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Le grand-ouest des États-Unis : $b Les pionniers et les peaux-rouges : les colons du Pacifique.

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IX

LA NAISSANCE D'UNE VILLE.

Chayennes, territoire de Dakota, au fond des
prairies, 1er novembre.

Nous sommes partis hier matin de Denver, dans la diligence continentale et par le plus beau temps du monde. Le coche était plein, dedans, dehors, non de bagages, mais de voyageurs. Nous étions neuf dans la boîte intérieure, trois sur chaque rang: je vous laisse à juger quel supplice!

J'avais à côté de moi un révérend de gros calibre qui laissait le Colorado où il n'avait pas fait ses affaires, pour aller à Chicago diriger un journal et une imprimerie appartenant à la secte qu'il défendait.

Devant moi était un ingénieur allemand, d'une corpulence non moins formidable, et qui s'en retournait dans le Wisconsin pour y reprendre la direction d'importantes mines de zinc, après être venu faire une promenade minéralogique de quelques mois dans les Montagnes-Rocheuses.

Faut-il parler de mes autres compagnons? Vous les connaissez en partie: le colonel Heine, M. Whitney. Un troisième est un journaliste de Central City, propriétaire de mines dans le Colorado, et inventeur d'un procédé nouveau pour le traitement des sulfures aurifères; qui n'a pas inventé ici son petit procédé? Il se rend dans les États de l'Est pour tirer parti de sa découverte, former une compagnie. En Amérique on fait ainsi 2,000 lieues sous le plus léger prétexte.

Nous avons cette fois laissé nos armes avec nos bagages. Pas d'Indiens dévastateurs sur la route. A la lune d'octobre, la paix a été solennellement signée dans le Kansas par les commissaires de l'Union avec les cinq grandes nations du Sud: les Apaches, les Kayoways, les Comanches, les Arrapahoes, les Chayennes. Nous pourrons voyager et dormir tranquilles sur la route du grand désert, à travers le pays des hautes herbes. Que le Manitou ou Grand Esprit en soit loué!

A la Porte (encore un nom franco-canadien respecté par la géographie américaine), nous avons laissé la diligence continentale poursuivre sa route vers le pays des Mormons, ces heureux polygames, et de là vers l'État sauvage de Nevada aux mines d'argent inépuisables, enfin vers la fertile Californie. Un coche supplémentaire est venu au-devant des voyageurs à destination de Chayennes et des États de l'Est. Nous étions presque tous de ce nombre, et nous avons remis à une autre fois notre visite aux Saints du dernier jour, car le pape des Mormons, Brigham Young, pendant que nous étions encore dans le Colorado, nous a écrit qu'il nous attendait.

Quel beau temps nous avons eu pendant ce voyage d'une centaine de milles à travers les grandes plaines! Le trajet a duré vingt-quatre heures. Le ciel était, comme pendant tout le mois précédent, sans aucun nuage, aucune vapeur ne voilait la transparence de l'atmosphère, et l'air, ainsi qu'il est naturel à ces hauteurs, était d'une légèreté exceptionnelle. La température était printanière, et un splendide tableau s'est déroulé à notre vue tout le long du chemin.

Le profil des Montagnes-Rocheuses offre un coup d'œil des plus féeriques. Au Sud, le pic de Pike porte jusqu'aux nues sa cime neigeuse, haute de plus de 4,200 mètres, et garde le nom du célèbre explorateur, le capitaine Pike, qui l'a le premier mesuré en 1806.

Au nord, le pic de Long, baptisé en 1820, par un autre hardi voyageur, le colonel Long, élève à la même hauteur sa cime non moins pittoresque.

Les deux pics sont séparés par un intervalle de 170 milles, et cependant l'œil les embrasse à la fois.

Vu sous un certain angle, le pic de Long présente deux pointes isolées: de là le nom de pic des deux Oreilles que lui avaient donné les anciens coureurs des prairies, les trappeurs et les traitants canadiens. Dès le dix-septième siècle, ceux-ci fréquentaient ces parages et avaient certainement découvert, avant le capitaine Pike et le colonel Long, les pics qui devaient immortaliser ces derniers. De quelque côté du Missouri ou du Mississipi que l'on vienne, quand on s'est avancé de quelques centaines de milles dans les prairies, on ne tarde pas en effet de découvrir l'un ou l'autre de ces pics, et souvent tous les deux à la fois. On s'oriente même sur ces montagnes, comme le marin sur l'étoile polaire.

Entre les deux pics est le mont Lincoln, plus élevé encore que les précédents et plus haut que notre mont Blanc, puisqu'il dépasse, dit-on, 5,000 mètres.

