Le grand-ouest des États-Unis : $b Les pionniers et les peaux-rouges : les colons du Pacifique.
II
LE MISSOURI.
Omaha, sur le Missouri, 1er octobre.
Avant que le Grand-Ouest ouvre devant moi ses mystérieuses plaines, je fais une seconde station, et je vous adresse un souvenir d'Omaha, sur la rive droite du Missouri. En deçà du fleuve, ou de la rivière si vous voulez,—car le Mississipi reçoit, au-dessous de Saint-Louis, les eaux du Missouri, d'un cours beaucoup plus étendu que le sien,—en deçà du fleuve, c'est la civilisation, la vie avec les usages européens; au delà c'est l'inconnu, la vie nomade; on entre dans le pays des Peaux-Rouges, dans le Far-West ou Extrême-Ouest, dont les limites reculent chaque jour devant la marche toujours plus rapide du pionnier.
Déjà le Missouri ne marque plus la ligne où commence le désert américain. Omaha, sur la rive droite, est une jolie ville, agréablement située sur les coteaux qui jalonnent les bords du Missouri, et peuplée de 15,000 habitants. Elle a d'élégantes maisons, d'imposants édifices.
C'est en même temps la tête de ligne du chemin de fer du Pacifique, qui marche vers les Montagnes-Rocheuses, qu'il atteint en ce moment. La voie ferrée entre ensuite dans le pays des Mormons, dans ce que Humboldt et Frémont ont appelé le grand bassin ou bassin intérieur, parce que les eaux n'y ont aucun écoulement vers l'Océan, mais au contraire vers des lacs salés ou mers intérieures. Cependant un autre railway, parti de Sacramento, en Californie, traverse l'État de Nevada, aux mines d'argent si fécondes, et de là s'avance vers le premier tronçon. Dans trois ans, deux ans peut-être, un ruban de fer continu joindra les deux océans, l'Atlantique au Pacifique. Omaha a profité la première des bénéfices de ce chemin de fer. Elle avait 3,000 habitants en 1862, quand ce grand travail fut décidé: elle en a aujourd'hui 15,000.
Nous sommes venus de Chicago à Omaha en railroad, traversant les plaines fertiles de l'Illinois, l'État où est né Lincoln, et celles de l'Iowa, naguère encore parcourues par les trappeurs du Canada, aujourd'hui définitivement occupées par les fermiers américains. Les richesses souterraines s'ajoutent ici à celles du sol, et le long de la route nous rencontrons plusieurs mines de charbon activement exploitées.
En vingt-quatre heures, nous avons franchi les 500 milles qui nous séparaient d'Omaha. La nuit, nous avons dormi de notre meilleur sommeil de voyageurs dans les sleeping cars. Un nouveau compagnon est venu se joindre à nous, c'est M. Whitney, commissaire du Colorado à l'Exposition universelle du champ de Mars, d'où il rapporte la médaille d'or. Le grand prix a été donné aux minerais de ce riche territoire. M. Whitney sera notre guide sur les mines d'or et d'argent du Colorado.
Notre wagon ne renferme guère que des émigrants, des colons, des pionniers, des hommes du Far-West, comme on les nomme. Nous différons de tout ce monde par la tenue, les habitudes, le langage, le type même. En voyage, l'Américain cause volontiers. On nous demande qui nous sommes, où nous allons. M. Whitney parle tout bas du colonel Heine comme du pape des Mormons, Brigham Young; nous sommes, lui et moi, des néophytes de la nouvelle église, des Saints du dernier jour récemment convertis. Aussitôt la nouvelle se répand de bouche en bouche. Les dames regardent d'un œil satisfait le grand pontife du lac Salé, ce mari de trente-deux femmes, et quelques-unes semblent désirer de faire route avec lui. Un fermier du Kansas, qui retourne dans son pays, présente son calepin au colonel, au faux Brigham Young, pour qu'il y inscrive son nom; mais le prophète décline cet honneur pour ne pas faire de jaloux. S'il satisfaisait à une seule de ces demandes, il lui faudrait le faire à toutes, et ce serait vraiment trop d'autographes à délivrer.
Une jeune demoiselle s'approche de moi, et familièrement entame la conversation:
—Votre ami est-il bien le pape des Mormons?
—Il l'est en effet: Brigham Young ne ment jamais.
—Il doit être bien heureux d'avoir tant de femmes!
—On n'en a jamais trop. Chez l'une on trouve ce qui manque à l'autre.
—Il est bien poli et bien civilisé.
—Croyez-vous que les Mormons soient des ogres? La polygamie ne peut qu'adoucir les mœurs.
—Où allez-vous?
—Dans le Colorado, visiter les mines d'or et d'argent, et, chemin faisant, faire quelques prosélytes. Serons-nous arrêtés par les Indiens?
