Le grand-ouest des États-Unis : $b Les pionniers et les peaux-rouges : les colons du Pacifique.
VII
LES MINEURS DES MONTAGNES-ROCHEUSES.
Central City, dans les Montagnes-Rocheuses,
25 octobre.
Nous voici revenus chez les hôtes aimables dont je vous parlais dans ma précédente lettre. Ailleurs nous n'avons fait que camper, ici nous avons séjourné quelque temps.
Tout le monde a été pour nous d'une bienveillance empressée. Vous savez comment nous avons été reçus à Denver; à Georgetown, la ville a demandé à nous traiter elle-même. Quand nous avons fait appeler l'hôtelier pour solder notre note, il nous a répondu que c'était le conseil municipal qui entendait payer. A Central City, la bande musicale nous a reçus, dès le premier soir de notre arrivée, au son des instruments de cuivre; elle a joué tout son répertoire, et de plus, pour faire honneur sans doute au Français qui était là, une Marseillaise. Il est vrai que celle-ci était tellement mitigée, que si on l'eût sonnée de la sorte à nos volontaires de 93, ils n'auraient certes point marché au feu avec autant d'entrain. Après tout, c'est peut-être un effet de climat. Les notes comme les idées changent suivant la latitude, et ce qui est la Marseillaise au 49e parallèle en Europe, peut devenir une pastorale au 40e en Amérique.
Nous avons dû partout, pour être agréable au public, faire des conférences, des lectures, comme on dit aux États-Unis, parce que l'orateur a l'habitude de lire. Les auditeurs sont venus à nous nombreux, avides d'apprendre.
Ici c'est une société qui a mis une salle à notre disposition; là c'est un révérend qui nous a gracieusement prêté son église, les salons du Mechanic's Institute ou de l'Institut des ouvriers n'étant pas assez grands pour contenir toute la foule.
Le colonel Heine a parlé sur le chemin de fer du Pacifique; M. Whitney, sur notre Exposition du champ de Mars, et moi j'ai traité devant tous ces mineurs la question si palpitante pour eux de l'or et de l'argent.
J'aime ces hommes vigoureux et fiers, qui ne demandent leur bien-être qu'à eux-mêmes et ne comptent pas sur autrui pour arriver à quelque chose. Dans le Colorado, comme dans toute l'Union, on pratique la grande maxime anglo-saxonne: Help yourself! Aidez-vous vous-mêmes!
Je vous ai déjà parlé des pionniers venus ici avec leur famille: on se protége, on se défend mieux quand on est plusieurs; mais nombre d'émigrés sont arrivés tout seuls et n'en ont pas pour cela perdu courage. J'ai rencontré l'autre jour sur les mines de Trail-Creek, dans un vallon étroit, caché au milieu des bois de sapins et entouré de cimes neigeuses, plusieurs de ces intrépides solitaires. Un, entre autres, le docteur Howland, de Boston (pourquoi ne le nommerai-je pas?) m'a surpris par son calme stoïque. D'une excellente famille, ayant reçu la meilleure éducation, il a quitté le bistouri du chirurgien pour le pic du mineur. Un des premiers, il est parti pour les placers du Colorado, et il dirige aujourd'hui une mine de quartz aurifère et un moulin mécanique à broyer et amalgamer la roche.
La première fois que j'ai vu le docteur, il m'a montré avec une certaine fierté les beaux échantillons qu'il a trouvés lui-même. Sur une planche appendue au mur, dans sa cabane, sont quelques livres de science appliquée: des traités de chimie, de métallurgie, d'exploitation des mines, un cours de minéralogie. Quelques-uns de ces livres sont écrits en français. Il y a, là aussi, souvenir des premières études, un Galien dans l'original, en latin.
—Je me distrais par la lecture, m'a dit le docteur.
Et comme je lui demandais si cet exil au fond des bois et dans un vallon si triste ne lui était pas pénible.
—Je n'aime pas la société, m'a-t-il répondu. Je suis bien ici et j'y reste.
—Mais la Bible ne dit-elle pas: Malheur à celui qui est seul! Væ soli!
—La Bible n'a pas dit cela pour moi.
La localité qu'habite le docteur, déserte maintenant, a été naguère plus vivante, plus animée. Une série de cabanes en ruines, la plupart bâties de troncs d'arbres et de boue, véritables log-houses de pauvres pionniers, ont un moment répondu au nom retentissant d'Oroville. Les placers se sont bien vite épuisés, et, avec eux, ont disparu les espérances des chercheurs, qui sont allés, sans se décourager aucunement, exercer leurs efforts sur d'autres points. Ils n'ont pu, comme Bias, emporter leurs maisons sur leurs épaules: Oroville, à peine née, est déjà une ville en ruines.
