Le grand-ouest des États-Unis : $b Les pionniers et les peaux-rouges : les colons du Pacifique.
III
LE PAYS DES HAUTES HERBES.
Julesburg, sur la rivière Plate, 2 octobre.
Je l'ai enfin parcouru ce chemin de fer du Pacifique, ce railroad né d'hier, et qui sera dans quelques années la grande artère du monde commercial. Je l'ai parcouru sur une longueur de 380 milles, entre Omaha et Julesburg, entre la tête de ligne sur le Missouri et le point qui forme maintenant la station extrême vers les Montagnes-Rocheuses. Gloire au président-martyr, à Lincoln, qui, en 1862, décrétait lui-même la voie, de la même plume qui devait plus tard signer l'abolition de l'esclavage! Jusque-là l'opposition jalouse des États du Sud avait seule empêché l'ouverture de ce chemin de fer, auquel songeaient depuis bien des années les Américains, surtout depuis qu'ils avaient fait l'acquisition de la Californie en 1848.
La voie a été nivelée par la nature, et tout le temps nous avons roulé à travers la prairie, unie comme une mer d'alluvions. Les hautes herbes, qui, l'été, s'élèvent souvent jusqu'à hauteur d'homme, étaient déjà jaunies, et çà et là quelques pauvres fleurs élevaient encore leur tête au milieu du gazon, dernières gemmes d'un écrin si richement garni au printemps.
La voilà donc la prairie chantée par Cooper et par Irving, la prairie que tout voyageur brûle de voir en Amérique, et où je suis assez heureux pour être arrivé sans nul encombre!
Cette nuit, étendu dans une des couchettes du sleeping car, qu'on retrouve jusqu'à cette distance, je n'ai dormi que d'un œil. J'ai rêvé aux Indiens, et il m'a semblé plusieurs fois, quand le train stoppait, que c'étaient eux qui arrêtaient la locomotive.
Un moment le colonel m'a hêlé pour me montrer la prairie en feu; j'ai cru à une fausse alerte et j'ai mis la main sur mon revolver. Le feu s'étendait sur un immense espace et se reflétait jusque dans le ciel.
Un passant, un Indien, avait allumé la première gerbe par hasard ou le voulant, peut-être aussi une étincelle échappée de la locomotive. La flamme avait gagné de proche en proche à travers le gazon desséché.
D'énormes taches noires marquent, pendant tout l'automne, les points qui ont été ainsi brûlés. Au printemps, l'herbe y repousse et plus drue et plus haute.
Les stations que nous traversons ont un nom, mais pour la plupart n'ont pas encore d'habitants.
Alors que chez nous nous ne lançons le chemin de fer que vers des localités populeuses, ici les Américains, agissant d'une façon inverse, ont jeté le railroad à travers la prairie déserte pour y appeler plus tôt le colon.
Lisons les noms de ces germes de villes futures, de ces embryons de cités qui seront si grandes dans l'avenir. C'est, à partir d'Omaha, Frémont, dédiée au célèbre explorateur qui, l'un des premiers, a parcouru le grand territoire américain de l'Atlantique au Pacifique; Columbus, justice tardive rendue à Colomb; Kearney, près le fort de ce nom, la station chérie du buffle ou plutôt du bison, le bœuf sauvage des prairies. Plus loin est Plum-Creek, dont le nom réveille de tristes souvenirs chez les coureurs des plaines; c'est là que les Indiens ont commis récemment le plus de déprédations, c'est là qu'ils ont tué et scalpé, il y a deux mois, les personnes que je vous citais dans ma précédente lettre.
North-Plate, près le fort Mac-Pherson, est une station importante. Là, la rivière Plate ou de la Nebraska, que nous avons suivie depuis Omaha, se divise en deux branches: la Plate du Nord, qui vient du fort Laramie; la Plate du Sud, qui descend de Denver, la métropole du Colorado.
De North-Plate à Julesburg, nous côtoyons la Plate du Sud. A North-Plate, le matin, nous avons traversé la rivière sur un magnifique pont de bois. L'air est pur, transparent, le ciel bleu, sans aucun nuage. On me dit que c'est le temps dont nous allons jouir pendant un mois: heureuse aubaine pour un Parisien qui voit si rarement le soleil. Il est vrai que nous avons le gaz là-bas, et que nous pouvons lui donner le nom que les Indiens donnent à la lune: le soleil de la nuit. Dans les prairies, le gaz est encore inconnu; mais on a le soleil le jour et la lune la nuit, quand c'est son heure de se montrer.
Je vous disais que d'Omaha à Julesburg nous avions côtoyé la Plate. C'est sur la rive gauche que se tient la voie; elle eût pu tout aussi bien choisir la droite, car la prairie est naturellement nivelée de part et d'autre, et la Plate, aux rives basses, au lit large et peu profond, mérite bien le nom qu'on lui a donné.
