Le grand-ouest des États-Unis : $b Les pionniers et les peaux-rouges : les colons du Pacifique.
XVI
MONÉKA, LA PERLE DES PRAIRIES.
Fort Laramie, 15 novembre.
Dans les moments de loisir que m'ont laissés les conférences, je suis allé me promener autour du fort. J'aime le calme solennel de ce désert. Partout, dans la campagne, courent ces lignes de coteaux peu élevés, formés de grès tendres, de cailloux roulés, et que je vous ai si souvent dépeints. Au pied d'un de ces coteaux, sont des cotonniers ou peupliers du Canada qui jalonnent le cours d'un petit ruisseau. Là est le cimetière des Peaux-Rouges, car dans les branchages de ces arbres sont ensevelis des Indiens. Le corps est enveloppé de toile ou d'une peau de buffle cousue, quelquefois d'une couverture de laine. Le mort est là avec ses plus beaux ornements, ses mocassins ornés de perles, ses colliers de coquillages ou de verroteries. Les loups et les rapaces affamés sont venus violer ces sépultures, comme l'on peut s'en assurer aisément en montant sur ces arbres. Le linceul qui recouvre le mort a souvent été mis en lambeaux par les bêtes, et les os du squelette n'occupent plus leur place ordinaire. Cependant quelques corps, protégés par leur enveloppe extérieure, sont restés bien conservés, et j'ai vu celui d'une jeune fille dont la peau est intacte, et même encore colorée. L'air pur des prairies a momifié ce corps délicat. On dirait que la vie vient à peine de le quitter ou que la jeune Indienne dort.
J'ai demandé à l'Ours-Agile pourquoi les Peaux-Rouges ensevelissent ainsi les leurs en plein air, au lieu de les mettre en terre: «Les esprits aiment à voyager, m'a-t-il répondu, surtout de nuit; il ne faut pas y mettre d'obstacle, et la terre que vous jetez sur eux les gêne pour sortir.»
C'est sans doute pour faciliter de tels voyages que l'on dépose souvent sur le cercueil du mort la selle de son cheval. Au milieu de la prairie on a ainsi enterré, à Laramie, un chef sioux, la Vieille-Fumée, ou, comme l'appellent les traitants de l'endroit, le père Laboucane. La selle est sur le cercueil, et tant est grand le respect que les Indiens ont pour les tombes, que personne ne l'a encore volée.
Les morts dont je viens de vous parler, hôtes silencieux des grandes plaines, ne sont pas les seuls qui ont été ensevelis auprès du fort Laramie. D'autres morts dorment dans ces campagnes, et le cimetière du fort a offert un dernier asile à plus d'un émigrant, à plus d'un soldat qui a fait sa dernière étape dans les lointaines prairies. Les pierres parlent et racontent ici plus d'une lamentable histoire. La mort aussi a rapproché les rangs et les races elles-mêmes, car quelques Indiens ont été ensevelis, avec leur mode de sépulture, dans le cimetière des blancs. Les cercueils, portés sur quatre piquets, sont recouverts d'une couverture de laine rouge. Un d'entre eux attire surtout l'attention. Une tête de cheval est clouée sur chacun des supports; sur les montants opposés sont attachées les queues. Devant les têtes, on voit éparses par terre les douves d'un petit tonneau défoncé. Que signifient ces emblèmes? Est-ce là le tombeau d'un grand chef, et a-t-on immolé sur son cercueil, comme autrefois pour les guerriers germains, les deux poneys qu'il affectionnait le plus?
Je me suis informé auprès d'un des résidents du fort de l'histoire qui se rattache à cette tombe.
—Ce n'est pas la tombe d'un chef, m'a-t-il dit, c'est celle de Monéka, la fille de la Queue-Bariolée.
—Je connais bien de réputation la Queue-Bariolée, ai-je répondu. Qui peut ignorer ici le nom de Sintegeleshka, l'illustre chef des Brûlés? Cependant je ne l'ai jamais vu.
—Comment! vous n'avez pas encore vu la Queue-Bariolée, et vous êtes venu dans les prairies!
—Je n'ai pas encore vu Sintegeleshka. La première fois que je parcourais le chemin de fer du Pacifique, il y a quelques semaines, le grand guerrier était dans les environs du fort Sedgwick, près la station de Julesburg. On nous avait annoncé qu'il venait de se brouiller de nouveau avec les blancs, et qu'il arrêterait le train, comme ses braves (ses lieutenants) l'avaient fait déjà récemment.
—Et il vous fit dérailler?
—Il n'en a rien été. La Queue-Bariolée échangea même alors à North-Plate un speech amical avec les commissaires, et leur promit de se rendre, accompagné de ses guerriers, aux conférences de Laramie.
—Vous voyez bien qu'il n'est pas venu.
—Je ne m'en aperçois que trop. Aussi, ne pouvant entendre de sa bouche l'histoire de Monéka, je vous prie de me la raconter.
Mon interlocuteur s'est prêté de bonne grâce à ma demande, et m'a conté l'histoire de Monéka.
La voici fidèlement, telle que je l'ai recueillie de sa bouche.
