent ! Est-ce Dieu possible ! Que sainte Roseline nous protège ! j’empêcherai cette abomination… comme le désire la sainte !
— Tenez, dit-elle ; combien vous faut-il de temps pour venir à bout de vos chaînes avec cette bonne lime ?
— Pas très longtemps, si la lime est bonne, car la chaîne a un point faible que j’ai déjà usé moi-même… Votre père est-il là-haut ?
— Oui ; mais si occupé à boire !
— Il a l’oreille fine. Il entendra le grincement de la lime ?
— Non, si vous travaillez le plus silencieusement possible, tandis que moi, devant la porte, je chanterai, comme il m’arrive souvent. Cela couvrira le bruit. Refermez votre porte, dont je vous laisse la clef. La voici ; moi, j’oublierai de tirer les verrous. On ne s’étonnera pas trop de votre fuite, car beaucoup de prisonniers, à ce que dit souvent mon père, s’échappent journellement des prisons de France.
— Et, dit gentiment Gaspard, ne vous arrivera-t-il aucun mal à vous, pour m’avoir été charitable ?
— Oh ! dit-elle, soyez tranquille, je trouverai moyen de tenir caché ce qui doit l’être.
Elle le regardait toujours, et avec des yeux d’une si tendre expression, que ceux de Gaspard se noyèrent de désir.
Leurs regards à tous deux, à la fois troublés et lumineux, s’appelèrent. Leurs deux jeunesses, aimantées l’une par l’autre, s’attirèrent. La jeune fille se rapprocha lentement du jeune homme qui ouvrit ses bras… Il la tint un moment renversée sur son cœur et comme enveloppée de ses chaînes qu’elle allait rompre. Leurs lèvres se confondirent… Un bruit là-haut… Elle s’arracha à l’étreinte.
— Vite ! dit-elle ; c’est bien entendu, n’est-ce pas ? je chanterai pendant votre travail.
Elle se plaça devant la porte refermée bruyamment. Là-haut, l’ivrogne chantait, lui aussi. Derrière la porte, la lime patiente commença son fin bruit de scie.
Louisette chanta :
La lime crissait. La chanson reprit :
Gaspard, tout en limant d’un mouvement continu, écoutait la jolie voix.
Ah ! que Gaspard eût volontiers envoyé sa lime au diable ! Elle crissait, la petite lime, et la voix continuait :
Cette impatience, exprimée par la chanson, gagnait, ma foi, le pauvre Gaspard… et d’autant plus ardemment il limait ses chaînes.
Quand Louisette eut cessé de chanter l’Antoni, la petite Provençale chanta une chanson normande, car tous les prisonniers qui faisaient connaissance avec la prison de Draguignan n’étaient pas nécessairement des Provençaux.
La chanson normande disait que l’amour doit être accepté comme une douce fatalité de nature :
— Ah ! la coquine ! pensa Gaspard, elle sait où le diable a fait feu.
La petite lime crissait, et la fillette commença une autre chanson ; et, après celle-ci, une autre encore. Le concert dura longtemps, s’arrêta, puis reprit ; la lime était bonne et les chaînes étaient usées… Le temps et l’amour viennent à bout des entreprises les plus difficiles…