J'écris ce nom comme on l'écrit en français et à dessein. Les Américains l'ont toujours écrit avec deux t. Ce n'est pas là la bonne orthographe. Le pays est plein de noms français, imposés par nos anciens trappeurs, Canadiens ou Louisianais, qui les premiers ont couru et courent encore les prairies, du sud au nord, de l'est à l'ouest, chassant le buffle, tendant des trappes au castor, et faisant le commerce d'échange avec les Indiens, la traite, d'où le nom de traitants que l'on donne encore à ces coureurs des grandes plaines. Ils ont baptisé bien d'autres endroits que la Plate. La prairie du Chien, la rivière des Moines, dans l'Iowa; les Mauvaises-Terres, dans le Nebraska; le fort, le pic, la rivière Laramie, dans le Dakota; le ruisseau de Bijou, de Cache-à-la-Poudre, la Fontaine-qui-Bout, la passe de la Porte, dans le Colorado, sont des noms français, respectés par les Américains, et que vous trouverez sur toutes les cartes. Le mot lui-même de prairies, que l'on donne aux grandes plaines du Far-West, a été emprunté à notre langue. De même pour les noms de beaucoup de tribus indiennes: les Brûlés, les Gros-Ventres, les Pieds-Noirs, les Corbeaux, les Têtes-Plates, les Nez-Percés, les Cœurs-d'Alène, les Sans-Arcs, les Serpents, les Chiens, d'où l'on a fait les Chayennes, les Santés, etc., tous ces noms sont d'origine française, et ont été acceptés par tous les géographes américains.
De toute notre ancienne domination dans ces parages, c'est là tout ce qui reste. Les Louisianais, les Canadiens, continuent leur métier de trappeurs et de traitants, mais ceux-ci sont passés sous la domination anglaise, ceux-là sont devenus des citoyens américains.
La France n'envoie plus de colons dans les prairies; elle a perdu toutes ses possessions en Amérique depuis le règne honteux de Louis XV. Seule, sa langue s'y est conservée, avec un certain nombre d'archaïsmes qui raviraient tous nos vieux maîtres.
Le voyage en chemin de fer est trop rapide quand on parcourt des pays accidentés; alors le touriste maudit la vitesse du train, et préférerait volontiers les anciennes diligences, où l'on allait à l'aise, et où le paysage ne se déroulait que peu à peu. Dans les prairies, le paysage étant toujours le même et le sol horizontal, le voyage en chemin de fer est celui qui convient le mieux. En quelques heures, de North-Place à Julesburg, toutes les graminées naturelles, familles, espèces, variétés, nous passent sous les yeux; puis les plantes odorantes du désert, la sauge, l'artémise, l'immortelle, avec quelques cactus nains. Les arbres sont rares, et c'est à peine si, le long des cours d'eau, on rencontre quelques peupliers, dont une espèce, le peuplier du Canada (populus monilifera), porte ici le nom de cotonnier ou cotton-wood, sans doute parce que les feuilles sont recouvertes en dessous d'un blanc duvet cotonneux. Le cotton-wood est l'arbre aimé du coureur des plaines, c'est celui qu'il salue toujours volontiers, car c'est l'arbre qui annonce l'eau, comme le palmier dans les oasis africaines.
Le long des ruisseaux des bouquets de coudriers se mêlent aux cotonniers, et ce bois est précieux pour allumer le feu dans les campements du soir, quand on traverse la prairie en caravane.
La faune du grand désert américain n'est pas plus variée que la flore. C'est partout le buffle ou bison, le bœuf énorme à grosse tête, à épaisse toison. L'Indien chasse le buffle pour en manger la chair et en tanner la peau. La dépouille de l'animal ou robe sert de paletot et de couverture au Peau-Rouge, et forme le principal objet de son commerce avec les blancs. La peau de buffle tannée s'emploie à couvrir la tente; la chair, étirée en lanières, en bretelles, desséchée au soleil, se conserve indéfiniment. La langue, fumée, est un morceau délicat, le seul que mangent volontiers les blancs.
Avec les cornes du buffle, l'Indien fait des cuillers, des poires à poudre; avec les os, des grattoirs pour racler les peaux qu'il tanne avec la cervelle de l'animal; avec les tendons des muscles, des cordes, un revêtement pour son arc, et avec la gélatine contenue dans les sabots, une glu pour retenir les pointes de ses flèches. L'Indien trouve donc tout dans le buffle, à commencer par la plus grande de ses distractions, la chasse. Aussi le suit-il dans toutes ses migrations, et un dicton des prairies est-il le suivant: Là où est le buffle, là est l'Indien. A son tour, le Peau-Rouge ajoute qu'une tradition a cours parmi toutes les tribus, c'est qu'il n'y aura plus d'Indiens le jour où il n'y aura plus de buffles. Là comme en tant d'autres lieux, l'homme primitif disparaîtra en même temps que l'animal primitif. Voilà pourquoi le Peau-Rouge est si rebelle à la civilisation, qui, en s'introduisant dans les prairies, disperse au loin le buffle et le fait peu à peu disparaître.
