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Le grand-ouest des États-Unis : $b Les pionniers et les peaux-rouges : les colons du Pacifique.

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VIII

L'OR ET L'ARGENT.

Golden City, au pied des Montagnes-Rocheuses,
26 octobre.

Au moment de dire adieu au Colorado, où j'ai passé des jours si bien remplis, je viens vous reparler de ses mines, j'entends ses mines d'or et d'argent. Je pourrais vous entretenir aussi du charbon, que l'on trouve partout à une faible profondeur sous le sol des prairies; du fer, qui gît à côté du charbon; du sel, qu'on rencontre en abondance dans les parcs (c'est ainsi qu'on nomme les hauts plateaux boisés et gazonnés où habitent les Yutes); des eaux sulfureuses, alcalines, gazeuses qui sourdent de terre en tant d'endroits. Mais l'or et l'argent priment ici toute autre exploitation, et c'est justice. N'ont-ils pas donné naissance au pays, ne lui ont-ils pas permis de se peupler, de se développer? Ici, comme dans la formation de toute société, le travail des mines métalliques est venu avant tous les autres, avant même l'agriculture; ici, comme partout, le pic a précédé la charrue.

Dès les premiers jours, je vous l'ai déjà écrit, chacun s'est porté sur les filons avec une ardeur sans exemple. Il y a eu pour l'extraction de ces richesses souterraines une véritable fièvre, et tous les banquiers des États de l'Est ont à l'envi prêté leurs capitaux, envoyé leurs agents à ce territoire, où l'on a cru un moment voir naître une seconde Californie.

La réaction est venue bien vite, non pas seulement à cause de la guerre de sécession et de la guerre avec les Indiens, qui ont toutes les deux éloigné de cette jeune colonie le flot des émigrants, mais aussi pour d'autres raisons, peut-être non moins graves, sur lesquelles je dois maintenant insister et appeler toute votre attention.

Dans les placers proprement dits, l'or se retrouve en paillettes, en pépites, et le métal est toujours à l'état natif ou de métal pur. A cause de son grand poids, aucune difficulté n'existe pour le séparer des sables au milieu desquels on le rencontre; un lavage plus où moins perfectionné suffit, exécuté par des appareils plus ou moins ingénieux. Les matières légères s'en vont avec l'eau, l'or reste. On peut faire usage aussi de l'amalgamation, c'est-à-dire de l'attaque de l'or par le mercure. Ce dernier métal jouit, comme vous le savez, de la propriété de dissoudre l'or, absolument comme l'eau dissout le sucre, et de le rendre ensuite par la distillation, si bien que l'on peut en ce cas dire familièrement que l'or est comme le sucre candi du mercure.

Mais voici bien une autre affaire avec les minerais de filons. Ici l'or n'existe plus à l'état natif, j'entends dans le Colorado, mais à l'état de sulfuret, comme on dit en Amérique, ou, si vous voulez, à l'état de combinaison intime avec des sulfures de fer, de plomb, de cuivre de zinc, d'où il est très-difficile de l'extraire entièrement.

L'argent accompagne très-souvent l'or. Seul ou allié à ce dernier métal, l'argent n'est jamais pur, mais toujours à l'état de sulfure, soit simple, soit multiple, ou à l'état de chlorure, iodure, bromure, etc., c'est-à-dire de combinaison avec le chlore, le brome, l'iode. Toutes ces combinaisons sont généralement très-complexes, et il est presque aussi difficile que pour l'or de retirer tout l'argent contenu dans ces minerais.

Je ne veux pas vous faire ici de dissertation métallurgique, pas plus que je ne vous ai fatigué de géologie, à propos du gisement de ces mines; je veux seulement vous dire que, par les procédés les plus délicats de pulvérisation, de calcination ou de grillage par le feu, en présence ou non de la vapeur d'eau, d'amalgamation ou de dissolution dans le mercure, de chloruration ou d'attaque par le sel marin, le chlore, l'acide chlorhydrique, qui décomposent les sulfures métalliques, je veux vous dire que, par tous ces procédés, on n'est jamais arrivé à retirer plus des trois quarts de l'or ou de l'argent combinés dans les minerais du Colorado.

Souvent même le tiers seulement ou la moitié, quelquefois le quart à peine des métaux précieux ont été sauvés, comme disent les mineurs.

Ce fait s'est déjà présenté en Californie, où l'on est encore à attendre la découverte d'un procédé définitif de traitement métallurgique; mais nulle part, comme dans le Colorado, toutes les mines à la fois n'ont eu à lutter contre la même difficulté, qui semble presque insurmontable.

