Le grand-ouest des États-Unis : $b Les pionniers et les peaux-rouges : les colons du Pacifique.
IV
LA DILIGENCE TRANSCONTINENTALE.
Denver, territoire de Colorado, 4 octobre.
La fortune seconde l'audace. Nous voici arrivés sans mauvaise rencontre au terme des difficultés du voyage. Il était temps. Les Sioux, les Arrapahoes, les Chayennes, commençaient à me trotter par la tête et à me faire perdre le sommeil.
Nous sommes partis de Julesburg le 2 au soir, et entrés à Denver hier vers minuit. Trente heures de diligence, 190 milles de parcours, voilà l'actif et le passif de cette dernière étape.
Le coche qui nous a conduits se nomme l'overland mail ou diligence transcontinentale, parce qu'il parcourt tout le continent américain de Julesburg, sur la Plate, à Sacramento de Californie. Les lettres et les voyageurs prennent souvent cette voie au lieu de prendre la voie de mer et l'isthme de Panama.
Avant l'ouverture du chemin de fer du Pacifique, la malle de terre allait du Missouri en Californie, partant et arrivant à heure fixe, sur un trajet de 800 lieues. La durée du voyage était de vingt jours. Jamais, aux temps anciens de l'histoire, les courriers des Césars ou des princes Mogols, et de nos jours ceux des empereurs de Russie n'avaient parcouru si rapidement d'aussi longues distances.
Voulez-vous que je vous fasse la description du véhicule qui nous a menés, et qui, nous laissant à Denver, a continué sa route vers les Montagnes-Rocheuses, le pays des Mormons, l'État de Nevada et les placers de l'Eldorado?
Imaginez une façon de coche à la Louis XIV, car les voitures américaines n'ont pas changé de forme depuis les premiers temps de la colonisation anglo-saxonne. A l'intérieur, il y a neuf places, toutes égales pour le prix: trois en avant, trois en arrière, trois au milieu. Les dames, fussent-elles venues les dernières, ont droit aux premières places. Aux places du milieu, on n'est soutenu que par une bretelle en cuir qui, allant d'un côté à l'autre de la voiture, transversalement, vous prend par le milieu du dos: cela n'est pas tout à fait commode.
Des bagages, on en a peu, le moins possible, quelquefois pas du tout. La chemise est de flanelle; on la porte longtemps. Le faux col, au besoin les manchettes, sont en papier; on ne les change que de temps à autre. Le mouchoir, et une autre partie du vêtement, faut-il la nommer? les chaussettes, sont à peu près inconnus du pionnier américain. A quoi bon alors s'embarrasser d'une malle? Aussi ne dispose-t-on pour les colis que le derrière de la voiture, où est un appui à claire-voie sur lequel se rabat une toile cirée.
Sur le dessus du véhicule, nous n'avons chargé que des soldats bien armés, l'œil au guet, ce qui vaut mieux que des bagages.
La diligence est traînée par six chevaux conduits à grandes guides, au galop, à travers la prairie, unie comme une mer pétrifiée. A côté du postillon peuvent monter les voyageurs amis du paysage.
De distance en distance, en moyenne tous les 10 milles, on relaye.
La plupart des stations, véritables blockhaus, sont fortifiées par des ouvrages de terre en adobe, briques cuites au soleil. Çà et là s'ouvrent des meurtrières.
A l'intérieur des stations il y a aussi quelques ouvrages retranchés, pour une défense désespérée, en cas d'une première défaite. Les Indiens arrivent volontiers en nombre pour surprendre les pionniers isolés.
Le long de la route est inscrite en traits ineffaçables la lutte du blanc contre le Peau-Rouge. Partout, des maisons de poste ou des fermes incendiées. Entre les années 1864-66, la diligence a cessé plusieurs fois de courir. Les stations ont été pillées, dévastées, brûlées; les hommes, mis à mort, scalpés; les femmes, les enfants, conduits en esclavage. Les blancs se sont cruellement vengés. Une fois, sur le ruisseau de Sand Creek, dans le sud du Colorado, le colonel des volontaires, Chivington, a surpris un village de Chayennes et d'Arrapahoes. Il a fait charger ses hommes, malgré le drapeau blanc hissé par les Indiens. «Souvenez-vous, a-t-il dit à ses soldats, de vos femmes et de vos enfants massacrés sur la Plate et sur l'Arkansas.» Et les volontaires ont chargé sans pitié, ne faisant grâce ni à l'âge ni au sexe. On a éventré les femmes, brisé contre les pierres la tête des enfants, coupé les doigts et les oreilles des morts qui portaient des bijoux, scalpé toutes les têtes, et commis bien d'autres horreurs que la plume se refuse à décrire. Plus d'une centaine d'Indiens ont péri. Le colonel, ivre de sa victoire, a partout célébré ce haut fait d'armes, espérant recevoir les étoiles ou épaulettes de général.