Les castors qui, le long des cours d'eau, disposent leurs digues savantes; les chiens de prairies, tenant de la marmotte, du lapin et de l'écureuil, et qui vivent en république dans des villes souterraines occupant d'immenses espaces, sont avec le buffle les principaux animaux des grandes plaines. Il faut y ajouter le loup de prairies ou coyote, un carnassier toujours affamé, et l'antilope gracieuse, dont les troupeaux passent rapides comme le vent. L'antilope, comme le buffle, vit des graminées du désert; le gazon ne manque nulle part, et la prairie a été nommée à bon droit le paradis terrestre des bestiaux.
Quand on arrive près des montagnes, la faune change ou plutôt s'augmente de familles nouvelles. Là, le cerf, l'élan, le daim, l'ours, le chat sauvage, fournissent au chasseur déterminé de quoi exercer son tir.
Cette digression sur la zoologie et la botanique du Grand-Ouest m'a éloigné de Julesburg. J'y reviens. Cette ville improvisée est en ce moment la dernière station du chemin de fer du Pacifique, titre qu'elle va bientôt céder à Chayennes, où la voie ne va pas tarder d'arriver, à 140 milles plus à l'ouest. Ici la voie ferrée marche vite. D'abord le terrain n'appartient à personne, puis la nature a pris soin de le niveler ou de le disposer en pente douce, mieux qu'aurait pu faire le plus habile des ingénieurs. La rampe est graduellement ménagée du Missouri aux Montagnes-Rocheuses, et l'on pose jusqu'à plusieurs kilomètres de rails par jour. Tout le monde marche à l'ouest avec la voie; les habitants eux-mêmes de Julesburg abandonnent peu à peu cette ville pour Chayennes.
Tout à l'heure, c'était le chemin de fer qui s'avançait là où il n'y avait pas de villes; maintenant ce sont les villes qui, précédant la voie ferrée, s'établissent au milieu du désert et disent au railway: Viens à nous! La marche mystérieuse de l'humanité qui, depuis les premiers temps de l'histoire, s'est faite toujours à l'ouest, s'est-elle jamais révélée d'une façon plus vive, plus saisissante? Oui! il y a dans ce grand travail des États-Unis, à l'heure où l'on discute sur le percement des isthmes, toute une révélation. C'est le ruban de fer qui, à notre époque, perce les isthmes; c'est la voie ferrée du Pacifique que vont prendre, avant deux ans, ceux qui voudront faire le tour du monde en trois mois. L'Asie viendra visiter l'Europe et l'Europe l'Asie par cette grande voie commerciale, qui passe par ce qu'on a si bien nommé le centre de gravité des États-Unis.
De Paris on ira au Japon ou en Chine en trente ou quarante jours par le plus court chemin. On s'écartera peu d'un grand cercle de la sphère terrestre. Deux lignes de bateaux à vapeur, une ligne de chemin de fer, et tout sera dit. Le Havre ou Brest, New-York, San Francisco, seront les grandes étapes du voyage. Mais, en attendant qu'un pareil trajet se fasse, retournons au nôtre, beaucoup plus modeste.
Julesburg, où nous sommes arrivés, est défendue par le fort Sedgwick. Nous venons de visiter le fort, et le colonel Heine y a trouvé plusieurs de ses compagnons d'armes, entre autres le général Potter, commandant la place. Le général a fait venir près de lui sa jeune femme et ses enfants. Il faut un certain courage pour s'exiler ainsi au fond du désert, mais les femmes américaines ne marchandent pas leur dévouement, et de plus ce sont de grandes voyageuses.
Autour du fort sont campés quelques Indiens Sioux, de la bande des Ogalalas et des Brûlés. On voit leurs tentes, de forme conique, se dresser au milieu de la prairie. La Nuée-Rouge, la Queue-Bariolée, sont venus avec leurs hommes pour traiter avec les commissaires de l'Union.
Pacifiques aujourd'hui, ces bandes entonneront peut-être de nouveau demain leur terrible chant de guerre.
Il y a quelques années, le fort de Sedgwick a été entouré par les Chayennes, les Sioux, les Arrapahoes liguées contre les blancs, à l'époque de la guerre de sécession. Les Peaux-Rouges avaient oublié leurs vieilles luttes intestines, pour tourner leurs efforts contre l'ennemi commun. Des émigrants, des pionniers, fuyant épouvantés, s'étaient réfugiés dans le fort. Aux alentours, la prairie avait été incendiée. Les Indiens, au nombre de plusieurs milliers, menaçaient de réduire les assiégés par la famine. On ne put repousser les assaillants qu'avec le canon et la mitraille.
Mais il me faut quitter Julesburg; j'entends la diligence continentale qui arrive, l'overland mail.
Il nous reste, à mes compagnons et à moi, une dernière étape à faire, une étape de 190 milles à travers le grand désert. Nous emmenons avec nous une escorte de six soldats, perchés sur la voiture, d'où ils dominent le terrain. Je vous écrirai de Denver si nous sommes arrivés sains et saufs, ou si, scalpés en route par les Chayennes et les Arrapahoes, dont nous allons traverser le territoire, nous avons dû aller acheter une perruque pour en garnir notre occiput.