Le grand-ouest des États-Unis : $b Les pionniers et les peaux-rouges : les colons du Pacifique.
XI
UNE CARAVANE.
Lone Tree Creek (Dakota), sous la tente,
9 novembre.
De bonne heure, il y a trois jours, nous avons quitté le fort Russell. Une trentaine de fourgons, traînés en tout par cent cinquante bêtes, trente-cinq muletiers et agents divers, enfin nos quatre-vingts soldats, composaient le gros de l'expédition. Les soldats étaient montés dans les fourgons avec tout leur attirail de campement. A la tête du convoi caracolaient les officiers. Le temps était redevenu épouvantable, comme il l'est quelquefois pendant l'automne dans les prairies, à une altitude de 2,000 mètres. Dès les premiers jours du mois, je vous l'ai dit, un ouragan terrible, accompagné de neige, a passé sur le fort Russell; et si la neige a bientôt fondu aux rayons du soleil, la tempête, après un jour ou deux de calme, s'est remise à souffler comme un véritable cyclone. La poussière, soulevée en épais tourbillons, entrait dans nos fourgons, ouverts sur le devant, et aveuglait littéralement ceux qui étaient à l'intérieur. Le froid était piquant; le thermomètre se tenait au-dessous du point de congélation de l'eau; car le vent, venant des Montagnes-Rocheuses, avait passé sur leurs cimes glacées.
C'est dans de telles conditions que, partis du fort Russell le matin, nous sommes arrivés vers l'après-midi à Hill's-Dale (vallon de la Montagne). Cette localité est la dernière station du chemin de fer du Pacifique, titre qu'elle a abandonné à Chayennes, qui, à son tour, le cédera bientôt à sa voisine de l'Ouest.
Hill's-Dale manquait d'eau et de bois, et le vent des prairies y soufflait avec une violence qui semblait s'être encore accrue. En outre, les commissaires qui devaient arriver par le chemin de fer du Pacifique n'étaient pas même signalés. Que faire? le long de la voie, tout près de la station, on creuse un puits artésien, mais l'ouragan dérange les manœuvres, et nous ne pouvons attendre que la nappe d'eau soit atteinte pour abreuver nos mules et nos chevaux.
La localité fait peine à voir. Quelques buvettes seules restent debout: tout le monde, marchant à l'Ouest, comme la voie ferrée, a émigré à Chayennes. Il fut donc décidé que l'on irait camper dans la prairie, à quelques milles de Hill's-Dale. Là on trouverait, dans un endroit bien connu des caravanes, de l'eau vive et du bois, deux choses indispensables dans le désert.
Pole-Creek (le ruisseau de la Perche), où nous arrivâmes vers quatre heures, était déjà occupé par les muletiers partis le matin de fort Russell, et délégués pour charger les cadeaux que les commissaires apportaient aux Indiens. Nos hommes prirent place à côté de ceux qui étaient venus les premiers. Les soldats installèrent prestement leurs tentes, et bientôt les feux du camp brillèrent au milieu de la nuit. Les muletiers, creusant un trou en terre, y allumèrent du bois, établirent là leurs fourneaux. Ils firent cuire sans perdre de temps les flat-jacks, sortes de beignets ou de crêpes, le jambon ou le lard découpé en tranches, pendant que, sur un coin du foyer, une immense bouilloire recevait le thé ou le café, formant la boisson habituelle de tout souper américain. Les muletiers, dans les excursions du Grand-Ouest, sont toujours les premiers et les mieux servis, et nos hommes avaient déjà fini leur souper, que les soldats commençaient à peine le leur, et que le maître coq des officiers, au mess desquels nous étions conviés, n'avait pas même dressé son fourneau. Il est vrai que c'est un poêle en fonte et en tôle de fer, et que son installation seule demandait, par le vent qui régnait, plus de temps qu'il n'en fallait pour faire cuire le repas.
Le coucher, comme pour le souper, a laissé pour nous beaucoup à désirer. Notre fourgon nous a servi d'abri. Une peau d'ours a été notre lit, et une peau de buffle notre couverture. Les bagages, disposés sur le devant du véhicule, nous ont protégé en partie contre le vent et le froid, et nous avons dormi tant bien que mal.