Après une sévère et minutieuse enquête, le gouvernement de l'Union lui a donné tort et l'a destitué; mais les pionniers se sont tous énergiquement prononcés en sa faveur. «Encore quelques affaires comme celle-là, écrivait un journal du Colorado, une par an, et nous serons à jamais délivrés de ces coquins de Peaux-Rouges, qui arrêtent notre colonisation.»
Le massacre de Chivington (c'est de ce nom que l'on appelle généralement la rencontre de Sand Creek) a été plusieurs fois l'objet de nos conversations dans la diligence qui nous menait à travers la prairie. M. Whitney, depuis longtemps fixé dans le Colorado, nous a fait connaître tous les détails de cette lamentable affaire. Nos autres compagnons de voyage: l'inspecteur des messageries continentales, un employé de la grande maison de banque Wells et Fargo, à laquelle appartient cette vaste entreprise, un agent des postes fédérales, nous racontent d'autres histoires d'Indiens. C'est le cas ou jamais de parler des Peaux-Rouges; nous sommes du reste en trop bonne et trop nombreuse compagnie pour qu'ils songent à nous arrêter.
Un jour, comme la diligence traversait ces solitudes, un homme nu, perché sur une éminence, faisait des signes au postillon. Celui-ci, croyant avoir affaire à un Indien, fouettait ses chevaux de plus belle. Un des voyageurs fit observer que ce pourrait bien être un blanc. On s'arrêta une minute, et l'homme accourut essoufflé. Il venait d'être pris par les Indiens, qui l'avaient dépouillé de tous ses habits et livré à leurs femmes ou squaws. Celles-ci, volontiers cruelles envers les visages pâles, se disposaient à faire subir à leur prisonnier, lentement, froidement, toutes les tortures qu'elles ont imaginées. On arrache les yeux, les ongles, la langue au patient; on lui coupe un pied, une main; on lui enlève des morceaux de chair; on lui déchire la peau; enfin, et c'est là le bouquet, on lie le prisonnier par terre et on lui allume du feu sur le ventre en dansant autour de lui une ronde infernale. Notre pauvre captif allait peu à peu subir tous ces genres de tortures, quand il parvint à s'échapper. La diligence passait en ce moment et le recueillit fort à propos.
Que d'histoires je pourrais vous conter de cette espèce! C'est près d'une des stations que nous avons traversées, qu'il y a trois ans, de pauvres femmes ont été surprises dans une ferme, et emmenées prisonnières par les Chayennes. L'une d'elles s'est pendue de désespoir, pour échapper aux violences qui l'attendaient. L'autre, forcée d'assouvir les passions du chef qui se l'était adjugée, a été condamnée aux services les plus abjects, et de plus s'est vue maltraitée, battue par les femmes de ce chef. Elle a été séparée de ses enfants, hormis d'un qu'elle allaitait encore, et presque réduite à mourir de faim. Vendue par son maître, elle est passée des mains d'un Chayenne à celle d'un Sioux, de celui-ci aux mains d'un autre chef. Enfin son premier maître est venu demander un jour de la racheter pour la brûler vive avec le jeune enfant encore à son sein. Le marché heureusement n'a pas été conclu, et après un an de ces misères sans nom, la pauvre femme a été échangée par ses bourreaux contre des prisonniers indiens qu'à leur tour avaient faits les blancs. La mère était redevenue libre, mais ses pauvres enfants étaient morts. Les petits êtres n'avaient pu résister à tous les mauvais traitements des Indiens!
Ne croiriez-vous pas entendre un roman, lire une page de Cooper ou d'Irving? Eh bien, tout cela s'est passé hier, et si vous demandez à Denver, à Julesburg, le nom de la malheureuse captive dont je viens de vous raconter les souffrances, tout le monde vous le dira.
