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Le grand-ouest des États-Unis : $b Les pionniers et les peaux-rouges : les colons du Pacifique.

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XIX

L'ÉMANCIPATION DES FEMMES.

Pittsburg, alias Fort-Duquesne (État de Pensylvanie),
24 novembre.

Je vous écris de l'État de Pensylvanie, et non de chez les Mormons. Les ouragans que nous avons essuyés dans les Montagnes-Rocheuses m'ont donné à réfléchir. Je sais combien sont rudes les hivers de l'Utah et de la Nevada.

J'aurais trouvé sous la neige et les Mormons et les mines d'argent, et j'aurais presque perdu mon temps à continuer ma route vers la Californie, où m'attendaient à leur tour les grandes pluies de l'hiver. Notez qu'à Chayennes, le colonel Heine, resté mon seul compagnon, m'a annoncé que pour sa part il n'allait pas plus loin, et retournait décidément vers l'Est.

J'ai pris conseil un moment de moi-même, et j'ai fait comme lui, en présence des raisons que je viens de vous donner. Il ne faut pas vouloir tout accomplir en une fois. Nous retournerons l'été prochain pour rendre visite aux Saints du dernier jour, et aux mineurs de Nevada et de Californie. De San Francisco, nous aurons vue sur l'extrême Orient, et nous pourrons revenir, lors de cette seconde tournée, voire même dans une troisième, par le Japon, la Chine, l'Inde, l'Arabie, l'Égypte. Il n'y aura pas grand mérite à cela. Il est plus facile de faire aujourd'hui le tour du monde que le tour de son parc. C'est la vapeur qui a tué la poésie et le danger des voyages, et je comprends que les poëtes en veuillent tant à l'industrie.

Nous nous contenterons donc, pour ce premier voyage, d'avoir parcouru, sur toute la longueur construite de 825 kilomètres, le grand chemin de fer du Pacifique; d'avoir visité le jeune territoire de Colorado et exploré les mines d'or et d'argent des Montagnes-Rocheuses, enfin, d'avoir traversé les immenses prairies du Dakota et fait connaissance avec les Peaux-Rouges. C'est déjà suffisant pour un voyage de moins de trois mois, et l'excursion des Montagnes-Rocheuses, à 2,500 lieues de Paris, vaut bien autant qu'un voyage en Suisse.

Ainsi, me voilà revenu vers des États tout à fait civilisés.

Pittsburg, que les Français ont fondé, au siècle dernier, sous le nom de Fort-Duquesne, et que les Anglais nous prirent, est le pays du fer et du charbon.

Les faubourgs de cette ville industrielle portent les noms de Manchester et de Birmingham, et n'ont rien à envier à ces deux villes anglaises pour la fumée et le brouillard. Mais je ne vous adresse pas ces lettres pour vous décrire l'industrie américaine; je préfère vous dire encore un mot de cette jeune société si virile, si audacieuse, au milieu de laquelle je vis depuis deux mois.

J'ai rencontré à Chayennes un curieux yankee. C'est le grand agitateur, M. George Francis Train, orateur populaire et fénian, financier et voyageur[11]. Il est mêlé aux opérations du chemin de fer du Pacifique.

[11] Le même dont l'arrestation en Irlande, au mois de janvier 1868, allait causer tant de bruit.

Nous sommes allés ensemble de Chayennes à Omaha et à Chicago. A Omaha, descendant de wagon, longtemps avant que le train n'eût stoppé, l'infatigable excursionniste a couru à l'office des journaux, puis est revenu à l'hôtel. Ses affiches étaient faites, sa conférence partout annoncée, que nous arrivions à peine.

A déjeuner, je le rencontrai en compagnie de plusieurs dames, dont l'une, déjà âgée, les cheveux tout blancs, avait les traits d'une rare distinction. M. Train me présenta à elle: «Madame Élisabeth Cady Stanton,» me dit-il.

Je m'inclinai. Je connaissais déjà de nom madame Stanton comme l'une des grandes promotrices de l'émancipation des femmes aux États-Unis, et j'étais heureux de connaître aussi sa personne.

Quand je dis émancipation des femmes, vous devinez que je prends le mot dans le sens le plus moral, le plus élevé. Madame Stanton demande que les femmes jouissent des mêmes droits que les hommes, et elle a fondé une association pour arriver à ce but: l'Equal Rights Association, dont il a été tant parlé.

Madame Stanton n'a rien négligé pour parvenir à ses fins; son temps, sa fortune, elle a tout donné, et elle soutient aujourd'hui de ses deniers, de ses fatigues, toutes les démarches, toutes les publications, toutes les mesures de la grande association.

Elle parle même de fonder à New-York un journal qui sera destiné à la défense de la sainte cause, j'entends l'émancipation des femmes[12].

[12] Elle a mis depuis son projet à exécution, en fondant une feuille hebdomadaire qu'elle a bravement intitulée la Révolution.

Madame Stanton, quand j'ai eu l'honneur de la rencontrer à Omaha, revenait d'une longue campagne dans le Kansas avec sa digne et infatigable lieutenante, miss Susann Anthony, qui est en même temps son secrétaire. Dans le Kansas, elles avaient converti bon nombre de dames à la théorie nouvelle, et pas mal de messieurs. Entre ces derniers, madame Stanton m'a cité avec plaisir le nom du gouverneur actuel du Kansas.