Le coup d'œil de notre camp était des plus pittoresques. Les mules, dételées, s'étaient réunies par groupes isolés. Ayant bien vite épuisé leur maigre ration de maïs, elles tondaient le gazon des prairies, jauni par le froid de l'automne. Les fourgons, alignés, formaient comme un rempart.
Du côté opposé, vers le Pole-Creek, étaient dressées les tentes des soldats. En retour d'équerre, venaient celles des officiers. L'eau du ruisseau était gelée sur les bords, et çà et là, en bouquets touffus, se dressaient le long des rives les coudriers et les joncs. Un talus naturel de roches tendres et d'alluvions formait un des versants du ruisseau. Partout ailleurs s'étendait jusqu'à l'horizon la plaine immense, à peine ondulée. Le ciel était resplendissant d'étoiles, la lune éclairait la prairie et l'on entendait au loin les sourds aboiements des loups ou des coyotes affamés. Les derniers feux allaient s'éteignant et le silence du camp n'était plus troublé que par la marche de quelque veilleur attardé regagnant sa tente, ou par le hennissement de quelque mule disputant à sa voisine une touffe d'herbe ou l'abri protecteur d'un fourgon. Bientôt un grand calme se fit, et l'on n'entendit plus que les sifflements de la tempête au milieu de la solennité de la nuit.
Le lendemain, 7, le soleil s'est levé sur le camp de Pole-Creek sans y ramener le beau temps. L'ouragan a même redoublé de violence. On a vu des fourgons, poussés par le vent, s'avancer seuls de plusieurs mètres en courant sur leurs roues. Quelques tentes ont été jetées à bas. La promenade au dehors est devenue impossible. Pour comble d'infortune, les commissaires n'arrivaient pas, et il a fallu les attendre encore tout un long jour. Hier matin, de très-bonne heure, on a signalé enfin leur arrivée, et le camp a été levé à la grande joie de chacun.
Le général Sherman et le sénateur Henderson, rappelés à Washington par leurs fonctions et par la date rapprochée de l'ouverture de la session législative, n'ont pu se joindre à la commission, dont ils étaient les principaux membres. Le général Sherman a été remplacé par le général Augur, commandant le district de la Plate, dont le chef-lieu est à Omaha. Le général Augur, comme le général Terry, un autre des commissaires et commandant le territoire de Dakota, est l'un des officiers qui se sont le plus distingués pendant la guerre de sécession. Tous deux apportent dans leurs manières cette pratique des habitudes civiles qui tempère la rigidité militaire, et qui crée entre les soldats de l'Union et ceux d'autres pays une différence qui est toute en faveur des premiers.
Le vieux général Harney, devenu le meilleur ami des Peaux-Rouges, après les avoir battus sans merci, se distingue entre tous les commissaires par ses façons douces et paternelles. Malgré ses soixante-huit ans, il a accepté de prendre la part la plus active à tous les travaux qu'on vient de lui confier si inopinément, à lui vieux militaire retraité, vétéran des forts de l'Ouest, et il n'a jamais faibli un instant, ni dans les péripéties du voyage ni dans les longueurs du conseil. Il porte invariablement l'uniforme de général, et il est beau de voir ce soldat, droit et fier, à la moustache et aux cheveux blancs, resté jeune malgré les années. Un noir fidèle, à la livrée verte et au chapeau de feutre pointu, orné du galon et des glands d'or, lui sert de domestique, et veille seul sur sa tente. A côté du général vient le président de la commission, l'honorable M. Taylor, commissaire des affaires indiennes à Washington. Vêtu d'un sévère costume bourgeois, il offre dans ses traits quelque chose du révérend, et par ses allures pacifiques, je dirai même évangéliques, il répond bien à la mission de paix dont il a été élu le chef.
Le général et le colonel des volontaires Sanborn et Tappan, qui se sont récemment distingués dans maintes rencontres contre les Indiens du Colorado, ont l'air peut-être plus martial que leurs collègues les généraux de l'armée régulière, et montrent que la milice et la garde nationale sont prises au sérieux aux États-Unis.
M. White, secrétaire de la commission, M. Howland, artiste peintre, M. Wallace, sténographe, enfin les reporters de quelques journaux de Saint-Louis, de Chicago et New-York, représentent la partie jeune et bruyante de l'expédition, et mêlent leurs lazzi aux discussions graves des commissaires.
