Le grand-ouest des États-Unis : $b Les pionniers et les peaux-rouges : les colons du Pacifique.
VI
L'OPPRESSION DES RACES DE COULEUR.
J'arrive au seul point délicat que soulève l'étude de la constitution californienne, je veux dire l'oppression exercée contre les races de couleur.
Bien que la Californie ne soit point un État à esclaves, bien que l'esclavage soit aujourd'hui partout aboli dans l'Union, les races de couleur sont proscrites en Californie, ou tout au moins poursuivies par le mépris public, comme dans tous les États-Unis. L'individu de sang blanc et sans nul mélange a seul droit au titre de citoyen. Le reste, nègres, Indiens ou Chinois, n'est pas considéré comme faisant partie de l'espèce humaine supérieure. La proscription s'étend plus loin, et une seule goutte du sang de ces races condamnées suffit pour faire d'un individu, dont les ancêtres étaient de race blanche, un véritable paria. Privé naguère du droit de voter, il ne pouvait témoigner en justice; il lui était même interdit de rien posséder. Il se trouvait mis, en quelque sorte, hors la loi. Les emplois les plus vils lui étaient seuls attribués.
Dans les États à esclaves, le nègre ne pouvait voyager avec le blanc, même en omnibus, et ne devait en aucune occasion se rencontrer auprès de lui, à table, au théâtre, à l'église. C'est tout au plus si on le souffrait dans la rue. Quelques États libres, l'État de New-York, par exemple, maintenaient ces distinctions honteuses pour l'humanité. En Californie, les nègres sont également voués à l'animadversion publique, mais ils y sont fort peu nombreux, et c'est aux Chinois que l'Américain s'attaque de préférence. Tous les individus de race blanche, sans distinction, ont le droit d'occuper un claim ou portion de placer; le Chinois seul ne peut posséder cette portion qu'en la louant ou en l'achetant, et les conditions du marché sont le plus souvent exorbitantes. Au seul Chinois on fait encore payer le mining-tax, établi dans le principe sur tout mineur étranger. Cette espèce de patente donnait le droit de travailler sur les placers. Dans quelques comtés peu bienveillants, elle a été maintenue pour les Chinois au taux, aujourd'hui fort onéreux, des premiers temps de l'exploitation, soit à 4 dollars, ou un peu plus de 20 francs par mois.
Partout, en Californie, le Chinois est relégué dans des quartiers séparés; on l'isole même entièrement, quand on peut, car il est indigne de se mêler aux blancs. On l'accuse volontiers de tous les malheurs publics, et surtout d'incendies et de vols. On le poursuit sans relâche, on le dépossède, et bien souvent les lois sont impuissantes ou inactives lorsqu'il s'agit de défendre le faible contre les injustices du fort. Le Chinois donne cependant aux Californiens un bel exemple de patience, de soumission et de travail. Il concourt aussi, pour une très-large part, au bien-être industriel et commercial du pays. Lui seul entreprend sur les placers certains travaux dont nul autre ne se chargerait; lui seul vient fouiller le sable et glaner encore un peu d'or sur des points réputés stériles ou trop pauvres par les autres mineurs; mais on le violente avec acharnement, et, devant les incessantes persécutions de ses oppresseurs, il quitte au plus tôt une contrée si peu hospitalière. C'est ainsi que l'on voit s'arrêter chaque jour en Californie l'immigration chinoise, qui eût pu rendre à cet État les services les plus signalés.
Quelles que fussent les vertus utiles qui plaidaient en leur faveur, les Chinois ont été, dès leur arrivée, l'objet constant de la réprobation universelle. On a eu le courage d'invoquer contre eux une infériorité relative d'intelligence, et l'on a défendu par cette mauvaise raison les injustices plus que criantes dont on s'est rendu coupable à leur égard.
Dès 1852, la législature de Californie faisait une loi pour prévenir toute immigration ultérieure des races chinoises ou mongoliennes; toutefois le gouverneur Bigler y opposa son veto, et la loi ne passa pas. En 1858, la législature revint à la charge, et la loi fut alors non-seulement votée par les deux Chambres, mais encore approuvée par le gouverneur. Elle passa donc avec la sanction des deux pouvoirs, législatif et exécutif: cependant, un nouvel échec l'attendait. Elle ne tarda pas à être déclarée inconstitutionnelle par la cour suprême de Californie, et dut être rapportée[14].
[14] Il y a là, pour nous Européens, un fait politique curieux; car il semble que lorsque le pouvoir législatif et le pouvoir exécutif ont sanctionné une loi, le pouvoir judiciaire n'a plus qu'à l'appliquer. Aux États-Unis il en est autrement. Si nous ouvrons, en effet, le livre de Tocqueville: de La Démocratie en Amérique, nous y lisons, tome I, chapitre VI, du Pouvoir judiciaire, etc..., les lignes suivantes, qui méritent d'être méditées: «Lorsqu'on invoque, devant les tribunaux des États-Unis, une loi que le juge estime contraire à la constitution, il peut refuser de l'appliquer. Ce pouvoir est le seul qui soit particulier au magistrat américain; mais une grande influence politique en découle.
«Il est, en effet, bien peu de lois qui soient de nature à échapper pendant longtemps à l'analyse judiciaire; car il en est bien peu qui ne blessent un intérêt individuel, et que des plaideurs ne puissent ou ne doivent invoquer devant les tribunaux. Or, du jour où le juge refuse d'appliquer une loi dans un procès, elle perd à l'instant une partie de sa force morale. Ceux qu'elle a lésés sont alors avertis qu'il existe un moyen de se soustraire à l'obligation de lui obéir; les procès se multiplient, et elle tombe dans l'impuissance. Il arrive alors l'une de ces deux choses: le peuple change sa constitution, ou la législature rapporte sa loi.
