Le grand-ouest des États-Unis : $b Les pionniers et les peaux-rouges : les colons du Pacifique.
XVII
LES SAUVAGES.
Campement de Chug-Creek, dans les prairies
de Dakota, 16 novembre.
Nous sommes de retour vers Chayennes, à mi-chemin de cette ville et du fort Laramie.
Nous revenons par une voie différente, et cela me remet en mémoire l'adage d'un vieux voyageur, qui me disait qu'il ne faut jamais passer deux fois par la même route, si l'on veut voir toujours du nouveau.
Du nouveau! nous en avons assez vu ces jours-ci, et nous en voyons encore à souhait.
J'ai pris Pallardie dans mon fourgon, et il a consenti à quitter un instant les trois sachems qu'il accompagne pour me donner encore quelques détails sur les sauvages, les diables rouges des prairies. Il aime surtout les Sioux, et parmi eux l'Ours-Agile, le plus sage, le plus respecté des grands chefs. L'Ours-Agile est l'ami des blancs, et ne manque aucune occasion de conseiller à sa bande de vivre en paix avec les Visages-Pâles. «Pour un homme qui n'a pas reçu d'éducation, il leur fait encore de bonnes prêches, m'a dit Pallardie. C'est le plus savant des Sioux, et comme il parle bien!»
J'ai continué, avec l'aide de ce brave interprète, à remplir mon vocabulaire français-sioux. Comme bien vous pensez, il y a nombre de mots qui n'ont pas leur équivalent direct dans les langues des Indiens; alors ceux-ci usent d'une périphrase. Et comme ces mots généralement se rapportent à des choses que les sauvages ont de tout temps regardées comme merveilleuses, dans le principe surtout, où ils ne les avaient jamais vues, par exemple l'eau-de-vie, le bateau à vapeur, les armes à feu, etc., les Indiens disent respectivement pour désigner ces choses: l'eau, le canot, le fer mystérieux. Or savez-vous comment les traitants ont toujours traduit le mot de mystère? Par celui de médecine. Les premiers coureurs des prairies, des Français du Canada, avaient imaginé d'appeler médecins les sorciers, les devins, les docteurs des tribus. Le mot est resté. Il est passé aussi dans l'anglais, et aujourd'hui, dans les prairies, quand on est au milieu des sauvages, on n'entend plus parler que de médecins et de médecine. Le Manitou, le Grand-Esprit lui-même, est devenu l'Homme de médecine par excellence. Le cheval, c'est le chien mystérieux, le chien de médecine, pour parler comme les traitants. Vous pouvez continuer vous-mêmes ces exemples.
Les Indiens, qui ne se doutent pas de la façon baroque dont les blancs ont traduit leurs périphrases, en ont d'autres fort jolies. C'est ainsi qu'ils appellent la lune, le soleil de la nuit; les feuilles, les cheveux des arbres; les doigts, les enfants de la main, etc.
La façon de compter des sauvages est la plus logique qu'il y ait, et elle ferait la joie de nos professeurs d'arithmétique. Les Sioux et la plupart des Indiens comptent d'abord jusqu'à dix. Onze, c'est dix et un; douze, dix et deux, et ainsi de suite jusqu'à vingt, qui s'appelle deux-dix. Alors on recommence deux-dix et un, deux-dix et deux, etc., jusqu'à trois-dix, qui est trente, jusqu'à dix-dix, qui est cent. Et cela continue ainsi indéfiniment. En une minute, le temps d'écrire les dix premiers chiffres, vous recevez votre leçon de numération parlée, et tout est dit. Quant à la numération écrite, elle n'existe pas. Les barbares n'écrivent point; tout au plus tracent-ils quelques dessins sur des peaux. Ce sont des figures d'hommes, d'animaux, quelques grossières représentations de batailles. C'est ce que les savants appellent l'écriture pictographique. Comme cette écriture a toujours un sens, on peut dire que ce sont des espèces d'hiéroglyphes; mais n'essayez pas de les comparer à ceux des Égyptiens: les caricatures, les informes croquis que les plus jeunes collégiens tracent sur leurs cahiers, peuvent seuls donner une idée de la pictographie des Peaux-Rouges.
Comme tous les peuples primitifs, les Indiens comptent leurs mois par lunes. Quant aux années, ils s'en inquiètent peu.