Le mont Lincoln a été ainsi nommé en l'honneur du président martyr, qui n'avait pas besoin de ce baptême pour que son nom, pur entre tous, passât jusqu'à la plus lointaine prospérité.

Cette magnifique ligne de montagnes est la plus belle de l'Amérique du Nord. Dans le Colorado, qu'elle recoupe le long d'un méridien, elle apparaît, à travers l'atmosphère transparente et limpide, comme une masse ondoyante aux tons bleus et violets, qui rappellent ceux de l'Apennin. Toutefois les découpures de la montagne péninsulaire, bien qu'ayant été chantées par Horace et tant d'autres poëtes, n'ont pas les vives allures de cette partie des Montagnes-Rocheuses, toute composée de granits aigus ou de schistes aux lits contournés. Le ciel du Colorado rappelle aussi le ciel de l'Italie. Chacun fait ces rapprochements, et le voyageur venu de l'Europe croit être près de son pays, tandis que 3,000 lieues l'en séparent.

Après une aussi douce journée et d'aussi agréables impressions, quel réveil nous avons eu! Pascal disait: «Vérité en deçà des Pyrénées, erreur au delà!» nous aurions pu dire en touchant au terme de notre route: «Beau temps en deçà du Colorado, tempête au delà!» Ce matin, en arrivant à Chayennes, sur ce plateau dont l'altitude dépasse 2,000 mètres, nous avons essuyé un véritable cyclone comme en plein Océan. Le vent, venant des montagnes, avait passé sur leurs cimes glacées. Il était froid comme en hiver, soufflait avec une épouvantable violence, et soulevait en épais tourbillons le sable siliceux de la prairie. Dès novembre, la saison change ici brusquement, et, de trois en trois jours, des coups de vent, mêlés de neige, s'élèvent soudainement. Puis le soleil reprend le dessus, et le ciel offre, comme en été, une transparence d'azur.

Nous sommes allés frapper à la maison, si vous préférez, à l'hôtel du Doge, Dodge house, où l'on nous a offert, si nous étions fatigués, de nous reposer dans la chambre commune. Il n'y avait pas moins de trente lits, la plupart occupés par deux dormeurs à la fois. Les usages démocratiques du Far-West autorisent cette fraternité nocturne, et l'Américain s'y prête de fort bonne grâce.

Nous avons jugé convenable de ne partager le lit de personne; mais dans le salon commun, où chacun faisait sa toilette, il a bien fallu user des mêmes brosses, des mêmes peignes et, disons-le, de la même serviette. J'ai fait rouler le lin maculé, tacheté de marques noirâtres, jusqu'à trouver une place intacte, et je m'en suis bravement frotté la face. Qu'y faire? comme disait cet Espagnol: Es la costumbre del pais. C'est la coutume du pays; il faut s'y plier comme tout le monde, on serait mal venu de faire ici le délicat.

Le buvetier de la maison du Doge, qui distribue à ses nombreux chalands l'ale et le whisky, nous demande de lui laisser nos armes. Carabines et revolvers n'ont plus droit, sous peine d'une sévère amende, de se montrer en ville, et cette décision a été prise par le conseil municipal de Chayennes, à la suite de quelques rixes qui ont eu lieu tout récemment. De plus, on a chassé les délinquants qui troublaient la paix publique et donnaient le scandale dans cette ville née d'hier. Bravo! et voilà qui promet. On sort sans armes et l'on ne se promène qu'au milieu d'honnêtes gens. Et dire qu'il a fallu pour cela venir au fond des prairies, au pied des Montagnes-Rocheuses, à 520 milles à l'ouest du Missouri!

J'entends partout le bruit de la scie et du marteau; partout s'élèvent des maisons de bois, partout s'alignent les rues, qui se coupent d'équerre et non sous des angles obliques, à l'européenne. Ces rues, on n'a pas le temps de leur chercher des noms. Ce sont les rues nos 1, 2, 3, 4..., ou A, B, C, D..., etc.

Que Fénelon serait content, si son ombre passait par ici! il a rêvé une ville idéale, Salente: la voilà. Voilà Chayennes, la cité magique, la merveille du désert, comme l'appellent déjà les pionniers, et non la ville venteuse, comme disait ce matin un des voyageurs qui nous ont quittés, et qui est reparti pour les États de l'Est.

Voilà Chayennes: elle n'existait pas au mois de juillet dernier, et les Indiens dont elle a pris le nom campaient dans le voisinage. Ils y scalpaient encore les blancs, témoin deux soldats du fort Russell, situé à 2 milles de là, qu'ils ont un jour trouvés seuls et sans défense, et qu'ils ont impitoyablement tués.

