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Le grand-ouest des États-Unis : $b Les pionniers et les peaux-rouges : les colons du Pacifique.

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V

LA CITÉ DES PLAINES.

Denver (Colorado), 6 octobre.

C'est assez vous parler des Indiens; ils n'ont semé ici que la dévastation et la ruine. Parlons des blancs, des visages pâles, qui ont produit, qui ont créé. Ils ont transformé comme par enchantement le désert américain; le pays des herbes sauvages, colonisé par eux, s'est changé en fertiles campagnes.

Escaladant les Montagnes-Rocheuses pour aller en sonder les filons, ils ont planté leur tente jusqu'aux dernières hauteurs habitables, porté la civilisation à des altitudes qu'elle n'avait pas encore atteintes. Vous savez au milieu de quelles luttes quotidiennes ces merveilleux résultats ont été obtenus.

Denver, la véritable capitale du Colorado, n'existe que depuis huit ans; elle a aujourd'hui près de 8,000 habitants; elle en aurait le double sans la guerre de sécession et la guerre avec les Indiens, qui ont toutes deux si subitement arrêté l'essor des colons vers ce lointain pays.

La ville est bien bâtie; les maisons sont élégantes, construites en briques, en pierre ou en bois. Denver a des édifices nombreux, un théâtre, un hôtel des monnaies, un champ de courses. Aux États-Unis il n'y a pas, à proprement parler, de petite ville, et Denver possède aussi un collège, des écoles, divers journaux.

Je ne parle pas des églises, dont le chiffre dépasse déjà la demi-douzaine. M. de Talleyrand avait raison quand il disait que, dans l'Amérique du Nord, il n'avait trouvé qu'un seul plat et trente-deux religions.

Il n'y a pas de cuisiniers dans ce pays, mais tout le monde y est un peu révérend.

Denver a des rues larges, bien ouvertes, arrosées, plantées d'arbres. Elle est située sur la rivière Plate (branche du Sud), de part et d'autre du cours d'eau, sur lequel ont été jetés des ponts en charpente, comme savent si bien les construire les Américains. Partout sont des magasins, des maisons de banque, des hôtels, des buvettes. Volontiers, comme dans toute l'Union, on prend plusieurs fois par jour le verre sacramentel de whisky, ou quelqu'un de ces breuvages composites et glacés, que l'Exposition de 1867 à révélés aux Parisiens. A son tour, un Français a monté ici un café et un restaurant, et représente dignement, au pied des Montagnes-Rocheuses, la cuisine de notre pays. Il a aussi tous les vins de France, et les Américains connaissent bien la route de cette maison.

Le mouvement et la vie sont partout; on ne se croirait pas au fond des prairies, à 2,000 milles de New-York. Partout se croisent les voitures rapides, ou les lourds fourgons chargés des denrées de l'Est, et prêts à partir pour les cités minières. De celles-ci, il ne vient encore que des lingots d'or et d'argent, marchandises précieuses, mais qui tiennent fort peu de place.

Des montagnes ou de la prairie, on rapporte des peaux, des fourrures, dont Denver fait un assez grand commerce.

Des centres agricoles partent des produits plus encombrants, mais non moins utiles. Le pays se suffit déjà pour le blé, la farine, les pommes de terre, qui sont de première qualité.

Les produits de jardinage sont aussi de la plus belle venue et de dimensions formidables. On ne peut encore citer que la Californie qui ait fourni des échantillons analogues à ceux du Colorado. Il est vrai que la terre est vierge et ne demande ici qu'à produire.

Si je ne craignais que vous ne me missiez en demeure de vous fournir la marmite pour le faire cuire, je vous dirais que j'ai vu à Denver un chou pesant plus de 50 livres, 20 kilogrammes. Et quel chou! un chou au cœur serré, aux feuilles tendres et frisées, d'un vert tournant au blanc; un chou rond, dodu, de formes majestueuses et d'une saveur en rapport avec son teint.

