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Le grand-ouest des États-Unis : $b Les pionniers et les peaux-rouges : les colons du Pacifique.

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XXI

LE PEUPLE AMÉRICAIN.

New-York, 1er décembre.

La fin couronne l'œuvre. Je repars pour l'Europe, et vous reverrai dans douze jours à Paris. Vous allez traiter mon voyage de télégraphique, de fantastique. D'autres diront que je ne suis pas parti et me suis allé cacher quelque part pendant trois mois. Trois mois! c'est en effet tout ce qu'il m'aura fallu pour faire 5,000 lieues, aller et retour. C'est là un des signes du temps. C'est grâce à la vapeur qu'il nous est permis de faire de pareils voyages que vous pouvez à bon droit qualifier de télégraphiques, car il eût fallu naguère plus d'un an pour les exécuter, et Dieu sait au prix de quelles fatigues et de quels dangers!

Que de choses nous aurons vues pendant ces trois mois: le chemin de fer du Pacifique, les pionniers du Colorado, les derniers Peaux-Rouges! Oui! notre voyage aura été fantastique, mais nous n'aurons eu que le faible mérite de montrer la route à nos successeurs. A vous maintenant à nous suivre, jeunes compatriotes, qui désirez voir et compléter par l'étude de ces régions nouvelles l'éducation un peu trop théorique reçue au pays natal.

La liberté et le travail, ne l'oublions pas, ont seuls permis de créer toutes les merveilles que nous avons admirées. Le peuple américain, dans lequel se résument ces deux choses: la liberté, le travail, a l'incontestable mérite de les pratiquer partout et toujours. Le peuple américain, c'est tout le monde; c'est l'Europe aussi bien que l'Amérique. Chaque année l'Europe envoie aux États-Unis trois cent mille de ses enfants, et des plus forts et des plus vigoureux, des producteurs et des reproducteurs, comme les appellerait un économiste. Alors que chez nous on enrégimente les jeunes hommes pour les exercices destructifs de la guerre, là-bas on les prend pour les travaux féconds de la paix. Saisissez-vous la différence? Nos jeunes gens des campagnes, échus au service militaire, deviennent des valeurs négatives; ils valent moins que rien, puisqu'on leur enseigne à détruire. Les jeunes gens qui émigrent aux États-Unis sont au contraire des valeurs positives, puisqu'on leur apprend à créer. Et savez-vous à combien on les estime? A 1,000 dollars l'un, 5,000 francs. C'est le prix fictif que l'on suppose que vaut ici un émigrant dès qu'il met le pied sur les rivages de l'Union.

Essayons d'imiter, dans tout ce qu'il a de bon, le peuple américain qui forme aujourd'hui comme la synthèse des autres peuples. Pratiquons comme lui le travail et la liberté. Croyez-vous que nous ne serions plus capables de fonder des colonies, si nous avions moins de règlements administratifs et des institutions plus libérales?

Vous savez combien il est difficile à nos colons, en Algérie, par exemple, de devenir propriétaires, de combien de formalités longues, minutieuses, vexatoires, est entourée là-bas l'obtention d'une concession de terre? Vous savez, au contraire, ce qui se passe dans le Far-West. Le premier venu peut y occuper 160 acres (64 hectares) des terres vierges d'un territoire. Il n'est pas nécessaire qu'il soit Américain. Fût-il débarqué de la veille aux États-Unis, on suppose qu'il a l'intention (ceci est textuel) de devenir citoyen de la grande république, et tout est dit. Il paye une certaine somme au land office, ou bureau des terrains (environ 15 francs par hectare), et le voilà constitué à jamais propriétaire foncier. Ce sont ces mesures libérales qui ont fait la prospérité des lointains territoires de l'Union.

Vous m'objectez qu'ici la terre n'est à personne, que l'espace est immense, et que partout l'on peut tailler, comme on dit, en plein drap. Je vous réponds que dans la plupart de nos colonies, où les mêmes faits se présentent, nous n'avons jamais obtenu les merveilleux succès des pionniers américains. Pourquoi? Parce que les mesures administratives que nous avons si obstinément adoptées n'ont jamais été inspirées que par des idées étroites, soupçonneuses, fiscales; parce que chez nous la centralisation tue tout, et que les colonies, même les plus lointaines, doivent, avant d'agir, recevoir le mot d'ordre de la métropole. Aussi quel contraste! Chez nos colons, l'indolence, l'inquiétude, l'insuccès; chez les Américains, l'ardeur, l'activité fiévreuse, la réussite la plus étonnante.

Ne me dites pas non plus qu'en Algérie nous avons les Arabes, avec lesquels il faut composer, lutter. Les pionniers du Grand-Ouest ont aussi les Peaux-Rouges, leurs Bédouins à eux, et vous savez que ceux-ci leur ont causé souvent de bien terribles embarras.

C'est par la liberté, non par des mesures autoritaires, que se fondent les colonies, et là-dessus le peuple américain nous offre un bel exemple à imiter. Quand je n'aurais rapporté de tout mon voyage que ce seul enseignement, à savoir qu'il faut laisser toute latitude à l'initiative personnelle, et respecter jusqu'aux dernières limites la liberté de l'individu, surtout sa liberté d'action, mon voyage, bien que très-court, aurait été des plus profitables.

Mais j'ai appris aussi à estimer, à aimer davantage un grand peuple que je connaissais déjà; j'ai mieux compris ses institutions, les plus libérales, les plus démocratiques que les hommes aient jamais eues. Mon voyage m'aura donc servi de tous points, et je signale aux touristes en vacances ce moyen, désormais à leur disposition, d'utiliser leurs loisirs de l'été. Qu'ils prennent la voie de New-York au lieu de celle de Bade, et le chemin des Montagnes-Rocheuses au lieu de celui des Alpes. Les points de vue seront aussi beaux, et les profits certainement plus grands.

Nous reparlerons de tout cela; car je veux revenir ici l'année prochaine pour un plus long voyage. Je veux, avant que le chemin de fer du Pacifique soit achevé, traverser tout le grand désert jusqu'à l'Océan, saluer mes amis les Mormons, voir à l'œuvre les mineurs des filons d'argent de la Nevada comme j'ai vu ceux des Montagnes-Rocheuses, enfin visiter de nouveau la belle et fertile Californie, que je n'ai plus parcourue depuis sept ans. Je ferai tout cela, et je reviendrai peut-être encore une autre fois, car on s'attache à ce pays, que l'on apprécie d'autant mieux qu'on l'étudie davantage. Pour aujourd'hui, j'ai mis le cap sur Brest. Dans douze jours je serai à Paris, et je termine en vous disant, comme Cicéron à Atticus: Vale! ou, si vous préférez: Au revoir!

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