Ici le problème à résoudre est plus que jamais sérieux; de sa solution dépend en effet en partie l'avenir de ce territoire. Bien que tout le monde, dès le premier jour, se soit mis à l'œuvre, chimistes, métallurgistes, ingénieurs, savants (je ne parle pas des chevaliers d'industrie ou des contrefacteurs), et que chacun, dans cette espèce de course au clocher, ait apporté son procédé qu'il croyait le meilleur, aucun procédé n'a encore réussi, et le prix est toujours à donner à l'heureux inventeur du traitement des sulfures naturels auro-argentifères. Celui qui trouvera le moyen de retirer par des systèmes pratiques, et non par des méthodes de laboratoire, des minerais du Colorado, et subsidiairement de ceux du Montana, de l'Idaho, de la Nevada, de la Californie, en proie aux mêmes difficultés, toute la quantité d'or et d'argent qu'ils renferment et que l'analyse dévoile, celui-là aura fait sa fortune; il sera, du jour au lendemain, riche à millions, et, du même coup, il aura donné à la colonisation des États et des territoires du Grand-Ouest américain l'impulsion la plus féconde. Ce sera là une fortune bien acquise. Voilà les vrais inventeurs et non ceux qui cherchent péniblement la contrefaçon de procédés déjà connus.

Mais, que dis-je? voilà les vrais inventeurs! Celui qui apportera au Colorado le mode de traitement métallurgique qu'on attend depuis plusieurs années, celui-là sera non-seulement le bienfaiteur de ce territoire et de tous ceux du Far-West; il faudra aussi, tant la nouvelle invention sera fertile en résultats, le proclamer solennellement un des bienfaiteurs du genre humain. Allons, métallurgistes, à l'œuvre! qui de vous va devenir le grand homme que l'on attend?

Et vous, qui recevez ces lettres à Paris, dites donc aux maîtres de la chimie française, et ils sont nombreux, d'allumer leurs fourneaux pour cette grande recherche, et de se montrer, cette fois encore, comme ils l'ont fait en tant d'autres circonstances, les dignes successeurs des Lavoisier, des Berthollet, des Thénard.

C'est une curieuse destinée que celle de l'Amérique du Nord, d'être, non-seulement le pays de l'avenir, celui vers lequel gravitent aujourd'hui tous les émigrants, tous les colons, celui qui, dans peu de temps, va changer peut-être les lois du monde politique et commercial, mais d'être aussi le pays qui produit, à cette heure, le plus d'or et d'argent sur tout le globe.

D'un océan à l'autre, soit qu'on suive la chaîne littorale atlantique, les monts Apalaches, Alleghanys, etc., soit qu'on parcoure la chaîne centrale du grand continent, les Montagnes-Rocheuses, d'où je vous écris en ce moment, ou la chaîne qui regarde le Pacifique, la Sierra Nevada, les placers, les filons d'or et d'argent sont partout répandus; partout, au pied, aux flancs, an sommet des montagnes, courent souterrainement des veines de ces métaux. Quand on croit les gîtes épuisés, de nouvelles mines apparaissent. Après les gîtes d'or de la Californie, les plus féconds, les plus étendus dont l'histoire fasse mention, on découvre les mines argentifères de la Nevada, plus riches à elles seules que toutes celles de l'Amérique espagnole.

Puis sont venues les mines d'or et d'argent du Colorado, de l'Idaho, du Montana, de l'Orégon, de l'Arizona, dont quelques-unes le disputent aux précédentes pour la richesse et l'étendue des veines, pour l'abondance de la production.

C'est là un fait nouveau dans l'histoire de l'Amérique du Nord, de fournir aujourd'hui plus de la moitié dans le milliard de francs en or et en argent que produit annuellement le globe[2]. Ce fait ne s'est révélé que depuis peu de temps, mais il n'a pas échappé aux hommes d'État qui gouvernent l'Union.

[2] Voici, d'après des renseignements officiels, quelle a dû être la production d'or et d'argent des États-Unis en 1867, une année des moins favorisées:

Californie 125,000,000 fr.
Nevada 100,000,000
Montana 60,000,000
Idaho 30,000,000
Colorado 25,000,000
Orégon 10,000,000
Autres États ou territoires 25,000,000
—————-
Total de la production d'or et d'argent
aux États-Unis en 1867
375,000,000 fr.

Chaque année, dans son message, le président fait connaître les détails statistiques de la production de l'or et de l'argent, et d'année, en année, il a généralement lieu de féliciter le pays des résultats et des progrès obtenus.

Aux États-Unis, on ne se contente pas de savoir, on veut voir. Aussi ces mines du Grand-Ouest, dont le monde s'entretient, sont-elles l'objet de nombreuses visites, non-seulement de la part des savants, des ingénieurs, mais aussi des journalistes, des économistes, des hommes d'État de l'Union. Un des politiques les plus connus en Amérique et des plus modérés, M. Colfax, le même que la voix publique semble désigner aux élections prochaines pour la vice-présidence, si le général Grant est nommé président, a raconté dans un de ses nombreux speeches ses visites aux mines d'or et d'argent du Far-West, en 1865. Il était alors et il est encore président (speaker) de la chambre des représentants à Washington, et il profita des vacances de la session pour aller voir, dit-il, dans l'extrême-ouest, de vrais mineurs, de vrais Indiens, de vrais Mormons. Il partit dans la diligence transcontinentale, accompagné de quelques amis, entre autres d'un journaliste de Springfield (Massachusetts), M. Bowles, qui a laissé de ce voyage une intéressante description.