Quelques rares mineurs, tenaces, infatigables, découvreurs obstinés, sont restés avec le docteur Howland. Courant la montagne à mesure que la vallée leur a fait défaut, ils ont bientôt mis à nu, sur les flancs tributaires du Trail-Creek, des veines de quartz aurifère. Grâce aux lois libérales qui régissent l'exploitation des mines dans toute l'Union, ils ont pu s'adjuger sur l'heure, moyennant quelques formalités élémentaires, la propriété pleine et entière de ces gîtes, sur une certaine longueur et une profondeur indéfinie.
Un de ces découvreurs est le Français Chavanne, que j'ai deux fois rencontré sur les lieux, toujours à l'œuvre, hardi, entreprenant, et donnant pour sa part une très-bonne opinion des travailleurs de notre pays. Et cependant Chavanne n'est pas content: Franc-Comtois, il désire revoir la Comté.
—Ah! monsieur l'ingénieur, me disait-il il y a quelques jours, si vous pouviez monter une compagnie à Paris pour faire exploiter tous ces filons, je vous les donnerais pour rien, et j'irais en France revoir mon vieux père. J'ai bien envie de retourner au pays.
—Mais, Chavanne, au pays ou ici, il faut toujours travailler.
—C'est vrai, monsieur; mais l'Amérique, voyez-vous, ce n'est pas la France.
—Faites donc comme ces Américains qui viennent ici sans espoir de retour, et colonisent jusqu'aux plateaux les plus élevés des Montagnes-Rocheuses.
—Les Américains sont chez eux; moi, je n'ai pas eu de chance. J'avais gagné de l'argent à New-York dans l'étamage des glaces; mais le mercure, c'est un mauvais métal, et cependant c'est ce qui m'a donné l'idée de travailler les mines d'or. J'ai gagné beaucoup au commencement. J'ai vendu pas mal de filons. A présent les affaires ne vont plus, et je voudrais bien placer les mines qui me restent. Si vous pouviez monter une compagnie à Paris, je vous les donnerais pour rien.
Et ce disant, Chavanne me faisait les honneurs de son log-house. Il me montrait, clouée à la muraille, la carte du district aurifère de Trail-Creek, couverte d'un réseau de filons, réels ou imaginaires, découverts par les chercheurs de l'endroit, les prospecters comme on les appelle.
Ces coureurs de montagnes, ces chasseurs de veines métalliques, qui remettent en mémoire les buscones ou cateadores du Pérou et du Chili, les gambusinos, les rebuscadores du Mexique, ont eu dès les premiers temps, dans le Colorado, d'illustres représentants. C'est l'un d'eux, Gregory, ancien mineur de l'État aurifère de Georgie, qui a découvert, à Central City, le fameux filon qui porte son nom. C'était au commencement de l'exploitation. «Si les ruisseaux aux pieds des Montagnes-Rocheuses roulent de l'or, s'était dit Gregory, les montagnes doivent en renfermer.» Et il était parti, seul, à pied, gravissant les pentes roides des vallées où nul n'était entré avant lui. Il portait sur son dos ses vivres, ses outils. Au bout de quelques jours, il arrive au lieu où est aujourd'hui Central-City, à plus de 2,500 mètres d'élévation, et, là, trouve la veine tant cherchée, et des pépites d'or grosses comme des noix.
Mais Gregory n'a plus de vivres et un ouragan de neige s'élève. Comme quelques vainqueurs, va-t-il périr au milieu même de son triomphe? Il descend à Auraria, à la Cité des Plaines, aujourd'hui Denver, et, là, fait confidence à un ami de sa trouvaille. Tous deux reviennent sur le gîte, l'exploitent avec activité, et, au bout de quelques jours, rentrent chargés d'or à la ville. Aussitôt le bruit de cette découverte se répand, et une armée de mineurs accourt dans les défilés des Montagnes-Rocheuses.
Telle a été l'origine de l'exploitation métallifère à Central City, tels sont les faits qui ont donné naissance à cette ville et aux cités voisines de Black-Hawk et de Nevada.