A mesure que la malle s'avance rapide sur la route plane et poudreuse ouverte au milieu de la prairie, et que nous traversons des stations nouvelles, tous ces récits qu'on vient de me faire se représentent à mon souvenir. Ce n'est pas pour moi que j'ai peur, c'est pour ces femmes, c'est pour ces jeunes enfants que je rencontre à tous les relais. A côté des maisons de poste, des ruines d'édifices, des charpentes noircies témoignent de pillages et d'incendies récents. Le Peau-Rouge n'est pas loin; nous sommes sur son territoire. Le Peau-Rouge peut revenir tout à coup. N'est-il pas d'ailleurs en guerre ouverte avec les blancs? Et néanmoins le pionnier est toujours là; souvent il est revenu au même point rebâtir sa maison détruite! Quelle force fatale, quelle loi mystérieuse pousse ainsi cet homme en avant, malgré tous les obstacles? Pionniers du Far-West, vous êtes l'avant-garde de la civilisation, vous marchez avec le soleil, gloire à vous! Vous n'êtes ni des raffinés, ni des lettrés, mais vous êtes des hommes utiles, virils, de courageux travailleurs, d'énergiques colons. Devant vous disparaît la sauvagerie, devant vous le désert se transforme. Soldats obscurs du progrès, vous ne laisserez pas de nom dans l'histoire, bien que vous ayez fait de grandes choses; et néanmoins vous allez toujours en avant, obéissant au destin qui vous pousse: gloire à vous!
Excusez, mon cher ami, ce dithyrambe. Peut-être n'est-il pas à sa place dans une lettre; mais comment ne pas admirer ces hommes du Grand-Ouest? Savez-vous ce qu'on me raconte à l'instant? Dans un de ces relais de la diligence continentale perdu dans les solitudes, les Indiens se présentent un jour et demandent impérieusement à manger. Le maître de la station était seul. Il donne à ses visiteurs inattendus ce qu'il a de meilleur. Le repas fini:
—Maintenant, allume du feu, dit l'un des sauvages.
—Pourquoi faire?
—Nous voulons te faire rôtir. Allons pas de retards.
L'homme descend à la cave sous prétexte de chercher du bois. Les Indiens le suivent. Il tire sur l'un d'eux un coup de revolver qui le frappe mortellement. Les autres épouvantés hésitent. L'homme s'enfuit, se cache aux alentours de sa maison, dans les broussailles. Il était nuit; on était en hiver; la neige tombait. Les Indiens cherchent, ne trouvent rien. Celui qu'on poursuit n'ose pas sortir de sa cachette; la neige trahirait ses pas. A la fin, les Indiens, fatigués de ne rien découvrir, désertent la place. L'homme revient à la station et continue d'y servir la poste.
Au milieu de ces transes quotidiennes, les femmes font preuve d'autant de sang-froid que les hommes, et manœuvrent bravement comme eux la carabine et le revolver. A chaque relais nous trouvons ces armes sur les tables, aux coins des appartements. N'avais-je pas raison de vous dire que ces pionniers du Far-West étaient des gens de grand cœur, et comprenez-vous maintenant mon dithyrambe?
Je n'ose plus vous parler de nous, ni de nos soldats, que nous avons peu à peu laissés dans les forts disséminés le long de la route, au fur et à mesure que nous nous éloignions davantage des points les plus périlleux. Nous avons traversé le grand désert américain. Peu à peu la prairie a fait place à des champs de sable où les fourmis rouges avaient amoncelé d'énormes tas de graviers siliceux, leurs pyramides d'Égypte à elles. Çà et là la prairie a reparu; quelques pauvres fleurs, dont l'éclat allait s'effaçant, brillaient encore au milieu des graminées jaunies.
Le temps était chaud, le ciel d'une limpidité extrême, et nous avons joui un moment d'un effet de mirage. Ce phénomène complétait, au milieu de ces solitudes, la ressemblance qu'elles offrent sur plus d'un point avec les vastes plaines de l'Afrique.
Nous n'avons pas rencontré d'Indiens hostiles. Ai-je besoin de vous le dire, puisque je vous écris de Denver avec tous mes cheveux? C'est vraiment n'avoir pas de chance; mais qu'y faire? Ainsi l'a voulu la fatalité. Les aventures émouvantes seront pour une autre fois. «Postillon! postillon! arrêtez! voici les Indiens!» On passe une longue-vue au postillon. C'étaient des muletiers qui couraient après leurs bêtes, qui avaient jugé bon de s'éloigner du campement de la nuit. Muletiers et bouviers, qui s'en vont en longues caravanes sur la route et qui dorment à la belle étoile autour de leurs fourgons, sont pour nous des amis. Le postillon du désert a continué sans crainte son chemin.
Je vous ferai dans ma prochaine lettre le récit de la naissance du Colorado, ce territoire inconnu hier, populeux et prospère aujourd'hui, et cela vaudra mieux que des récits d'attaques de Peaux-Rouges, de scalps arrachés aux brigands des prairies. Je ne puis pas vous faire de mensonges. Chaudron-Noir, l'Antilope-Blanche, l'Homme-qui-marche-sous-terre ont refusé, comme autrefois Pipelet à Cabrion, de me donner de leurs cheveux, et n'ont pas voulu prendre des miens. Triste! triste!