A la fin du mois de juillet, une compagnie se fonde pour l'édification de la ville. Tout aussitôt un maire, un conseil municipal est nommé. Quel nom donnera-t-on à la cité qui va naître? Eh, mon Dieu! le nom des Indiens de l'endroit, ne sera-ce pas dans quelque temps tout ce qui restera de ces Peaux-Rouges dans les prairies colonisées?

La voilà donc la moderne Salente! Déjà partout des magasins, surtout d'habits confectionnés, des restaurants, des buvettes, des hôtels. Se vêtir, manger, boire et dormir, dit l'Américain, telles sont les quatre nécessités à satisfaire dans toute colonisation naissante. Déjà deux imprimeries, deux journaux, des boutiques de librairie, des bureaux de banque, des diligences, puis la poste et le télégraphe, qui portent si loin et la vie et le mouvement. Et combien d'habitants a cette ville qui vient de sortir de terre? Plus de 3,000. Elle a gagné un millier d'habitants chaque mois, et le chemin de fer ne l'a pas encore rejointe. La dernière station du grand railroad du Pacifique est Hill's-Dale, à 20 milles à l'est de Chayennes; mais déjà les terrassiers, les pontonniers sont là. Chayennes n'a pas été oubliée; elle n'a fait qu'aller en avant, go ahead! précédant le chemin de fer pour que celui-ci ne l'oubliât pas au passage.

Des maisons, il en arrive par centaines de Chicago, toutes faites, j'allais dire toutes meublées, du style, des dimensions et des dispositions que l'on désire. A Chicago, on confectionne des maisons comme, à Paris, à la Belle Jardinière, on confectionne des habits. Entrez! Voulez-vous un palais, une chaumière, maison de ville ou maison des champs; voulez-vous du dorique, du toscan ou du corinthien? voulez-vous un ou deux étages, un attique, des combles à la Mansart? voilà! vous êtes servis!

Il n'y manque que les habitants, n'est-ce pas? car ceux-là, on ne les vend point; mais les habitants sont venus. Des États du Missouri et du Mississipi, du Colorado lui-même, ce jeune territoire, le grand exode a recommencé. Allons, pionniers de l'Ouest, encore un pas en avant, encore un pas avec le soleil! Dans tout le Colorado, nous avons rencontré le long des routes les convois des hardis émigrants. Hommes, femmes, enfants, avec tous les meubles, tous les outils du colon, arrivaient dans des fourgons traînés par les bœufs pesants ou les mules aux longues oreilles. Le convoi marchait lentement, et souvent suivait par derrière une charrette chargée de planches, embryon de la future maison. Chayennes a eu son excitement, et un instant le Colorado a eu peur de se voir dépeuplé par cette ville aux allures envahissantes.

Qu'ils sont rudes et d'aspect grossier tous ces hommes de l'Extrême-Ouest, à la longue chevelure, au chapeau de feutre à larges bords, à la barbe mal peignée, aux habits de couleur douteuse, aux grosses bottes de cuir, dans lesquelles s'engouffre le pantalon! Mais aussi quels caractères virils, fiers, indomptables! quelle austérité, quelle patience! Ici personne ne se plaint. Si l'on n'y est pas mieux, c'est que cela ne se peut pas, et personne n'y trouve à redire.

Visitons cette ville âgée de trois mois, et déjà si vivante, si animée. Voici des maisons qui changent de place, et se promènent par les rues, portées sur de lourds véhicules; mécontentes du premier emplacement qu'elles ont choisi, elles vont s'installer ailleurs. Les habitants n'ont pas quitté leur demeure, et l'on voit fumer la cheminée de tôle pendant que la maison marche. Mais j'ai déjà été témoin de ce spectacle à New-York, à San-Francisco. Passons.

Voici le restaurant Ford, le Véfour de l'endroit. On y fait des affaires à souhait, pour 1,000 piastres ou 5,000 francs par jour. Calculez plutôt. Les repas sont d'une piastre, 5 francs. On y sert tous les jours trois repas, et chaque fois 2 à 300 personnes prennent place aux différentes tables. Je passe sous silence les profits de la buvette, les extra, etc.

Il y a à Chayennes bien d'autres restaurants, mais Ford les domine tous. Il y a aussi ce qu'on nomme pompeusement des parloirs, des salons, des cabinets, où l'on va boire, le plus souvent debout, l'ale petillante ou l'alcoolique whisky. Je ne parle pas des salles de jeux, très-courues, et qui s'ouvrent surtout la nuit. En quelques endroits la musique attire les chalands; d'habitude c'est un orgue de Barbarie, de forte dimension, et jouant des airs d'opéra à grand orchestre. Cela s'expédie d'Allemagne à toutes les buvettes un peu importantes du Grand-Ouest. Les Allemands ici sont nombreux; ils entendent leur musique, ils entrent.

Quelques buvettes amusent leurs chalands par d'autres attractions. Voici un diorama gigantesque; voici un tableau de maître, où vous verrez le colonel Corcoran conduisant au feu le brave ou, si vous aimez mieux, le galant 69e.

Les journaux ont déjà annoncé notre arrivée. Ce n'est pas tous les jours qu'un Parisien passe par Chayennes. Plus tard cela pourra venir. Allons remercier ces éditeurs polis. A Chayennes (nous avions déjà vu la même chose à Georgetown dans le Colorado), le journaliste est à la fois son auteur, son compositeur, son correcteur, son imprimeur, son gérant responsable, et il résume toutes ces fonctions sous le nom générique d'éditeur. L'Argus, comme le Leader (le Guide), nous fait une réception amicale. Ils nous offrent gracieusement et gratuitement un exemplaire du numéro du jour. Chez les vendeurs cela coûte 15 cents, 15 sous de notre monnaie. Les annonces remplissent surtout ces feuilles, de dimensions maintenant restreintes, mais qui demain seront si étendues. Les faits divers sont plaisants.

«Charles Bell a apporté une provision de pommes de chez les Mormons. Charley a fait cadeau de quelques-unes de ces pommes à l'éditeur du Leader. Que Charley Bell en soit béni. Les pommes étaient excellentes. C'est le premier fruit qu'on mange à Chayennes. Voilà un son de cloches (en anglais, cloche se dit bell) qu'il faudra souvent répéter.»

«Hier, dit à son tour un libraire, en même temps marchand de journaux, de cigares et de bimbeloterie, hier il est venu un quidam dans ma boutique. Il a tout déplié, tout lu, et le Monthly Magazine, et le New-York Herald et le Chicago Tribune. Je ne parle pas du Leader et de l'Argus de Chayennes. Il a tout déplié et tout lu; puis il est parti sans dire un mot, sans même remercier. Honte soit à ce malotru!»

«Demain, ajoute un révérend, je célébrerai l'office divin dans le salon que M. A... veut bien mettre à ma disposition. Nous n'avons pas encore d'église, mais cela ne tardera pas. En attendant, ceux qui viendront demain et qui ont des livres de prières feront bien de les apporter.»

Ainsi va le monde. Cette petite ville, la plus jeune sinon la moins peuplée de toutes les villes du globe, celle qu'aucune géographie ne mentionne encore, fière de ses hôtels, de ses journaux, de son merveilleux développement, de sa situation topographique, rêve déjà le titre de capitale. Elle ne veut pas s'annexer au Colorado, elle veut que le Colorado, s'annexe à elle. Comme elle est la seule ville du Dakota et que ce territoire est encore absolument désert, elle ne veut pas non plus faire partie du Dakota. Elle rêve de détacher de ce territoire, de ceux du Colorado et de l'Utah, un lambeau qui s'appellera le Wyoming, dont elle sera le centre[3]. Ainsi naît le patriotisme local; ainsi commencent les questions de clocher, au milieu même du grand désert. Tous les jours, les premiers Chayennes du Leader et de l'Argus sont pleins de ces débats, et la discussion s'envenime avec les journaux de Denver et de Central City, qui répondent orgueilleusement à Chayennes en l'appelant la Ville venteuse ou la Ville de paille. Si Denver n'était pas si loin, qui sait si quelque coup de revolver ne serait pas tiré de part ou d'autre pour appuyer les arguments écrits?

[3] Et Chayennes est arrivée à ses fins. Dès 1868, un acte du Congrès décrétait la formation de ce territoire de Wyoming.

Cette ville me plaît, et je regrette de n'y pouvoir passer la nuit; mais il n'y a nulle part de lit disponible, même dans les dortoirs communs. A la hâte, je jette cette lettre à la poste, et je me rends au fort Russell avec mon brave compagnon, le colonel Heine (M. Whitney est retourné à Boston ce matin). Au fort, le colonel connaît d'anciens compagnons d'armes, et nous trouverons bien une tente pour nous y installer quelques jours.

Puis nous irons voir les Peaux-Rouges du Dakota, avec la commission de paix indienne qui va se rendre au fort Laramie pour traiter avec les tribus du Nord comme elle vient de le faire avec celles du Sud. Aller au fond des prairies sans voir les sauvages, ne serait-ce pas aller à Rome sans voir le pape?

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