Tout ce monde a reçu avec la plus grande affabilité le Parisien qui demandait la faveur de suivre la commission, et je n'ai compté bientôt que des amis, au milieu de tant de personnes qui ne me connaissaient pas la veille. Dès qu'on a été introduit près d'un Américain, c'est-à-dire qu'on lui a été présenté, dès qu'on a serré, secoué, comme on dit, sa main, shake hands, la connaissance est faite, l'Américain est devenu votre ami. C'est là un des bons côtés des mœurs simples et démocratiques des États-Unis.
Le Canadien Léon Pallardie, interprète pour la langue des Sioux, accompagne la commission. Il sert en même temps de cicérone à trois chefs de la nation des Sioux, Mato-Looza ou l'Ours-Agile, Mato-O-Ken-Ko ou l'Ours-Vif et Ish-Tà-Skâ ou l'Œil-Blanc. Ce sont du moins les appellations sous lesquelles les commissaires sont convenus de reconnaître ces sachems, car les deux premiers ont des noms absolument intraduisibles dans notre langue si pudique. On ne pourrait les écrire qu'en latin, et encore!
Ces trois chefs portent pour tout vêtement une couverture de laine et des guêtres avec des mocassins en cuir. L'un d'eux a cependant un pantalon; mais, d'après la mode en usage chez les Peaux-Rouges, il en a coupé le fond. Celui-ci porte l'arc et les flèches, dont le guerrier des plaines se sépare si difficilement; cet autre tient le calumet, qui joue un si grand rôle dans toutes les délibérations des Indiens. C'est une pipe au long fourneau rouge, d'où part un tuyau de buis ou de cerisier, enjolivé de clous en cuivre jaune. Une douzaine de fumeurs usent à la fois de la même pipe, et chacun tire une bouffée, en tendant la pipe au voisin.
Hier, au moment du départ, je m'approchais de ces grands chefs. Suivant la coutume de tous les Indiens, qui ont pour principe de ne jamais s'émouvoir, les Sioux restèrent impassibles. J'essayai d'engager la conversation; mais ils ne parlaient pas un mot d'anglais. Accroupis, serrés dans leur couverture, ils ne me jetèrent que ces mots: Soux! Soux! Cold! cold! Ce qui voulait dire qu'ils étaient Sioux, et qu'ils avaient grand froid; ce qu'il était facile de deviner à la température extérieure et à la façon dont les pauvres gens grelottaient.
Pallardie vint à moi: «C'est des bons sauvages, me dit-il, nous les menons au fort Laramie pour les montrer aux autres. L'Ours-Vif, avec ses hommes, va conduire la charrue cet hiver. Il consent à se rendre dans les réserves et à cultiver la terre. Ça ne l'amuse pas beaucoup, mais il aime les blancs, et il tient à leur faire plaisir.»
Ce commencement de conversation a rompu bien vite la glace entre Pallardie et moi. Le Canadien est charmé de voir un compatriote, et moi de faire route avec un homme qui connaît si bien les Sioux, et qui a parmi eux de si hautes relations. Pallardie est de petite taille, bien pris, vigoureux, aux traits accentués, et réalise de tous points le type du traitant ou du chasseur des prairies, tel qu'on aime à se le figurer.
«J'étais marié depuis huit jours quand la commission est venue me chercher, me dit-il; j'ai laissé ma femme et l'hôtel que j'ai bâti à la station de North-Plate; il m'a bien coûté quinze mille piastres (soixante-quinze mille francs). J'ai laissé tout cela, pour aller avec la commission. J'aime la vie des prairies, qui me rappelle mon premier métier de traitant. Je ne suis allé à la ville (c'est ainsi que les traitants appellent Saint-Louis) que trois fois en vingt ans. Je suis malade quand j'y vais. A North-Plate, à la station du chemin de fer du Pacifique, j'ai monté un beau buffet où s'arrête le train. Venez me voir quand vous y passerez. Je vous présenterai à ma femme; elle a bien pleuré quand je suis parti.»