Ils donnent aux mois des noms qui sont en rapport avec les phénomènes de la végétation ou du climat, ou encore avec les divers états du bison, avec lequel ils vivent.
Janvier, c'est le mois de la lune froide.
Février, le mois où la femelle du bison est grosse.
Mars, le mois où la neige fond et où le gazon pousse.
Avril, la lune du gazon vert.
Mai, le mois où la femelle du bison met bas.
Juin, le mois où le petit bison commence à courir.
Juillet, les baies deviennent rouges. (Nous dirions, dans nos campagnes, c'est le mois des cerises).
Août, c'est le mois des fruits.
Septembre, le bison a toute sa toison.
Octobre, les jeunes bisons (les veaux sauvages) sont bons à manger.
Novembre, la toison du bison noircit.
Décembre, c'est le moment de préparer les peaux de bison. La lune froide commence.
J'ai écrit, sous la dictée de Pallardie, les noms de ces mois; ils varient très-peu suivant les tribus, et sont, comme vous voyez, assez longs. Mais il n'y a pas ici de calendrier écrit, et l'on n'a pas à économiser les mots pour des mois d'ailleurs toujours trop courts, comme le sont les mois lunaires.
J'ai demandé encore à Pallardie de me donner quelques leçons dans la mimique des Indiens.
—Mais c'est la même, à peu près, que celle de vos sourds-muets.
—Fort bien. Toutefois, je ne connais pas cette dernière, n'étant moi-même ni sourd ni muet.
—Eh bien, apprenez que les Indiens en parlant font tous des gestes qui accompagnent les paroles, et qui se rapportent à l'idée exprimée. Vous savez que l'Ours-Agile me disait l'autre jour, en sortant de la conférence de Laramie, qu'il avait compris tout ce qu'avaient dit les Corbeaux, rien qu'aux gestes dont ils accompagnaient leurs discours.
—Mais ces gestes, Pallardie, quels sont-ils?
—Ça, ce serait trop long à vous dire.
—Enfin prenez quelques exemples, des plus familiers.
—Vous le voulez, soit. Pour désigner les Sioux, toutes les tribus font avec la main le signe de couper le cou; les Chayennes, le signe de couper plusieurs fois le bras. Pour les Arrapahoes, on se serre le nez avec les doigts (le pouce et l'index), comme si Les Arrapahoes sentaient mauvais. Pour les Comanches (dont les Serpents font partie), on remue l'index horizontalement en imitant la marche du serpent. Pour les Corbeaux, on agite les mains en imitant le vol de l'oiseau; et pour les Paunies, qui comprennent la bande des Loups, on porte ses mains aux oreilles en les arrondissant et les dressant comme les oreilles d'un loup. Vous comprenez que de la sorte, quand des Indiens se rencontrent dans la prairie, ils savent tout de suite à qui ils ont affaire et quelle contenance ils doivent garder.
—Cela est fort bien imaginé. Y a-t-il encore en ce cas quelques autres signes?
—Sans doute. Si vous rencontrez, vous, homme blanc, des Indiens qui viennent à vous, dans la prairie, levez votre main droite, comme si vous alliez prêter serment. Les Indiens comprendront que vous voulez leur dire de faire halte.
—Et ensuite?
—Ensuite agitez votre main ainsi tendue de droite à gauche et de gauche à droite. Cela veut dire: Qui êtes-vous? je ne vous connais pas.
—Je comprends. C'est alors que les Indiens me feront un des signes que vous m'avez indiqués plus haut.
—Si vous n'entendez pas leur réponse, vous pouvez lever les deux mains en l'air, en les tenant ensemble et les secouant comme quand on se touche la main. Cela veut dire: Êtes-vous des amis? Vous pouvez aussi lever séparément les deux mains en l'air en les fermant et tenant les deux index tendus. Ce signe a la même signification. Si les Indiens sont amis, ils répondront par les mêmes signes que les vôtres.
—Et s'ils sont ennemis?
—Alors ils marcheront droit à vous sans faire halte, mettant leur cheval au galop; ou bien, tenant leur main fermée, ils l'appuieront sur le front en la tournant successivement du côté de la paume et du côté du dessus, ce qui veut dire: Garde à vous, nous sommes ennemis et en guerre.
