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Le grand-ouest des États-Unis : $b Les pionniers et les peaux-rouges : les colons du Pacifique.

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XX

LA VILLE IMPÉRIALE.

New-York, 27 novembre.

New-York, où je viens d'arriver, a grandi encore depuis mon dernier passage. C'est bien la Ville impériale, comme l'appellent les Américains, avec une légitime fierté. Il y a deux cent cinquante ans à peine, l'île de Manhattan était achetée pour quelques écus par les Hollandais, premiers colons du pays, aux Indiens qui habitaient ces parages. Les Hollandais jetèrent là les fondements de la Nouvelle-Amsterdam, que les Anglais appelèrent plus tard New-York. Aujourd'hui l'île de Manhattan est devenue trop étroite pour les développements de la grande ville qui renferme presque un million et demi d'habitants, et en face, le long de ce bras de mer qu'on nomme le fleuve de l'Est et le long du fleuve de l'Hudson, s'élèvent de riches cités: Brooklyn, qui compte près de 400,000 habitants, et Jersey City, qui en a plus de 60,000.

Il faut voir sur la carte la position de ces trois villes, qui abritent ensemble deux millions d'âmes, pour bien comprendre non-seulement leurs progrès actuels, mais encore toute leur importance. Brooklyn et Jersey City sont au reste les deux satellites de New-York. Elles gravitent autour d'elle, et prennent leur part de chaque jour dans l'avancement de la grande métropole, qui comptera à elle seule plusieurs millions d'habitants avant la fin de ce siècle, car la population y double tous les quinze ans.

New-York est assise sur une large baie, mieux garantie, non moins belle que celle de Naples tant vantée; un étroit goulet la protége contre les vents et les flots de la haute mer. Jamais nappe d'eau n'offrit un spectacle pareil: les steamboats, les bateaux à voile, s'y croisent en véritables flottes. De l'autre côté de la baie descend un des plus magnifiques fleuves du monde, l'Hudson. Sur ses rives taillées à pic au-dessous de l'eau et formant le port naturel le plus sûr, car elles sont, à la surface, de niveau avec le sol, ancrent librement tous les navires; au milieu de ses eaux profondes, peuvent monter jusqu'à Albany, capitale de l'État et distante de 135 milles de New-York, les vaisseaux du plus fort tonnage. Tout le long du trajet, le paysage est ravissant. Ici les Palissades, énormes coulées de lave d'une hauteur qui atteint 500 pieds, s'étendent sur la rive droite du fleuve comme une véritable fortification; là, les coteaux verdoyants de West-Point et les montagnes bleues des Kaatskills dominent les méandres que trace le cours d'eau en s'élargissant tout à coup: on se croirait au milieu d'un des lacs de la Suisse. Aussi les Américains sont fiers de leur beau fleuve. «Avez-vous navigué sur l'Hudson?» telle est la première question qu'ils adressent au voyageur nouvellement débarqué.

D'immenses steamers, véritables caravansérails flottants, décorés avec un luxe dont nous n'avons pas l'idée en France, remontent et descendent l'Hudson à chaque instant. Dans les vastes salons aux lambris dorés, sont partout étendus de moelleux tapis. Des tables, des siéges de forme artistique, ornent en outre l'intérieur du navire. On ne prendrait pas chez nous plus de soin pour un roi en voyage. Ici, le roi, c'est tout le monde; c'est le peuple, et partout on le gâte et le choie. Les misses rieuses et coquettes, les gentlemen, plus silencieux, se pressent en foule dans les salons ou autour des galeries extérieures, tandis que le navire s'avance à toute vapeur. Si un concurrent suit la même route, souvent une lutte de vitesse s'engage: c'est à qui arrivera le premier. Dans un défi de ce genre, un capitaine se trouve un jour à bout de combustible; car, lorsqu'on veut aller deux fois plus vite, il faut dépenser huit fois plus de charbon: c'est la mécanique qui le dit. Or notre capitaine voulait gagner la lutte à tout prix. Il jeta tout le mobilier de son bateau sous ses chaudières, et enfin, comme la pression de la vapeur augmentait outre mesure, il s'assit bravement sur la soupape de sûreté, en criant aux chauffeurs: «Allons, mes enfants, un dernier effort!» Les passagers, si la chaudière avait fait explosion, auraient certainement sauté avec elle, mais ils applaudissaient le capitaine, et ne se souciaient que d'une chose: d'arriver les premiers. Ainsi va le monde en Amérique. Le sentiment de la sécurité n'y existe guère en voyage; on n'en voyage pas moins, et généralement on arrive. Tant pis pour ceux qui restent en chemin! C'est une de ces mauvaises chances qu'on peut rencontrer dans la bataille de la vie. Cette insouciance des Américains pour le danger fait une partie de leur force, et donne le secret des merveilleux résultats auxquels ils arrivent dans leur vaste colonisation.