Cependant notre longue caravane a quitté le camp de Pole-Creek, et s'avance à travers la plaine sans fin. Les fourgons viennent à la file les uns des autres. En tête, vont à cheval les officiers commandant l'escorte, puis ce sont les voitures des divers membres de la commission, et derrière celles-ci les fourgons des personnes qui sont attachées à l'expédition par devoir ou par curiosité. Là on voit les reporters des journaux de l'Est, quelques parents ou amis des commissaires, Pallardie avec ses trois sachems, un munitionnaire d'armée qui s'en sa vendre des bœufs au fort Laramie, et plusieurs autres excursionnistes. Un intrus qui s'est faufilé dans le convoi, que personne ne connaît, qui suit la commission depuis un mois sous prétexte de faire des affaires, to make some business, est là aussi, maugréant contre le mauvais temps, contre la lenteur des mules; contre le peu d'abondance et le défaut de qualité des vivres. Tant est grande la patience américaine, et tel est le respect qu'on a ici pour l'individu, que personne ne relève cet homme et ne songe à le renvoyer. Enfin, derrière la caravane marchent les fourgons des soldats et les véhicules qui portent les malles et les provisions.
Les muletiers ont soin de garder leur rang, et fouettent vigoureusement leurs bêtes, avec force jurons, si elles menacent de ralentir le pas.
Hier, on a marché ainsi toute la journée, malgré le froid, la bise, et dans l'après-midi on est arrivé à Horse-Creek (le ruisseau du Cheval), où l'on a campé pour dîner et passer la nuit. Là coulait un ruisseau d'eau vive, là se trouvait du bois en abondance. Ce camp était protégé par un monticule de stalactites, témoins de sources incrustantes qui jadis ont arrosé ces lieux. Les éléments ont peu à peu désagrégé la roche, et le sol est recouvert d'un sable siliceux épais.
Aujourd'hui, de bonne heure, on a levé le camp, et l'on s'est remis en route plus gaiement que la veille, car l'ouragan a cessé enfin, et le froid cédé la place à une température un peu plus clémente.
Le lieu où nous sommes campés ce soir est le plus pittoresque de tout le Grand-Ouest. Il a nom Lone-Tree-Creek, ou le ruisseau de l'Arbre solitaire. Qu'on imagine un rempart de roches sableuses couronnant un vaste plateau de roches déchiquetées, rongées par les éléments, la pluie, le vent, la glace, la neige, et cela de tout temps, depuis l'époque mille fois séculaire où les roches se sont déposées. Elles ont pris de cette sorte des formes étranges, saisissantes, et l'œil même y est trompé. Ici c'est une tour en ruines, là une longue muraille où plus d'une brèche est ouverte. Plus loin est une porte donnant accès dans la ville que protègent ces forts; au-dessus semble veiller une forme humaine, un guetteur prêt à donner l'alarme. Et l'illusion se continue, car en face est un autre plateau couronné des mêmes murs, des mêmes bastions. On dirait deux villes rivales. Seule, la vallée profonde les sépare. A mi-hauteur ont poussé des cèdres nains et des cyprès dont la ligne sombre, vue de loin, ressemble à la bouche béante d'autant de cavernes, creusées dans ces murs pour les faire sauter. Ce sont là les Scott's-bluffs ou les remparts de Scott, ainsi nommés, sans doute, en souvenir du trappeur qui les a le premier signalés. Ils s'étendent sur d'immenses espaces, et longtemps avant d'arriver au camp nous les avons découverts à l'horizon. Le ciel était un peu voilé, quelques nuages noirs y disputaient leur place au soleil. Le soleil, en se jouant dans les nuées, tantôt éclairait et tantôt obscurcissait les bluffs, de sorte que le sable grisâtre dont sont formés ces remparts, tantôt apparaissait comme blanchi par la neige, et tantôt s'assombrissait peu à peu au point de disparaître entièrement. Cet effet d'optique, se répétant à intervalles réguliers, était surprenant; aucun de nous ne pouvait détacher ses yeux de ce grand spectacle. L'image changeait, d'ailleurs, à mesure qu'on approchait davantage. Quand on est arrivé au pied des bluffs, ç'a été bien autre chose. Les muletiers ont arrêté d'eux-mêmes leurs bêtes, et chacun, pendant quelques secondes, est resté muet d'étonnement. Ceux-ci comparaient ces ruines géologiques aux ruines des plus anciennes villes de l'Asie; ceux-là évoquaient le déluge. L'histoire et la fable ont eu beau jeu, et la discussion s'est prolongée d'autant plus aisément, que l'on a côtoyé ces merveilleuses roches jusqu'au lieu choisi pour le campement. Là, une circonvallation complète, interrompue seulement par l'étroit passage que s'est ouvert le ruisseau de Lone-Tree, entourait la plaine, et semblait la protéger à la fois et contre le vent et contre les Indiens.