Monéka (en sioux, la Perle des prairies) était l'unique fille de la Queue-Bariolée. Il y a trois ans, son père était en guerre avec les blancs. Monéka avait suivi son père, et campé avec lui dans les environs du fort Laramie. Elle devint amoureuse d'un officier du fort, et comme elle avait toujours désiré épouser un Visage-Pâle, elle demanda à son père la permission d'être la femme de l'officier. Le sachem, irrité, refusa son consentement, et s'en alla avec ses braves et tous ses guerriers à l'extrémité des prairies, à 400 milles à l'Est. Sur sa route il sema partout la désolation et la mort, attaquant les caravanes, pillant, incendiant les fermes, et tuant sans pitié les blancs, dont il portait aussitôt les chevelures ou scalps comme autant de trophées. Cela dura pendant toute une année, et le nom de la Queue-Bariolée, ou Spotted-Tail, comme l'appellent les Américains, devint la terreur des prairies.
Cependant Monéka, qui n'avait pas voulu désobéir à son père, était devenue triste, taciturne. Elle qui d'habitude apportait tant de gaieté dans le camp des Indiens, elle qui commençait toujours la première les danses et les chants, était depuis plus d'un an mélancolique, et n'adressait plus la parole à personne, même à la Queue-Bariolée. Une maladie de langueur la minait peu à peu. Un jour, sentant ses forces à bout, elle fit appeler le grand chef.
«Mon père, lui dit-elle, je vais mourir; vous savez que j'ai toujours aimé les blancs: je demande à reposer dans leur cimetière. Faites la paix avec les Visages-Pâles; ils sont plus forts que nous. Déjà ils sont maîtres de la moitié des prairies, et l'Indien disparaîtra devant eux. Promettez-moi de faire la paix, et d'aller ensevelir mon corps dans le cimetière des blancs à Laramie.»
Ce furent les dernières paroles de Monéka, qui rendit l'âme entre les bras de son père désolé.
Toute la tribu pleura sa mort, car chacun l'aimait, et le vieux traitant Pallardie, qui a connu la jeune princesse, me disait tout à l'heure dans son langage original: «C'était une brave fille, sensée, et qui raisonnait bien; quel dommage qu'elle ne vive plus!»
Le lendemain de la mort de Monéka, la Queue-Bariolée réunissait tous ses guerriers, et, dans un de ces discours que les Indiens savent si bien improviser, il racontait avec une éloquence émue les derniers moments de sa fille.
«Je veux remplir ses dernières volontés, dit-il, nous allons partir pour le fort Laramie et y porter le cadavre de Monéka.»
Et alors tous ces hommes, sans dire un mot, montèrent à cheval et suivirent leur chef. La Queue-Bariolée portait lui-même le corps de sa fille. Cinq jours on marcha de la sorte. Le sixième jour on arriva enfin à Laramie.
Comme les Peaux-Rouges étaient en guerre avec les blancs, la Queue-Bariolée fit arrêter sa bande à quelque distance du fort, puis il demanda une entrevue au commandant, le colonel Maynadier, qui la lui accorda.
«Père, lui dit-il, je viens remplir un devoir près de toi. Je t'apporte le corps de ma fille, qui m'a demandé en mourant d'être enterrée au fort Laramie.»
Le commandant, ému, promit à Spotted-Tail de recevoir le corps de Monéka et de le faire ensevelir avec toutes les cérémonies que pratiquent les blancs en pareille occasion. Le chapelain du fort fut immédiatement prévenu, et, le lendemain, au moment où le grand chef de la bande des Brûlés venait, suivi de tous ses guerriers, remettre le corps de Monéka entre les mains du commandant, il fut reçu à la porte du cimetière par le colonel Maynadier lui-même et les officiers en grand uniforme. A côté étaient le chapelain et les desservants, puis les divers employés et résidents du fort. Un piquet de soldats formait la haie.
Les Indiens étaient venus à cheval, vêtus de leurs plus beaux costumes.
On entonna le chant des morts d'après les rites des chrétiens, et l'interprète du fort traduisit chaque verset aux Peaux-Rouges. Ces enfants du désert, qui jamais dans leur langue n'avaient entendu des chants d'une poésie si austère et si sombre, étaient profondément émus; pour la première fois ils versèrent des larmes.
Puis vint le moment des offrandes. Il est d'usage chez les Indiens, quand on va ensevelir un mort, de lui dire le dernier adieu et de lui faire un présent. Le commandant ôta ses gants:
«Je donne ces gants à la belle Monéka, dit-il, pour qu'elle en recouvre ses mains et les protége contre le froid dans le grand voyage qu'elle va faire vers les heureuses plaines.»
Les Indiens arrivèrent ensuite et offrirent chacun à la Perle des prairies ce qu'ils avaient de plus précieux.
Enfin, Monéka fut mise dans un cercueil de bois de cèdre, qu'on éleva sur quatre poteaux à un angle du cimetière du fort. Au-dessus on jeta une couverture de laine rouge, la couleur préférée des Indiens. On immola sur le tombeau de la jeune princesse les deux poneys qu'elle montait de préférence, et on cloua leur tête sur les poteaux qui soutenaient la sienne, et leur queue où elle avait ses pieds. Devant les têtes, on mit un tonnelet rempli d'eau, afin que les chevaux pussent se désaltérer dans leur longue course vers les heureuses plaines, vers les prairies où il fait toujours beau, et où l'on chasse le buffle sans jamais être fatigué.
Et voilà comment, si vous passez jamais à Laramie, on vous racontera l'histoire de Monéka, la Perle des prairies, la fille de la Queue-Bariolée.