«Les Américains ont donc confié à leurs tribunaux un immense pouvoir politique; mais en les obligeant à n'attaquer les lois que par des moyens judiciaires, ils ont beaucoup diminué les dangers de ce pouvoir...
«Resserré dans ses limites, le pouvoir accordé aux tribunaux américains de prononcer sur l'inconstitutionnalité des lois, forme encore une des plus puissantes barrières qu'on ait jamais élevées contre la tyrannie des assemblées politiques.»
Depuis, les malheureux Chinois ont été victimes de nouvelles levées de boucliers. On les a notamment accusés à plusieurs reprises de faire baisser le taux des salaires en travaillant partout à prix réduits.
Il semble prouvé, en effet, que la plupart des Chinois, surtout ceux qu'on nomme des coolies, sont de simples esclaves attachés à un maître qui les a amenés en Californie. Ce maître les loue à d'autres Chinois, ou les laisse libres de travailler à leur guise, moyennant une faible redevance journalière.
La lutte entre les travailleurs chinois et les autres ouvriers californiens sera d'ailleurs toujours à recommencer. Les Chinois se contentent du plus modeste salaire; ce sont des ouvriers très-tenaces, fort industrieux, et ils réussissent presque toujours là où d'autres échouent. Il n'en faut certes pas davantage pour éveiller contre eux la jalousie des autres travailleurs, surtout quand la concurrence vient encore surexciter l'animosité de ceux-ci. Comme les Chinois ont en outre le malheur d'être de race jaune, ils ont nécessairement été sacrifiés ou le seront tôt ou tard à la race blanche, la seule à laquelle reviennent tous les droits, d'après les principes américains.
Non contents de poursuivre les Chinois, les Américains ont aussi exercé en Californie leur esprit de proscription contre les Indiens, les premiers maîtres du pays. Les Peaux-Rouges ont dû céder tous les jours du terrain devant ces hardis conquérants, qui, les jugeant incapables d'entrer dans le grand courant de la civilisation, travaillent désormais à les anéantir. Le sol, par une sorte de loi inexorable, paraît ainsi destiné à devenir la propriété de celui-là seul qui peut en tirer profit. Il semble que le progrès ne peut s'opérer qu'à l'aide de certains sacrifices douloureux, malgré la sympathie, le plus souvent inutile, qu'on accorde aux malheureux qui en sont les victimes.
Quand on réfléchit à la dure oppression que les Américains font peser sur les races de couleur, n'y voit-on pas aussi une sorte de fatalité qui semble avoir inévitablement voué celles-ci à un asservissement sans retour?
On dirait qu'à la plus démocratique des républiques modernes il faut des ilotes, comme autrefois à Sparte, des esclaves, comme à Athènes et à Rome. Que la liberté du plus grand nombre, dans beaucoup d'États du nouveau monde, ne puisse marcher sans l'esclavage de quelques-uns, n'est-ce pas là un grave sujet de méditations? Les républiques espagnoles elles-mêmes ne sont pas exemptes du préjugé américain. Bien qu'on s'y soit allié souvent autrefois, et qu'on s'y allie encore aujourd'hui, aux races nègre et indienne, on n'en professe pas moins un profond mépris pour ces races, et les hommes de sangre azul ou de sang bleu, suivant l'expression espagnole, y sont toujours les plus honorés.
Dans la destruction graduelle des Indiens par les Américains, il y a comme le doigt de Dieu. Si les colonies espagnoles sont si dégénérées aujourd'hui, c'est peut-être, et elles le sentent instinctivement, parce qu'elles ont mêlé leur sang avec celui des aborigènes. Il est fâcheux toutefois qu'un pays libre comme l'Union, qu'une généreuse république qui admet si noblement et si fraternellement tous les étrangers dans son sein, ait reçu de la nature la triste mission d'opprimer, et, suivant les cas, de proscrire, et même d'anéantir les races de couleur. Les Américains obéissent aveuglément à ce qu'ils croient leur devoir et leur droit, et l'on ne saurait exercer ce droit avec un plus grand sang-froid et une plus suprême impassibilité. Mais aussi ils savent que ce n'est qu'à ce prix qu'ils pourront faire utilement la conquête des deux Amériques. L'aigle américaine, qui étend déjà ses serres sur tant de pays divers, doit les étendre encore davantage, et la devise: E pluribus unum groupera encore bien des provinces sous la bannière des États-Unis. La doctrine de Monroë, si hautement proclamée par tous les présidents de la république dans leurs messages annuels, ne dit-elle pas nettement que l'Amérique appartient aux Américains, et qu'eux seuls ont voix dans leurs affaires? et qui appelle-t-on aujourd'hui Américains, si ce n'est les citoyens seuls de l'Union? Les républiques espagnoles, qui offrent presque toutes le triste spectacle de dissensions intestines sans fin, et d'une décomposition sociale évidente, ne marcheront au progrès et à la civilisation que lorsqu'elles seront tombées, au moins jusqu'à Panama, au pouvoir des Américains. Le Mexique a déjà laissé à ceux-ci plusieurs lambeaux de son vaste territoire.
Que serait aujourd'hui la Californie, même avec la découverte de l'or, si elle fût demeurée aux mains inhabiles de ses premiers possesseurs?