—Je ne le crois pas. Je vais aussi dans le Colorado trouver mon frère qui est à Denver. On dit que les Indiens ont récemment arrêté la diligence; mais j'espère qu'il n'en sera pas de même cette fois, et que nous ne serons pas scalpés.
Le calme, le courage de cette femme étaient faits pour donner du cœur aux plus timides, et je pensais que décidément j'avais eu raison de faire quelques étapes vers le Grand-Ouest, de tâter le terrain devant moi. Plus que jamais je dis: En avant, Go ahead!
En passant de l'État d'Illinois dans celui d'Iowa, nous avons franchi le Mississipi sur un long pont de bois aux poutres branlantes. Du Mississipi au Missouri, nous avons couru sur un double ruban de fer en ligne droite, dont les deux extrémités semblaient se rejoindre à l'horizon. Les terrassiers, au milieu de ces vastes plaines, n'avaient pas eu beaucoup à faire pour dresser le sol de la voie.
Council-Bluffs était notre dernière station sur la rive gauche du Missouri. La localité doit le nom qu'elle porte à ce que les Indiens furent rencontrés en cet endroit, tenant conseil, par les deux grands explorateurs Lewis et Clarke, qui, les premiers, remontèrent le Missouri au commencement de ce siècle.
A Council-Bluffs, un omnibus nous mène sur le bord du Missouri, et là un bac à vapeur reçoit à la fois les voyageurs et les véhicules et les dépose sur l'autre rive.
Le fleuve est large; mais les eaux en sont basses, boueuses, jaunes comme celles du Tibre, le flavum Tiberim qu'a chanté Horace: Les bluffs ou monticules d'argile et de grès tendres, qui limitent l'une et l'autre rive, sont peu à peu entamés par le courant, et descendent insensiblement dans la rivière. Les arbres qui couronnent les bluffs tombent avec eux, et le cours d'eau est souvent barré par ces radeaux naturels, qui créent un grand obstacle à la navigation, car ils sont, la plupart du temps, cachés au fond du fleuve. Sur le Mississipi, le phénomène a lieu sur une échelle encore plus vaste; il y a non-seulement des radeaux, mais encore des îles flottantes. Vous savez que certains géologues ont invoqué ce fait pour expliquer les dépôts de charbon fossile, et qu'ils citent volontiers les forêts charriées par le Mississipi et déposées vers son delta, entassées là dans le limon du fleuve, comme un phénomène qui peut rendre compte des sédiments houillers. C'est une bonne route que suit souvent la géologie en tentant d'expliquer par les causes actuelles les phénomènes du passé, mais ce n'est pas le cas de prolonger ici une discussion qui nous entraînerait trop loin; je reviens à mes moutons, ou, si vous voulez, à Omaha.
Longtemps on n'a employé ici pour tous les usages domestiques que les eaux boueuses du fleuve. On cite des voyageurs de passage qui se fâchaient tout rouge, dans les hôtels, en demandant qui s'était lavé avant eux dans leur cuvette, ou bien si l'habitude était à Omaha de verser l'eau sale dans le pot à eau. D'autres, allant au bain, marmottaient entre leurs dents, en sortant de là, le vers que Martial décocha à un garçon des Thermes de Rome, en lui payant son pourboire: «Où vont se laver ceux qui se sont lavés ici?»
Ubi lavantur qui hic lavantur?
Aujourd'hui tout est changé: Omaha a de l'eau claire, ou filtre celle du Missouri. Le titre oblige de tête de ligne du chemin de fer du Pacifique.
C'est une curieuse contrée que le Grand-Ouest américain. Les pionniers conquièrent peu à peu le terrain sur le Peau-Rouge, et Omaha ne doit son nom qu'aux Indiens de la tribu des Omahas, qui naguère encore campaient aux lieux mêmes où s'est élevée cette ville. Où sont aujourd'hui les Omahas? Cantonnés dans quelque réserve que leur ont imposée les blancs. Là ils meurent peu à peu de la petite vérole, d'ivrognerie provoquée par l'eau de feu, le whisky, dont ils abusent, et d'autres maladies encore plus déplorables. C'est ainsi que tant de tribus ont disparu, et qu'elles disparaîtront toutes.
La guerre aussi a largement aidé à l'extermination des Peaux-Rouges. Où sont les Hurons, les Iroquois, les Natchez, qui avaient étonné nos pères? Les Algonquins, qui ne connaissaient pas même les limites de leur puissant empire, où et combien sont-ils maintenant?