La découverte des mines d'argent de Georgetown est due à des circonstances analogues. Un beau jour, en 1864, le gouverneur Steele,—que j'ai eu le plaisir de rencontrer à Georgetown, et qui a reçu, je crois, le titre qu'il porte, parce qu'il a eu quelques chances d'être nommé gouverneur du Colorado,—le gouverneur Steele part avec quelques amis.
«Montons sur la cime des montagnes, leur dit-il; il doit y avoir là-haut des mines d'argent.» Et les uns se dirigent d'un côté, les autres d'un autre. On se rejoindra sur le Snake-Range (la crête du Serpent), à 3,500 mètres de hauteur. On reste plusieurs jours dans les défilés, sur les cols. A la fin, un des chasseurs découvre un filon très-riche en minerai d'argent.
Quand on a trouvé un filon, on en trouve bientôt un autre. Bref, un nouveau district métallifère se fonde, celui d'Argentine, rival de celui de Gregory. La seule différence est qu'ici on exploite l'or, et là l'argent.
C'est avec de tels hommes et par de tels moyens que le Colorado s'est formé, développé, et que le travail des mines y a de plus en plus progressé. A Georgetown, à côté des gouverneurs Steele, Patterson, etc., j'ai rencontré des chercheurs encore plus nomades, de vrais aventuriers des montagnes, par exemple l'Américain Brown, qui a découvert sa bonne part de filons.
«Je gravis les plus hautes crêtes, me disait-il, tout seul, portant moi-même mon pic, mon marteau et des provisions pour plusieurs jours. Je cherche, je flaire, je gratte le gazon; et sous l'herbe, peu à peu, je finis par découvrir les têtes des veines métalliques. Je les reconnais à des lignes de quartz blanchâtre, décomposé, pourri, jauni par le fer, quelquefois taché de points brillants d'un gris d'acier. Enfin je découvre les veines et c'est là ce que je veux. Alors seulement je prends la boussole, je claime le gîte, c'est-à-dire que je définis géométriquement ma propriété. Comme inventeur, j'ai droit, vous le savez, à 3,000 pieds de filon. Je les fais inscrire chez le recorder ou greffier du district. Je paye la taxe, c'est peu de chose: 4 dollars, 20 francs de votre monnaie, et tout est dit. Mon filon est porté sur le registre du district avec le nom dont je l'ai baptisé; j'en suis le seul propriétaire. J'en ai ainsi quelques-uns à vendre, en voulez-vous?»
Et Brown me montrait, sur les hauts sommets de Georgetown, des lignes de filons qui couraient à perte de vue au pied même des glaciers, et sur lesquelles il fallait toute une journée pour grimper.
Le prospecteur était vêtu d'un habit de peau de daim à franges, orné de broderies en forme d'arabesques; il avait des culottes de cuir comme les Peaux-Rouges. Il portait les grosses bottes du pionnier, enfin le chapeau de feutre à larges bords du trappeur des prairies.
«—Tout cela m'a bien coûté 200 dollars (1,000 francs), me dit-il. J'ai depuis longtemps envie d'aller à Paris. Je veux me promener sur les boulevards avec mon costume de trappeur. Croyez-vous que je ferai figure?
—C'est cette année, Brown, qu'il eût fallu aller à Paris. A l'Exposition du champ de Mars, vous auriez attiré la curiosité publique avec les Japonaises et les petites Chinoises qu'on exhibe là-bas, à côté des produits de l'industrie.
—C'est trop tard à présent; mais vous me verrez un jour sur les boulevards avec mon costume, sachez-le bien.»
Que dites-vous de tous ces énergiques travailleurs, mon cher ami, vous qui lisez tranquillement cette lettre à Paris? Croyez-vous que tous ces hommes représentent dignement dans le Grand-Ouest l'avant-garde de la civilisation? Oui, n'est-ce pas? et ils la représentent sans distinction de nationalité. Si j'avais le temps, si je ne craignais de fatiguer votre attention, je ferais passer devant vos yeux d'autres types de mineurs, de pionniers: l'Espagnol Dominguez, marié avec une Française; des capitaines de mines venus du Cornouailles anglais; des prospecteurs, des exploitants de filons: Irlandais, Allemands, Italiens, Canadiens, Français; vous verriez en un mot la légion honnête et virile des travailleurs passer devant vous, chacun avec les caractères distinctifs de sa race, et tous avec un caractère commun, celui de la persistance, de l'énergie, du sang-froid, qui fait les bons pionniers et les véritables colons. Mais c'en est assez pour aujourd'hui; je vous parlerai bientôt des mines après vous avoir parlé des mineurs.