Je retourne à la Cité impériale. Voulez-vous y descendre avec moi? Notre steamer vient de toucher au quai. Les abords de la ville marchande sont peu séduisants, et les rues sont partout mal pavées, malpropres, pleines d'abîmes, surtout en hiver. C'est le défaut du régime libre et démocratique de se reposer sur chacun du soin de tout faire, de sorte que souvent rien ne se fait, alors que tout se fait chez nous trop bien, avec un régime fortement centralisé. La municipalité new-yorkaise ne s'occupe guère de la ville, et laisse les choses aller à l'avenant. Le marché devant lequel nous passons est un charnier bourbeux, dont la plus sale bourgade en France ne voudrait pas. Nous voici dans les rues Wall, Pearl, Beaver. Quelle activité! quel mouvement! La Cité de Londres elle-même est dépassée. Les lourdes charrettes vont et viennent, chargées de toutes les marchandises du globe: balles de coton ou de laine, sacs de café, caisses de thé, boucauts de sucre ou de tabac, barriques de vin ou de pétrole. Le charretier, debout sur son véhicule, comme le triomphateur antique, fouette vigoureusement ses chevaux, et interpelle les passants qui ne se rangent pas assez vite. A droite, à gauche, sont les bureaux du commerce. Au rez-de-chaussée, les changeurs, qui trafiquent des valeurs publiques, et jouent sur la monnaie de papier, la seule qui ait cours depuis la guerre de sécession. A l'entresol, aux étages supérieurs, les banquiers, les armateurs, les courtiers, les négociants. A part quelques bureaux assez convenablement décorés, les autres offices sont de véritables bouges, comme du reste à Londres, à Manchester, à Birmingham, à Liverpool. En Amérique comme en Angleterre, on a son bureau et sa maison: le bureau dans le quartier bruyant des affaires; la maison dans la partie la plus éloignée et la plus calme de la ville. Au bureau tout le monde entre librement, même le premier venu quel qu'il soit; à la maison est le foyer respecté, le home. On n'y reçoit que ses amis, et on les choisit avec un soin scrupuleux, même dans ce pays démocratique, où l'égalité n'existe qu'à la surface et n'est pas plus absolue qu'ailleurs. Le cœur humain est le même partout, et il n'y a pas de système parfait de gouvernement.

Voulez-vous visiter un de ces offices? Nous sommes dans Wall-street, la rue par excellence des banquiers, des changeurs. Aux portes de chaque maison, sont suspendus d'immenses tableaux de bois noir, divisés en autant de compartiments qu'il y a d'étages, en autant de numéros qu'il y a de cellules occupées. Devant chaque numéro est inscrit en lettres d'or le nom de l'occupant ou des occupants, car le prix des loyers est si cher que l'on trafique quelquefois plusieurs dans la même chambre: touchante confraternité! Le mobilier de l'appartement est grossier: chaises de paille, tables du bois le plus commun. Un parquet que le balai visite rarement, et çà et là d'énormes crachoirs (passez-moi le mot) en faïence grossière ou en caoutchouc, en forme de moules à pâté.

En Amérique tout le monde chique, même en haut lieu, et le spittoon est devenu une annexe indispensable du mobilier de tout bon Yankee.

Entrez avec moi dans cet office. J'ai une lettre qui me recommande au patron, un grand banquier du pays. Je prononce son nom en entrant. Un gentleman, le chapeau sur la tête, les pieds sur le manteau de la cheminée, et le corps enfoncé dans son rocking-chair ou chaise berceuse, tend une main pour prendre la lettre, et de l'autre donne à son couvre-chef un mouvement qui l'assujettit davantage. Il lit la lettre, me la rend: «C'est pour mon frère, me dit-il, sans se déranger aucunement; il sera bien fâché de ne pas vous avoir vu. Il est en ce moment à Boston.» Et tirant de sa poche une tablette de tabac, il y taille avec son couteau la dose accoutumée, la reçoit dans le creux de sa main et, d'un mouvement bien combiné, la jette d'un seul trait dans sa bouche. Puis me passant le couteau et la tablette:

—En usez-vous? me dit-il; ne faites pas de cérémonie.