M. Francis Train s'est, depuis quelque temps, fait l'avocat de la cause féminine. C'est un des grands conférenciers des États-Unis, et il revenait, quand je l'ai rencontré à Chayennes, d'une tournée dans le Colorado et les Montagnes-Rocheuses, où il avait à la fois fait des conférences, improvisé des vers en public, décrété un grand hôtel à Chayennes, un embranchement de chemin de fer vers Denver, et chassé le buffle avec sa jeune fille, qui avait, pour sa part, tué quelques-uns de ces sauvages animaux. C'est ainsi que les choses se passent en Amérique, et l'on ne s'en trouve pas plus mal.

L'association pour l'égalité des droits ne pouvait laisser aller M. Train, l'homme le plus rapide, le plus prompt des États-Unis, the fastest man in America, comme on le nomme, sans s'assurer cette puissante recrue. Le grand agitateur a consenti bien vite à ajouter cette nouvelle corde à son arc, et bientôt on ne l'a plus appelé que l'Avocat des femmes. Tous ses autres surnoms, même celui de l'Homme du peuple, the people's man, ont pâli devant celui-là.

«Voulez-vous parler à Omaha le 19 novembre, à Des-Moines le 21, à Chicago le 22, à Milwaukee le 23, à Saint-Louis le 26, à Louisville le 27, à Cincinnati le 28, à Cleveland le 29, à Buffalo le 30, à Rochester le 2 décembre, à Syracuse le 3, à Albany le 4, à Springfield le 6, à Worcester le 7, à Boston le 9, à Hartford le 10, à Philadelphie le 12, à New-York le 14? Dites oui, et les femmes seront avec vous! Vive le droit!»

Telle était la dépêche que lui avaient envoyée, ces jours passés, les principaux membres féminins de l'Association pour l'égalité des droits, qui avaient signé: Mesdames ou mesdemoiselles Stenny, W. A. Starret, A. Robinson, Sarah Brown, Lucy Stone, Olympia Brown, E. C. Stanton, S. Anthony.

A quoi G.-F. Train avait immédiatement riposté par ce télégramme:

«Aux dames composant le comité pour le vote des femmes:

«Oui! et que Dieu protége le droit, et qu'il ait pitié de l'âme de ceux qui refusent de donner leur vote aux femmes.

«Signé: G.-F. Train

Après tout, de quoi s'agissait-il pour cet intrépide combattant? De faire dix-huit conférences en 25 jours, et je ne sais combien de centaines de milles sur les railroads américains; de parcourir un pays vaste comme la moitié de l'Europe et de s'arrêter et parler dans dix-huit grandes villes. Ne dort-on pas la nuit en chemin de fer aux États-Unis? ne se repose-t-on pas le dimanche?—«J'ai fait mieux une fois, me disait l'autre jour M. Train, j'ai fait trente lectures en douze jours.»

Le jour où nous étions à Omaha, il a fait deux lectures, lisez deux conférences de deux heures chacune, dans la même journée, une dans l'après-midi, l'autre le soir.

A Chayennes, une nuit, à neuf heures, au clair de lune, sur la place publique, je l'ai également entendu parler pendant près de deux heures devant les rudes pionniers du Far-West. Il était monté sur une caisse, sans plus de façon, et à ses pieds se tenait accroupi M. le maire de Chayennes, qui l'avait présenté au public. L'orateur aurait pu se passer, à la rigueur, de cette présentation, car tout le monde le connaît aux États-Unis.

Dans ses lectures, M. Train parle de tout, de lui d'abord, de la politique et de ceux qui en font (les politiciens), du chemin de fer du Pacifique, des sociétés de tempérance, de la prochaine élection présidentielle, pour laquelle il se propose volontiers candidat, enfin du droit de suffrage des femmes. C'est par là qu'il aurait dû commencer sa conférence d'Omaha. Au reste, le public ne partageait pas là-dessus ses idées.

Comme il est d'usage aux États-Unis, M. Train a interpellé l'assemblée: «Voulez-vous que vos femmes, vos filles, vos sœurs, politiquement, aient moins de droits que les nègres?» Et un grognement significatif, indiquant que l'assemblée, d'ailleurs presque entièrement composée d'hommes, ne se souciait point d'accorder aux femmes le droit de suffrage. M. Train a recommencé deux fois l'épreuve, même insuccès. Déjà, à Chayennes, il n'avait pas mieux réussi, et partout l'assemblée avait paru lui dire qu'on tenait la femme pour parfaite,

Si la capacité de son esprit se hausse
A connaître un pourpoint d'avec un haut-de-chausse.

Madame Stanton a succédé à M. Train. J'ai rarement vu une femme plus noble et plus digne.

Madame Stanton a soixante ans passés; ses traits, comme je vous l'ai dit, sont d'une rare distinction. Les cheveux blancs, fournis, frisés naturellement, sont peignés avec le plus grand soin. Elle portait ce jour-là une robe de soie noire montante, retenue au cou par un magnifique camée. Mademoiselle S. Anthony était également en noir. Elle a passé la quarantaine, porte des lunettes, et rappelle trait pour trait le type de ces voyageuses anglaises, grandes, maigres, que nous voyons passer si souvent à Paris.

J'ai insisté sur le costume de ces dames pour vous montrer qu'on peut, en Amérique, défendre le suffrage politique des femmes et demander pour elles les mêmes droits que pour les hommes, sans pour cela porter des pantalettes, une redingote, un chapeau pointu et une cravache, comme le font les blooméristes. Le costume masculin a été cependant adopté, me dit-on, par quelques-unes des adeptes les plus avancées du parti que dirigent si dignement mesdames Stanton et Anthony.

Madame Stanton a fait à Omaha une conférence d'une heure. Elle a parlé debout, sans lire, la main appuyée sur une table, et regardant en face l'auditoire, mais sans aucune espèce de forfanterie, avec beaucoup de dignité, de fierté. Elle a parlé lentement et réclamé pour la femme, un à un, les mêmes droits que pour les hommes, non-seulement le droit politique, mais encore les droits civils. Elle veut que la femme mariée puisse commercer, hériter comme son mari, ce que ne permettent pas partout les lois des États-Unis. Elle a montré par des exemples nombreux (et elle aurait pu citer le sien) que la femme n'est en rien inférieure à l'homme. Dans l'histoire, elle a nommé Jeanne d'Arc, Marie-Thérèse et tant d'autres; dans la littérature américaine, miss Henriette Beecher Stowe, l'auteur de la Cabane de l'oncle Tom; dans la littérature française, George Sand, etc.

Parmi les adeptes les plus convaincus des idées qu'elle défend, elle a rappelé différents noms connus, entre autres celui de John Stuart Mill, le grand économiste anglais.

Le public a applaudi à plusieurs reprises, mais on voyait qu'il n'était pas convaincu, ou, si l'on veut, converti aux opinions de l'orateur, même dans les rangs féminins. Aussi miss Anthony, qui a succédé à madame Stanton, n'a-t-elle pas emporté la place.

J'ai accompagné d'Omaha à Chicago M. Train et ces deux dames. En route, j'ai fait plus ample connaissance avec madame Stanton.

Nous avons parlé de Paris. Elle connaît bien notre littérature; elle a même séjourné assez longtemps à Paris, il y a quelques années. Notre grand sujet de conversation a toujours été la question de l'émancipation des femmes. Aux États-Unis, il y a déjà des femmes médecins, peut-être avocats: c'est bien là leur rôle. Il y en a qui sont ministres du saint Évangile. Madame Stanton s'est présentée à la députation à New-York. Assurément elle eût mieux tenu sa place, même au congrès fédéral, que beaucoup de députés assez mal en renom auprès du public.

«Je suppose une femme consul, lui disait un mauvais plaisant. Vous allez faire viser votre passe-port; on vous répond: Madame est en couches.—Eh bien, adressez-vous au chancelier, a-t-elle répliqué. Ne vous répond-on pas de la sorte si M. le consul est malade, s'il a passé la nuit au jeu ou ailleurs?»

On ne peut dire encore ce qu'il adviendra aux États-Unis de la question de l'émancipation politique des femmes. Dans ce pays, toutes les idées nouvelles se propagent si vite, et passent si rapidement de la théorie à la pratique que ce qu'on regardait comme une erreur la veille devient la vérité du lendemain. Ne voit-on pas déjà, dans les États du Nord, des colléges mixtes où jeunes garçons et jeunes filles apprennent ensemble le latin, le grec, les mathématiques, et où souvent les jeunes filles l'emportent sur les garçons? Chez nous on n'oserait, sans doute pour des motifs de haute moralité, tenter de pareilles épreuves. Là-bas on ose tout, et les résultats donnent raison à tant de hardiesse.

Allez-vous dire qu'il n'y a là qu'une affaire de climat? Il y a plus, c'est une question de liberté bien entendue. Help yourself, dit l'Américain; faites vous-même vos affaires.

Je reviens à la question spéciale qui nous occupe, celle de l'accession des femmes à tous les droits dont jouissent les hommes. Je suis obligé de reconnaître que cette question n'a pas encore fait de très-grands progrès aux États-Unis, sauf peut-être dans le Kansas et le Massachusetts. «Pourquoi? me direz-vous. N'est-elle pas assez bien définie, assez bien présentée?»

Vous venez de voir quels avocats habiles, éloquents, s'étaient chargés de la défendre. Je crains bien que M. Dixon n'ait eu raison, lorsqu'en examinant ce sujet dans son livre sur la Nouvelle Amérique, New America, il cite ce cri d'une jeune Bostonienne: «Eh bien, après, quand nous aurons les mêmes droits que les hommes, personne ne s'occupera plus de nous. Voilà pourquoi nous n'en voulons pas.»

La question est donc encore pendante: elle est loin d'être résolue, comme vous le voyez, et il faut laisser à l'avenir le soin de dire le dernier mot sur ce sujet si délicat de l'émancipation des femmes.

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