La veille de son départ, le 14 avril, M. Colfax alla prendre congé du président.

«Je veux, lui dit Lincoln, que vous soyez mon interprète auprès des mineurs que vous allez visiter. J'ai la plus large idée de la richesse minérale de notre pays, je la crois inépuisable. Elle abonde dans tout l'Ouest, des Montagnes-Rocheuses au Pacifique, et l'exploitation en est à peine commencée. Pendant la guerre, alors que nous ajoutions chaque jour une couple de millions de dollars à notre dette nationale, je n'avais pas le loisir d'encourager chez nous la production des métaux précieux, nous avions d'abord la nation à sauver; mais à présent que nous connaissons le montant de notre dette, plus nos mines extrairont d'or et d'argent, et plus nous effectuerons facilement le payement de ce que nous devons.

«Je veux désormais, ajouta-t-il avec une grande animation, féconder nos exploitations souterraines par tous les moyens qui sont en mon pouvoir. Nous comptons par centaines de mille les soldats congédiés, et l'on craint que le retour dans leurs foyers d'un si grand nombre d'hommes ne paralyse l'industrie en lui fournissant tout à coup un plus grand nombre de bras que celui dont elle a besoin. Je veux essayer d'attirer ces hommes vers les richesses cachées de nos montagnes, où il y a assez de place pour tous. L'immigration, même pendant la guerre, ne s'est pas arrêtée, et nous recevons sur nos rivages un chiffre toujours plus imposant chaque année du trop-plein des habitants de l'Europe. J'ai l'intention de diriger ces immigrants sur les mines d'or et d'argent qui gisent pour eux dans l'Ouest.

«Dites aux mineurs, de ma part, que je prendrai leurs intérêts autant qu'il sera en moi de le faire, parce que de leur prospérité dépend celle du pays. Oui, s'écria-t-il en finissant, tandis que ses yeux brillaient d'enthousiasme, nous prouverons en très-peu d'années que nous sommes le trésor du globe!»

Ici, je vous entends me dire: «Où donc avez-vous pris ces paroles de Lincoln?» Je viens de les traduire textuellement d'un discours que M. Colfax prononça devant les mineurs du Colorado, à Central City, le 27 mai 1865. Vous voyez que nous n'avons pas été les seuls à faire des conférences devant les braves pionniers des Montagnes-Rocheuses, et que le président de l'assemblée législative à Washington nous avait précédé lui-même dans cette voie.

Le soir de ce même jour, 14 avril 1865, M. Colfax retourna de nouveau vers Lincoln et le trouva partant pour le théâtre. Lincoln l'invita à l'accompagner. Ayant pris d'autres engagements pour la soirée, et devant d'ailleurs quitter Washington le lendemain matin, M. Colfax ne put accepter cette invitation. Comme le président franchissait la porte de la Maison Blanche, et serrait la main au voyageur:

«N'oubliez pas, Colfax, lui dit-il, notre conversation d'aujourd'hui; rapportez à ces mineurs ce que je vous ai dit pour eux. Bon voyage! je vous enverrai un télégramme à San-Francisco. Adieu!»

Ce furent les derniers adieux de Lincoln, et les dernières paroles qu'il prononça sur les affaires du pays; c'est peut-être moins d'une heure après que l'ancien comédien John Booth le tuait à bout portant, d'un coup de pistolet, dans une loge d'avant-scène au théâtre Ford.

Et maintenant je ne vous dis pas adieu, comme le président martyr à M. Colfax; je vous dis au revoir! Je repars demain pour Denver, et de là pour Chayennes. Cette ville naissait à peine lors de mon arrivée dans les prairies, il y a un mois; aujourd'hui elle a 3,000 habitants. Il y a un mois, le chemin de fer du Pacifique s'arrêtait à Julesburg; aujourd'hui il a gagné Chayennes, qui est à 140 milles ou 225 kilomètres plus à l'ouest, au pied même des Montagnes-Rocheuses. Il faut bien aller saluer ces merveilles, voir comment poussent les villes et les chemins de fer aux États-Unis, et de là aller dire bonjour aux Peaux-Rouges du Dakota, les Sioux, les Corbeaux, les Gros-Ventres.

Les touristes de la Méditerranée disent: «Voir Naples et puis mourir!» Moi, humble excursionniste des prairies du Far-West, je dis: «Voir les Peaux-Rouges et se faire scalper, mais au moins voir les Peaux-Rouges!»

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