Ces murs naturels de grès tendre, rappelant, même de très-près, d'anciennes villes fortes ruinées, ne sont pas rares dans les prairies. Sur les points que nous parcourons, l'étendue en est considérable, et occupe peut-être, avec de très-longues solutions de continuité il est vrai, un cercle de 50 à 60 milles de rayon. Dans le Colorado, les roches de Monument-Creek et celles du Jardin des Dieux, dans le Nebraska celles des Mauvaises-Terres, sont aussi de la même nature.
Ce sont, sans doute, ces ruines d'un nouveau genre qui ont provoqué dans l'esprit des premiers trappeurs ces légendes d'anciennes villes, veuves d'habitants, rencontrées au milieu des prairies, avec leurs murs et leurs forteresses encore debout, légendes qui ont longtemps eu cours parmi les émigrants du Far-West.
De Lone-Tree Creek, demain une nouvelle étape nous conduira directement au fort Laramie, entre matin et soir.
Nous nous arrêterons seulement vers le milieu de la journée, pour laisser les mules boire et se reposer un instant, pendant que l'on prendra le lunch. Nous arriverons au fort avant la nuit, après avoir parcouru en trois jours, à partir de Pole-Creek, une distance de 100 milles ou 160 kilomètres. La route que nous avons suivie est bien connue des traitants et des anciens trappeurs. Elle a été indiquée à la commission par Pallardie qui l'a lui-même souvent fréquentée quelques années auparavant, à l'époque où il trafiquait avec les Indiens.
«C'était alors le beau temps, me disait-il tout à l'heure. A l'automne, tous les sauvages, les Sioux, les Pieds-Noirs, les Corbeaux, les Gros-Ventres, se réunissaient sur le plateau de Lone-Tree-Creek, là même où nous campons. Pour une tasse de sucre, pour un paquet de tabac à fumer, on avait une robe de buffle, ou plusieurs peaux de castor. Le sauvage était bon, nous aimait, et nous gagnions beaucoup d'argent.
«Aujourd'hui les blancs sont venus, le bison est parti ou il a disparu. Les Indiens se méfient de nous, et sont devenus méchants. On paye dix et vingt piastres une robe de buffle, cinq piastres une peau de castor, et les affaires ne vont plus[4].»
[4] Les traitants des prairies étaient jadis plus nombreux qu'à présent. Ils faisaient avec les Indiens un commerce d'échange, et prenaient des peaux de buffle et d'autres fourrures en donnant en retour du sucre, du café, de la farine, du tabac, de la toile, des couvertures. L'eau-de-vie et les armes étaient prohibées, mais c'étaient surtout les principaux objets d'échange. Comme tous les commerces de troque, ce trafic enrichissait bien vite les traitants qui gagnaient gros des deux côtés. De grandes maisons de Saint-Louis commanditaient ce commerce, et les caravanes partaient dans la belle saison. La poudre et les armes tentaient surtout les Indiens. Aujourd'hui c'est encore la première chose qu'ils demandent aux commissaires de l'Union quand ils tiennent des conseils avec eux.
Qu'aurait donc pensé Pallardie s'il avait pu tout à coup se reporter à ces temps primitifs où quelques rares trappeurs connaissaient seuls la prairie, et où un traitant allait sans plus de façon, dans la même année, du Mexique ou de la Louisiane au Canada? C'était souvent pour échanger des produits du sol contre des fourrures, et parfois aussi, comme c'était le cas des Français qui faisaient plusieurs centaines de milles, en se rendant du fond des prairies à la Nouvelle-Orléans, ou des grands lacs à Saint-Louis, pour aller causer un moment à la ville.
La route que suivaient ces coureurs de prairies porte encore chez les Américains le nom de Spanish-trail, comme qui dirait le sentier espagnol ou mexicain. Le fort Laramie est aujourd'hui la principale étape de cette route. Il est situé au confluent de la rivière Laramie avec la Plate du nord, dans une plaine ondulée (rolling prairie). C'est là que demain nous saluerons le drapeau étoilé de l'Union, et que les Américains retrouveront la patrie au cœur même du grand désert.