Quand on songe qu'il y a sous ces climats privilégiés de si bons légumes, et que l'on nous sert à Paris des herbages aqueux, fibreux, sans nul goût, c'est vraiment le cas d'être tenté d'aller s'approvisionner au Colorado. Un jour viendra, n'en doutons point, où des tubes souterrains parcourront le globe et où, d'un coup de piston, au moyen d'une machine pneumatique, on aspirera ses provisions de ménage d'un bout à l'autre de l'univers. Alors chaque pays ne produira que ce qu'il peut produire, et nous en aurons fini avec tous les maraîchers parisiens.

Je ne dis pas de mal de cette honorable corporation, mais je dis que les légumes du Colorado et ceux de la Californie, auxquels j'ai également goûté, valent mieux que ceux du bassin de la Seine, à la latitude de Paris. Voilà tout.

Maintenant je reviens prudemment à Denver, pour ne me créer d'affaires avec personne.

Denver n'existait pas en 1859. A cette époque, des chercheurs d'or, en quête de placers au pied des Montagnes-Rocheuses, quelque part, entre Santa-Fé dans le Nouveau-Mexique et le fort Laramie dans le Dakota, comme qui dirait entre Lisbonne et Berlin, s'arrêtèrent sur la Plate du Sud. Ils lavèrent les sables du ruisseau de Cherry, tributaire de cette rivière, et, à leur grand étonnement, y trouvèrent des paillettes d'or. On est toujours un peu étonné lorsqu'on trouve l'or pour la première fois, quand même on le chercherait.

La nouvelle de cette heureuse découverte se répandit bien vite. Les pionniers, les colons des derniers États de l'Ouest, la plupart mécontents de leur sort ou croyant l'être, accoururent avec la foule des squatters, des désespérés, de tous les aventuriers que les États qu'arrosent le Mississipi et le Missouri renferment en si grand nombre. Ce fut, comme cela avait eu lieu sur d'autres points, un désordre sans nom; mais la loi de Lynch et les comités de vigilance eurent bientôt fait justice de tous les voleurs, de tous les assassins, et le calme se rétablit pour ainsi dire instantanément.

On me raconte ces débuts si agités. C'était le temps où, la ville n'existant pas encore, les émigrants arrivaient en caravane, et campaient dans leurs fourgons, à défaut d'autre abri. Il fallait alors plusieurs semaines pour arriver du Mississipi au pied des Montagnes-Rocheuses. Aucune diligence, aucun chemin de fer ne passait encore par là. Des Peaux-Rouges, on n'en rencontrait que trop, aux aguets sur la route, et il fallait composer avec eux, payer le droit de passage sur leur territoire, et au besoin leur disputer sa vie. Cependant ils n'étaient pas aussi acharnés qu'ils allaient le devenir, en présence de la colonisation du Colorado, qui leur enlevait une partie de leurs terres, et de la guerre de sécession, qui leur donnait l'espoir, en s'unissant, de vaincre l'ennemi commun divisé.

Malgré tous ces obstacles, les émigrants arrivaient en foule. Des placers nouveaux étaient tous les jours découverts. Les mines aurifères en filons, les mines de quartz comme on les nomme, parce que le quartz ou cristal de roche compacte, dans lequel nage l'or, en forme la matière principale, les mines de quartz aurifère venaient s'ajouter aux placers. Des fortunes s'édifiaient du jour au lendemain, et se perdaient quelquefois avec la même facilité dans le jeu ou la dissipation; mais on ne tenait compte que des gagnants, jamais des perdants, et le Colorado eut sa fièvre, son excitement, comme l'avait eu la Californie, avec ses gîtes inépuisables; le lac Supérieur, avec ses mines de cuivre; la Nevada, avec ses filons d'argent, la Pétrolie, avec ses sources d'huile de pierre. Dans ces affaires de colonisation, tout procède aux États-Unis par fièvre de mines, et l'on en attend une nouvelle à cette heure, car aucune émotion de ce genre n'a eu lieu depuis quelques années[1].

[1] La découverte des mines d'or de Sweet-Water (territoire de Wyoming), dans les Montagnes-Rocheuses, et surtout celle des mines d'argent de White-Pine (État de Nevada), sont venues successivement, dans le courant de l'année 1868, donner raison à ces pronostics.