—Merci, je ne chique pas. Bonjour!

—Adieu!

Et je ne le reverrai plus de ma vie, ni lui ni son frère. C'est avec ce sans-façon que les affaires partout se traitent.

Le mot d'office, que les Américains et les Anglais appliquent à leur bureau, a donné lieu un jour à une singulière méprise de la part d'un de mes amis qui parlait fort peu l'anglais. Il avait, comme moi, une lettre pour un trafiquant du pays. Au lieu de la porter au bureau du destinataire, il la remet à sa maison, un matin. Le domestique répond:

—Monsieur est à l'office.

—Et jusqu'à quelle heure? demande le voyageur.

—Jusqu'à trois heures.

—Voilà un homme bien dévot, réplique mon ami en s'en allant; alors je reviendrai ce soir.

Autant l'office est mal tenu, mal situé, autant le home est soigné, confortable, établi dans les plus beaux quartiers de la ville. Chacun a sa maison, et l'occupe seul. Je ne sais où tous ces gens gagnent tant d'argent, pour se payer tous une maison qui, non meublée, coûte au moins cinq cent mille francs; mais le fait existe, et je le constate. Et quel bien-être! De l'eau à tous les étages, froide et chaude, salles de bain, calorifère. La cuisine est confinée dans le sous-sol avec un escalier séparé. Souvent un jardinet, un arbre à fleurs devant la maison, à côté de belles marches en pierre. Toutes ces demeures, principalement dans la Cinquième Avenue, le quartier le plus fashionnable, le plus somptueux de New-York, forment des alignements magnifiques, et l'on ne peut nier que l'architecture civile ne soit ici fort avancée. «Mais ce sont là des maisons de carton; ces pierres si bien taillées, ciselées, ne sont qu'en placages,» me disait un jour un de ces Français (et ils sont nombreux) qui trouvent tout mal en Amérique. Et que m'importe, si les lignes sont pures, gracieuses, élégantes, et si la maison tient bien; surtout si l'intérieur en est convenablement disposé?

Il règne, dans quelques-unes de ces demeures, un luxe qu'on peut qualifier de princier. A New-York, les gens qui ont plusieurs millions de rente ne sont pas rares, et les marchands américains, comme jadis ceux de Phénicie, ont des listes civiles de rois. Les tableaux, les sculptures, les objets d'art, les meubles les plus délicats, les œuvres les plus renommées des maîtres anciens ou modernes, sont littéralement entassés dans quelques-uns de ces logis, et l'hiver on y donne des fêtes splendides. Tout cela se fait souvent sans beaucoup de goût; mais laissez faire, le progrès viendra. «Nous sommes un peuple jeune, et nous avons besoin d'apprendre. Voilà pourquoi nous allons en Europe.» Ainsi vous répondent les Américains quand, familiarisés avec vous, ils vous permettent de critiquer librement leur pays. Déjà l'on peut dire que les voyages d'Europe, qu'ils font tous plusieurs fois, leur ont été des plus profitables.

A Paris, nous recevons chaque hiver toute une colonie américaine. Vous les avez vues, ces jeunes misses à l'opulente chevelure, aux yeux vifs, aux joues tantôt rosées et tantôt un peu pâles, ces misses, à la taille élancée, aux formes bien prises, ces danseuses, ces causeuses infatigables, vous les avez vues, n'est-ce pas, chaque hiver à Paris, dans toutes les soirées, mais surtout à celles du général Dix, qui représente avec tant de dignité le gouvernement américain? Ces élégantes ont fait la conquête de tous nos jeunes gens, et plus d'une n'est jamais retournée au pays natal. Celles qui s'en reviennent apportent à New-York leur contingent de bonnes manières et d'idées nouvelles, et par elles, par ces délicates messagères, le monde américain progresse étonnamment. «Chez nous, les femmes valent mieux que les hommes,» tel est le cri général aux États-Unis. Les hommes, trop occupés, enlevés trop jeunes à la vie d'école et de famille, n'ont pas eu le temps de soigner leurs façons. Mais les femmes ne sont-elles pas les premières partout et les meilleures institutrices des hommes? Heureux le pays où leur influence domine encore!

Comme elles sont plus vives, plus gracieuses que les blondes filles d'Albion, toutes ces jeunes Américaines! J'en demande pardon aux Anglaises, mais les Américaines vont de pair avec les Françaises (proclamées partout sans égales), pour la grâce, l'esprit, la manière de porter une robe. Et comme la beauté américaine est au-dessus de celle des Anglaises! