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Le grand-ouest des États-Unis : $b Les pionniers et les peaux-rouges : les colons du Pacifique.

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I

LA REINE DES LACS.

Chicago, sur le lac Michigan, 30 septembre 1867.

On dit que tout chemin mène à Rome; tout chemin mène aussi vers le Grand-Ouest américain. J'ai pris le plus court, le plus direct, et voilà pourquoi je vous écris ma première lettre à deux mille lieues de Paris, que j'ai laissé il y a seulement quinze jours.

Le 13 septembre au soir, un vendredi, j'ai dit adieu pour la dernière fois, en quittant la gare de Montparnasse, au palais et au jardin de l'Exposition, tout illuminés, et le lendemain je me suis réveillé à Brest. Immédiatement je me suis embarqué sur le Saint-Laurent, un des plus beaux steamers de la compagnie transatlantique française, un des plus rapides de sa merveilleuse flotte. Si vous saviez comme notre pavillon gagne à être ainsi pacifiquement promené sur les mers!

Le beau temps et la vigilance du capitaine aidant, nous avons fait en neuf jours la distance de plus de 3,000 milles marins (1,400 lieues de 4 kilomètres), qui sépare Brest de New-York. Il est vrai que ç'a été le plus beau voyage du Saint-Laurent; mais la Compagnie transatlantique est volontiers coutumière du fait.

Le brave capitaine de Bocandé était tout joyeux de cette magnifique traversée, et moi je me disais que, par le temps qui court, on peut bien se risquer à partir un 13, fût-ce de plus un vendredi.

J'ai retrouvé à New-York mon excellent compagnon de voyage le colonel Heine, attaché à la légation des États-Unis à Paris. Il m'avait précédé de quinze jours pour venir préparer les voies de notre grande excursion. Il était prêt, je l'étais également. Je ne lui demandai qu'une matinée, pour aller présenter mes devoirs à notre bienveillant consul général, M. le baron Gauldrée Boilleau.

—Vous voulez donc aller vous faire scalper dans le Far-West? me dit le baron; les Indiens sont toujours en guerre avec les États-Unis.

—J'ai promis de me rendre dans les mines du Colorado.

—Les Peaux-Rouges vous arrêteront dans le désert, sur le chemin de Julesburg à Denver.

—J'ai une bonne carabine et un excellent revolver.

—Il est bien tard maintenant pour aller faire de la géologie dans les Montagnes-Rocheuses; vous trouverez les mines sous la neige.

—Ces paroles me donnent à réfléchir, venant d'un homme aussi sensé, aussi expérimenté que vous. Je vais me recueillir jusqu'à demain.

—Au revoir! et si vous partez, revenez avec vos cheveux.

Je réfléchis pendant quelques heures à ce que m'avait dit le baron, et le résultat de mes réflexions fut que le temps était beau, que l'Indian summer, l'été indien des prairies qui correspond à notre été de la Saint-Martin, s'annonçait sous les auspices les plus favorables, et qu'enfin, si les Indiens devaient me percer de flèches et me scalper, comme on ne mourait qu'une fois et pas toujours d'une mort aussi dramatique, je ne serais pas le plus mal partagé des mourants. Je jetai donc le cri des Américains: Go ahead, En avant! Le colonel, impassible, répondit à ce cri de son pays d'adoption, et le 26 septembre au soir, sans plus perdre de temps, nous prîmes notre place pour Omaha, ou plutôt nous montrâmes au contrôle du railroad les billets que nous avaient gratuitement délivrés les compagnies des chemins de fer américains, heureuses d'être agréables à des voyageurs qui allaient se faire scalper d'aussi bonne grâce.

Omaha est situé sur le Missouri, à 1,500 milles de New-York. Ici, j'ouvre une parenthèse pour vous dire, si vous n'avez pas de dictionnaire sous la main, que le mille américain, comme l'anglais, vaut en nombre rond 1,610 mètres; il est donc environ deux tiers plus long que notre kilomètre officiel. Notons encore en passant que le mille marin, dont j'ai parlé plus haut, est égal à 1,852 mètres; il y a donc mille et mille, comme il y a fagots et fagots, ainsi que disait Rabelais.

De New-York à Albany nous avons suivi la belle rivière de l'Hudson. D'Albany nous avons poussé droit sur le lac Ontario, traversant au passage des villes comme Troie, Utique, Rome et Syracuse, dont les noms sont faits pour dérouter le voyageur, s'il n'est pas bien éveillé. Par bonheur on rencontre aussi en chemin des villes comme Rochester, la grande cité des minotiers, et là, le bruit des roues et des meules, le mouvement sans cesse ni trêve rappelle bien qu'on est aux États-Unis.

Le 27, nous saluons à midi les chutes du Niagara, et nous franchissons le fleuve sur le pont suspendu le plus hardi, le plus élevé, le plus long qui existe au monde; puis nous entrons dans le Canada, côtoyant tout le jour le lac Érié.

A Détroit (un nom français, comme tant d'autres ici, et qui rappelle notre ancienne domination dans ces parages), un ferry boat ou bac à vapeur passe tout le train sur le bras d'eau qui relie le lac Érié au lac Huron, et nous rentrons dans les États-Unis, dans le Michigan. Là commencent les grandes plaines du Mississipi, les anciennes prairies, la plus belle demeure que Dieu ait préparée pour l'homme, comme l'a écrit, je crois, Tocqueville.

Le 28, au matin, nous arrivons à Chicago. Nous sommes à 1,000 milles de New-York, franchis en une seule traite, sans fatigue, avec une vitesse qui atteint presque celle de nos trains express. Nous avons dormi deux nuits en wagon, dans des lits. Les siéges, le soir, se transforment en couchettes par un procédé très-ingénieux, et là on dort, je ne dirai pas comme chez soi, mais aussi bien certainement que dans une cabine de bateau à vapeur. Les lits sont étagés, et l'on n'a que la crainte, si, comme moi, l'on a un massif compagnon couché au-dessus de sa tête, de le recevoir la nuit sur la face, avec tout le fourniment, pour peu qu'un ressort se dérange; mais on m'a dit que cela n'arrivait jamais.

Les palace cars, les state rooms, ou wagons-palais, salons de luxe, que l'on peut occuper seul, sont encore plus confortables que les wagons à dormir, et certainement trop luxueux pour un pays aussi démocratique. Jamais souverain n'a voyagé avec autant de confort que dans ces compartiments réserves, que l'on peut se procurer pour quelques dollars, sur tous les grands chemins de fer américains.

Les compartiments à dormir s'appellent des sleeping cars, comme qui dirait des dortoirs. Vous connaissez les wagons américains, larges, hauts, bien aérés, pouvant contenir chacun une cinquantaine de voyageurs. Les siéges sont disposés sur deux rangs, et une allée est ménagée au milieu. On va à volonté en avant ou en arrière, car le siége peut basculer autour d'un pivot latéral.

Dans chaque compartiment est un bidon d'eau et un verre à boire, un lavabo, un poêle que l'on chauffe en hiver; enfin, faut-il le dire?... un water closet, dont nos wagons auraient tant besoin. Une corde, qui règne sur toute l'étendue du train, met chaque compartiment en relation avec le mécanicien de la locomotive.

On peut passer à volonté d'un compartiment à un autre pendant que le train est en marche, et rester même au dehors, appuyé sur la balustrade, pour admirer à son aise le pays.

Chaque wagon est parcouru par un employé qui vend des journaux, des livres, des fruits, des comestibles, et de temps en temps le conducteur du train vérifie les billets, sans vous incommoder, car l'on a soin de passer son ticket au cordon de son chapeau.—Mais nous savons tout cela, allez-vous dire, et il n'est pas nécessaire de nous le répéter.—A quoi je réponds que nos chemins de fer, en France, sont encore si peu confortables, que l'on ne saurait trop rappeler que les Américains là-dessus nous surpassent et font beaucoup mieux que nous.

Il n'est permis que dans quelques compartiments de fumer; mais on mâche partout du tabac, et vous savez combien les Américains sont... chiqueurs. Les dames, pour lesquelles on a ici le plus grand respect, pourraient être incommodées de ces habitudes; aussi trouvent-elles sur tous les trains des voitures réservées. Les maris, et ceux qui, sans jouir de ce titre, accompagnent les dames, peuvent entrer dans ce compartiment, que j'ai bien souvent envié. Le bachelor, non pas le bachelier, comme vous pourriez le croire, mais l'homme sans femme, ne jouit aux États-Unis d'aucun crédit. Le ministre d'Angleterre, sir Frederick Bruce, qui vient de mourir ces jours derniers à Boston, et qui n'était pas marié (on a vu des ministres dans ce cas) emmenait toujours sa cuisinière en voyage. Avec cette lady, il passait partout; toutes les portes réservées lui étaient ouvertes, et il échappait à la compagnie, souvent fort peu tolérable, des fumeurs et des chiqueurs américains. Quant à la servante, elle suivait son maître, comme si elle eût été sa femme: aucune délimitation de rang n'existe aux États-Unis.

Je vous ai dit que nous étions à Chicago, qu'on nommait naguère la Reine des prairies. C'est la merveille de l'Ouest, la Reine des lacs, comme on l'appelle encore, car les prairies sont maintenant bien loin; c'est la ville qu'il faut voir entre toutes, en allant aux États-Unis.

«Ne visitez que deux choses en Amérique, disait un homme d'État anglais à son ami qui partait pour New-York: les chutes du Niagara et Chicago.» L'homme d'État avait raison. Si les chutes du Niagara sont les plus étonnantes du monde, Chicago est aussi la ville la plus merveilleuse que les hommes aient jamais bâtie. Elle n'avait que 70 habitants en 1830. Il n'y avait encore là qu'un fort militaire, édifié contre les Indiens, et un poste de traitants, bâti par les Astor de New-York, qui y faisaient le commerce des fourrures. Aujourd'hui Chicago renferme 225,000 habitants, et sa population augmente tous les jours. C'est le plus grand marché de grains du monde entier, et elle laisse bien loin derrière elle Odessa, Trieste, Marseille. C'est une des plus belles villes des États-Unis.

L'hôtel où nous sommes descendus, Sherman-house, peut loger mille voyageurs. Il est tout construit en marbre blanc, en marbre d'Athènes, comme disent les Américains. Il y a à Chicago plusieurs hôtels de cette importance. Ce n'est pas la seule curiosité de la ville. Les élévateurs, où l'on prépare mécaniquement les grains qui arrivent en chemin de fer et repartent sur des navires, méritent aussi d'être vus. Le grain est monté, vanné, purifié, classé, pris sur les wagons, chargé sur les navires, tout cela par le moyen de machines, sans que l'acheteur ou le vendeur s'en soient le moins du monde occupés, et qu'ils aient même vu leur marchandise.

La prise d'eau potable, sur le lac Michigan, est encore une des merveilles de cette cité, et ce tunnel sous-lacustre, de 2 milles de long, est plus curieux encore que celui de Londres sous la Tamise. Vous n'êtes pas aussi sans vous rappeler les miracles que l'architecture a faits ici, en élevant les maisons de plusieurs mètres au-dessus de leur niveau naturel, quand il a fallu exhausser le plan primitif de la ville. On soutenait aux quatre angles les édifices par des crics ou des vis de calage, puis on disposait une rangée de ces appareils sur toute la longueur et la largeur des constructions. On tournait la manivelle et en quelques jours tout était dit. Les habitants n'avaient pas même quitté leur maison. Voilà un système qui mérite d'être recommandé à M. Haussmann, et dont vous pouvez voir le plan au palais de l'Exposition. «Donnez-moi un levier, disait Archimède, et je soulèverai le monde.» Le levier, ici, c'est le cric et la vis, cousins germains du levier, et mécanismes si vigoureux, parce qu'ils vont lentement. Ce que l'on gagne en force, on le perd en vitesse: vous connaissez ce principe de mécanique qu'on nous a enseigné au lycée.

Chicago est situé sur le lac Michigan, comme Marseille sur la Méditerranée. De sa mer intérieure, et par les canaux de l'Érié ou de Weeland, Chicago peut envoyer des navires jusque sur l'Atlantique sans rompre charge, c'est-à-dire sans transbordement. Ils descendent le Saint-Laurent après avoir franchi les canaux et les lacs. On cite des navires qui sont ainsi allés du lac Michigan à Liverpool, et vice versa. Non contents de cela, les Américains parlent de jeter un canal entre Chicago et New-York: il n'y a rien d'impossible pour ce peuple.

Outre les grains (blé, maïs, avoine, etc.), que les vastes plaines qu'arrose le Mississipi envoient à Chicago par les dix-sept chemins de fer qui rayonnent sur cette ville, elle exporte aussi du plomb provenant des grandes fonderies du Wisconsin et de l'Illinois, du charbon, que déversent toutes les houillères environnantes, du bois fourni en quantités considérables par les forêts voisines, et débité en planches et en maisons. Les villes qui se forment si rapidement tous les jours aux États-Unis adressent toutes leurs commandes à Chicago. Chicago expédie aussi des peaux, des fourrures et du bétail en quantité. Elle fait concurrence à Cincinnati, et lui dispute le surnom de Porcopolis, ou la ville des porcs.

Rassurez-vous, on ne rencontre nulle part dans les rues ces intéressants animaux. Pas plus que les grains, ils n'y gênent la circulation.

Comme à Cincinnati, le porc, engraissé à la campagne, est découpé mécaniquement à la ville en jambons et en lard; on tire aussi parti des brosses. Les animaux arrivent à la file par un couloir; une trappe s'ouvre, ils y descendent un à un, sont étouffés dans une cuve d'eau bouillante; un couteau intelligent mû par la vapeur les ouvre, les découpe, les divise. Bref, les jambons vont se saler d'eux-mêmes et s'empiler dans des tonneaux. Quand ils n'ont pas le poids voulu, ils refusent de prendre place sur le tas. Vous connaissez la curieuse machine de M. Devinck à fabriquer, peser, envelopper, entasser les tablettes de chocolat. Cette machine a fait la joie des visiteurs à toutes les expositions.

Eh bien, à Porcopolis, on fabrique, on pèse et on entasse de même les jambons. Reconnaissez avec moi que cette machine manque à notre grand concours du champ de Mars.

Un conférencier, un lecturer, comme on les nomme ici, parce qu'ils lisent volontiers leur conférence,—c'est le moyen de ne pas rester court,—un conférencier développait un jour devant les Chicagois toutes les merveilles de leur ville. Quand il fut arrivé à l'article porcs, il supputa, comme un véritable économiste américain qu'il était, la quantité de maïs exigé pour l'engrais de ces braves bêtes, et le nombre de jambons que donnait chaque porc. De ces jambons on envoyait telle quantité en Angleterre. «C'est donc, s'écria-t-il, comme si une flotte de tant de navires, chargés de maïs, descendait le Saint-Laurent, et comme si une armée de tant de cochons passait l'Atlantique à la nage, et allait s'arrêter à Londres!» Il fut couvert d'applaudissements.

Par où saurais-je mieux finir ces quelques lignes sur Chicago?

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