Je n'ai rencontré à Omaha que quelques Paunies, ces ennemis acharnés des Sioux. Ils sont aujourd'hui cantonnés dans le territoire de Nebraska, au voisinage du chemin de fer du Pacifique. Ils viennent souvent à Omaha pour acheter des provisions, des vêtements. Ils vont flânant par les rues en groupes de deux ou trois. Une couverture de laine ou une peau de buffle jetée sur le dos compose parfois tout leur habillement. Le pantalon, auquel se reconnaissent particulièrement les nations civilisées, leur semble gênant, et volontiers ils le scalpent ou le privent de son siége; il leur paraît ainsi plus commode à porter. Aux pieds, ils ont les mocassins ou sandales de peau ornées de dessins; autour du cou, un collier de perles ou de verroteries; dans les cheveux, s'ils ont droit au titre de chef, une plume d'aigle ou de... poule. Habituellement ils portent avec eux le carquois, l'arc et les flèches, et souvent le calumet, la pipe au long tuyau orné de clous de laiton, et au fourneau de terre rouge.
J'ai acheté d'un de ces Indiens son arc, ses flèches et son carquois fort élégant, fait de la peau d'un jeune buffle. Les pointes des flèches sont en fer acéré, triangulaires; elles ne sont pas empoisonnées. Le bois est armé à l'autre extrémité de barbes de plumes. En plusieurs endroits la trace du sang est visible; j'imagine que ce n'est que du sang de buffle. La flèche a été retirée de l'animal tué à la chasse: c'est une économie bien entendue.
Le même Indien a consenti à me vendre son collier de perles, dont le dessin est curieux. J'ai eu le tout pour 8 dollars (environ 40 francs), payés, il est vrai, en green-backs ou papier-monnaie, la seule monnaie qui ait cours depuis la guerre aux États-Unis, et qui perd en ce moment 40 p. 100 sur le change en or.
Les Paunies, comme tous les Indiens des prairies, ont la figure ovale; les cheveux noirs, longs et roides; le nez aquilin, la bouche fine, les extrémités des membres délicates; souvent les pommettes saillantes, les yeux légèrement bridés. Le regard est fixe, mélancolique. La peau est bistrée, un peu rougeâtre. Il y a là évidemment une race spéciale, soit indigène, soit émigrée: c'est la race rouge ou cuivrée. Mais ce n'est pas ici le cas d'entamer une digression ethnologique. Au reste, qui découvrira là-dessus la vérité, et le procès ne sera-t-il pas toujours pendant?
Le territoire de Nebraska et celui de Kansas, qui le limite au sud, ne sont pas seulement occupés par des Indiens soumis, comme les Paunies et les Omahas; les indomptables Chayennes, les terribles Arrapahoes, les Sioux sanguinaires, ont répandu à maintes reprises, et récemment encore, la terreur dans ces parages.
Il y a deux mois à peine, quelques employés du chemin de fer du Pacifique, qui étaient allés réparer le long de la voie les poteaux télégraphiques, ont été surpris par une bande d'Indiens et impitoyablement massacrés. Une seule des victimes, un Anglais, M. W. T..., a survécu. Atteint d'une balle, assommé d'un coup de crosse de carabine, frappé d'un coup de couteau, il est tombé sans connaissance. L'Indien qui l'avait attaqué l'a cru mort et l'a scalpé.
En remontant à cheval, le Peau-Rouge a laissé tomber son trophée. M. W. T... est revenu à lui, il a ramassé son scalp, il est rentré à Omaha, où ses malheureux compagnons ont été solennellement enterrés. Au commencement de septembre, nos journaux de Paris ont relaté ce fait; mais on avait peine à croire qu'un homme scalpé vivant ait pu survivre à celle horrible opération et raconter lui-même son martyre. Je croyais à un canard, à un humbug. Le fait est certain, et il faut se rendre à la réalité: M. W. T... est encore à Omaha. Il paraît du reste que ce n'est pas le seul cas d'un homme scalpé vivant. La blessure se cicatrise vite; toutefois il reste une hideuse tonsure, et l'on est obligé de porter perruque: il eût mieux valu commencer par là.
Les Peaux-Rouges rebelles ne se sont pas bornés dans ce pays à tuer et scalper les blancs; ils ont aussi attaqué le train à deux reprises sur le chemin de fer du Pacifique, l'ont fait dérailler, ont surpris le mécanicien et ses aides.
Les Peaux-Rouges n'aiment pas la civilisation qui s'avance au milieu des prairies, et disperse au loin le buffle, unique source d'existence de l'enfant du désert. Si nous allions être entourés par les Indiens dans le train qui va nous mener d'Omaha à Julesburg ou dans la diligence qui nous conduira de Julesburg à Denver! Il n'importe, never mind! il n'est plus temps de reculer. Il nous reste encore deux étapes avant d'arriver dans le Colorado, et ces deux étapes, il faut les faire, coûte que coûte. Ma prochaine lettre sera donc datée de Julesburg, sur la rivière Plate. C'est en ce moment la dernière station du chemin de fer du Pacifique. Je vous parlerai, si Dieu veut, de ce chemin de fer, une des merveilles de notre temps.