—Merci, Pallardie; je ferai à l'occasion usage de ce dictionnaire.
—Nous, les vieux traitants, nous connaissons tout ça comme notre Pater, de père en fils; il n'y a pas de danger que nous nous trompions.
—Maintenant dites-moi, Pallardie, s'il est vrai que les Indiens ont aussi une langue télégraphique. On m'a raconté qu'ils allumaient des feux sur les montagnes, quand ils voulaient correspondre entre eux de loin, comme nos anciens Gaulois.
—Pour les Gaulois, je ne vous dirai pas, je ne les ai jamais fréquentés; mais pour les Peaux-Rouges, je sais qu'ils ont un télégraphe et qu'ils en jouent à l'occasion.
—Et comment en jouent-ils?
—Voici: vous savez que l'air est si pur, si transparent dans les prairies, que l'on voit quelquefois les objets à cent milles de distance. Sur les éminences, les Indiens allument des feux la nuit, et se servent de fumées le jour. Le nombre et la disposition des feux, des fumées, l'intervalle, le temps qu'on laisse entre eux, ont des significations connues d'avance. Des ennemis, des étrangers ont été vus dans le pays; les bisons sont arrivés; ou bien c'est une bande qui revient d'une guerre ou d'une chasse lointaine et qui annonce son retour, etc., etc.
—Donnez-moi un exemple.
—Eh bien, si l'on vient de découvrir l'approche de l'ennemi, supposons que ce soit de jour, une fumée obtenue deux fois, à quinze minutes d'intervalle, indiquera que l'ennemi n'est pas en nombre, et trois fois, avec le même intervalle de temps, que l'ennemi s'avance en force.
—Et comment obtient-on ces fumées?
—En allumant du bois sec sur lequel on jette des rameaux verts de sapins et autres arbres ou plantes résineuses.
C'est un peu à votre intention que j'ai fait causer Pallardie. J'ai appris du nouveau avec lui, vous le voyez et je vous envoie mes notes de notre campement, sans tarder, pour ne pas laisser perdre mes souvenirs. J'aurais pu vous raconter des Peaux-Rouges ce que tant d'autres ont dit avant moi, ce que tout le monde sait; j'ai mieux aimé laisser parler le vieux traitant, le naïf trappeur, et vous écrire en quelque sorte sous sa dictée.
Le peu que je sais sur les Peaux-Rouges, c'est Pallardie qui me l'a presque tout appris. Lui qui a pendant plus de trente ans fréquenté les sauvages, les barbares, comme il les nomme encore, que ne sait-il pas sur eux et que n'a-t-il pas appris d'eux? Il a même appris à scalper, il a même scalpé sur le vif, et vient de me donner à ce sujet une leçon, bien entendu, théorique.
—Comment! Pallardie, vous aussi vous avez tonsuré votre prochain?
—Eh! monsieur, il faut bien hurler avec les loups! J'étais avec les Sioux, en guerre avec les Chayennes, qui nous avaient tout volé. Je me suis bien battu. Après le combat, j'ai fait comme les autres, j'ai scalpé. Oh! c'est bien simple. Vous prenez un bouquet de cheveux au-dessus de la tête. Vous tenez bien avec votre couteau, vous faites tout le tour du sinciput, comme vous appelez ça; vous tirez, et ça vient tout seul. Ce n'est pas plus difficile.
—Et pourquoi prend-on le scalp de son ennemi?
—C'est leur décoration à eux, aux sauvages. Quand on a pris beaucoup de scalps, on a des chances pour être nommé chef de sa tribu, comme on dirait maire de sa commune. C'est une preuve de courage, car il faut avoir tué son ennemi avant de le scalper. Dans quelques tribus, on se rase la tête, mais on a soin de laisser sur le sommet du crâne un bouquet de cheveux, pour le cas échéant où l'on tomberait à la guerre. Il ne faut pas là-dessus flouer son vainqueur: c'est une des lois de la chevalerie des sauvages.
C'est ainsi que le Canadien m'a mis au courant des mœurs et coutumes des prairies.
Faites de toute cette longue dissertation ce que vous voudrez. Pour moi, je borne là les confessions de Pallardie. J'en frémis encore: «Ça vient tout seul!...»