L'excitation, dans le Colorado, fut portée à son comble dès les premiers jours, et tous les banquiers de New-York, de Boston, de Philadelphie, prêtèrent à l'envi leur argent à ces entreprises hasardeuses, quand ils ne purent venir eux-mêmes opérer sur les lieux. Au début, il y avait eu un moment de doute, d'hésitation. Les Pike's-pikers ou les mineurs du pic de Pike (on les appelait ainsi en jouant sur les mots, parce que la première découverte de l'or avait eu lieu, pour ainsi dire, au pied du pic de ce nom, un des rares points connus, en ce temps-là, dans les Montagnes-Rocheuses), les Pike's-pikers furent un instant regardés comme des rêveurs, pour ne pas dire plus. J'étais alors en Californie (1859), et je me rappelle que l'on y traitait sans façon de humbug la découverte de l'or dans les plaines de l'Extrême-Ouest. A leur tour, les journaux des États de l'Ouest prétendaient que les échantillons des Pike's-pikers n'étaient autres que des pépites californiennes. A la fin cependant, il fallut bien ouvrir les yeux, et l'action fut d'autant plus vive qu'il y avait eu un moment de réaction. Tout le monde accourut, tout le monde voulut avoir sa part de la curée.

Je ne puis songer à de tels faits sans me rappeler que c'était pour des raisons analogues qu'en France tournaient toutes les têtes au temps de la banque de Law. L'économiste écossais, que l'histoire n'a pas encore jugé comme il le mérite, était d'autant mieux inspiré dans ses projets de colonisation des plaines du Mississipi, que ces plaines nous appartenaient, et que le pays où l'on vient de découvrir l'or et l'argent, le Colorado, inconnu hier et qui sera si puissant demain, est précisément situé dans ce bassin du Mississipi que Law voulait fertiliser. Le grand homme était venu trop tôt. Son génie avait soupçonné ce qui existait réellement: les richesses souterraines inépuisables de ces magnifiques contrées; mais l'heure n'avait pas encore sonné de leur exploitation, et c'était d'ailleurs à un autre peuple que le nôtre que la nature avait réservé le soin de féconder ces déserts. Law n'était ni un fourbe ni un aventurier; c'était un grand économiste, disons mieux, un grand homme éclos avant sa date. C'était un type américain, quand l'Américain n'était pas encore né.

Le territoire de Colorado, colonisé principalement par l'exploitation de l'or, montre bien que tous les rêves de Law étaient des réalités. Si les mines d'émeraude dont il avait parlé n'existent pas ou n'ont pas encore été découvertes le long du Mississipi, il n'en est pas moins vrai que les mines de plomb dont il avait obtenu la concession, celles du Missouri, de l'Illinois, du Wisconsin, font aujourd'hui en partie la fortune de ces États, et sont les plus productives du monde; il n'en est pas moins vrai que les mines d'or du Colorado, par leur seule exploitation et en moins de huit ans, ont donné naissance à un territoire heureux et prospère, où ne seraient point encore accourus les pionniers sans l'appât du précieux métal qui a été de tout temps l'agent le plus certain des lointaines colonisations.

Au commencement, personne dans le Colorado. Le pays n'a pas même de nom. Il fait partie du territoire de Kansas, et le nom de Colorado est celui d'un fleuve qui descend de l'autre côté des Montagnes-Rocheuses pour se jeter dans le golfe de Californie. Les Espagnols l'ont ainsi nommé parce que ses rives, sur certains points, sont colorées par des terres oxydées, ferrugineuses, et que le fleuve lui-même en est rouge, colorado.

C'est à peine si quelque rare trappeur, quelque traitant, parcourt ces contrées pour chasser les bêtes à fourrures, le bison, le castor, l'ours, ou faire la troque avec les Indiens. Sur les plateaux des montagnes, dans les parcs, comme on les appelle, sont campés les Yutes, tribus toujours en guerre avec celles des prairies, les Chayennes ou les Arrapahoes.

Il faudra des années pour coloniser ces plaines désertes. Mais voici qu'un heureux hasard fait découvrir à des aventuriers ce que les savants, les explorateurs, les géologues, les ingénieurs eux-mêmes, qui sont passés à plusieurs reprises dans ces parages, n'ont pas encore signalé, des mines d'or! Et les colons accourent, et le pays est fondé. Là où errait le bison, et le Peau-Rouge sur ses traces, naît une ville, puis une autre. Un nouveau territoire, et bientôt un nouvel État s'ajoutera à tous ceux que compte déjà l'Union. Demain une étoile de plus brillera sur le drapeau constellé aux trois couleurs, une étoile de plus qui ne fera qu'augmenter la force du pays, sans nuire en rien à son unité. La devise des Américains n'est-elle pas: E pluribus unum?

Savez-vous comment fut baptisé Denver au début de la colonisation? Auraria, la mine d'or. Depuis, ce nom a été changé en celui de Denver, pour faire hommage au gouverneur du Kansas.

Quelques récalcitrants (où n'en trouve-t-on pas?) ont voulu un moment appeler Denver la Cité des plaines, à cause de la position de la ville au milieu des prairies. Malgré l'heureux choix de ce nom, ils n'ont pas obtenu gain de cause, et Denver est resté.

Comme il ne faut pas oublier l'or, on a reporté sur la capitale du jeune territoire, sinon le même baptême d'Auraria, au moins le titre de Golden City, ou la Ville-d'Or. Golden City est une petite ville d'un millier d'habitants que j'irai visiter demain, et d'où peut-être je vous écrirai. Les capitales sont toujours les villes les moins peuplées aux États-Unis, contrairement à ce qui a lieu en Europe, et cela s'explique dans les États purement démocratiques.

A Golden City est la Chambre des représentants et des sénateurs, et le siége du gouvernement territorial: c'est là tout; tandis qu'à Denver est réellement le centre commercial du Colorado.

Il faut dire un mot de la société de ce pays, telle qu'elle m'apparaît tout d'abord.

Denver, vous le savez, a été fondée comme sous le coup d'une baguette de fée. On a dit que les pionniers du Far-West s'en allaient dans les prairies avec un rouleau de ficelle dans la poche et une douzaine de piquets à la main; qu'arrivés à un endroit favorable, ils plantaient leurs piquets en terre, délimitant les rues et les maisons avec la ficelle, et disant: Ici sera Babylone, Thèbes, Memphis, etc. Fort bien, mais Babylone, Thèbes, Memphis, surtout celles des États-Unis, il faut les peupler. Quels ont donc été, quels sont les habitants de Denver, née il y a à peine huit ans?

Rassurez-vous. Ici ce n'a pas été, comme en d'autres pays, un mélange de tous les peuples, et en grande partie l'écume de toutes les nations. Les pionniers seuls des derniers États de l'Ouest sont venus. Il y a bien eu, comme je vous le disais, quelques troubles au commencement; mais tout s'est passé entre Américains et à l'américaine, et le calme est bien vite revenu. Les bons ayant été tout d'abord en majorité ont dispersé pour toujours les méchants. Les pionniers sont arrivés avec leur famille, leur femme, leurs enfants, et dès le premier jour société a été fondée sur des bases éternellement durables.

Le confort, les habitudes de la vie intérieure, le home, autant chéri de l'Américain que de l'Anglais, ont bien vite été retrouvés, rétablis, par les pionniers du Colorado, et vous seriez aujourd'hui étonné de rencontrer au milieu de ces contrées tant d'élégance et de bien-être.

J'ai vu ici des dames qu'envieraient ou que regrettent New-York et Boston. Nous avons dîné hier chez M. le sénateur Evans, ancien gouverneur du Colorado. La société était choisie, pleine d'entrain, et l'on a causé comme dans un salon de Paris; disons, si vous le voulez, comme dans un salon d'Américains des mieux élevés. On a surtout causé de l'Exposition internationale du champ de Mars, que l'on suit dans tous ces pays avec une curiosité émue.

Notre aimable compagnon, M. Whitney, commissaire du Colorado à l'Exposition, et qui rapporte à son pays d'adoption la médaille d'or, est partout acclamé, fêté. C'est pour lui faire accueil que M. Evans a réuni à table quelques amis. Les journaux célèbrent à l'envi la gloire de l'heureux commissaire, et l'on ne parle plus que de l'envoyer comme représentant du territoire à Washington. C'est désormais le representative man du Colorado.

J'aime déjà ce jeune pays qui se passionne ainsi pour ses affaires. Aussi vous en parlerai-je plus au long dans une prochaine lettre, que je daterai de Golden City.

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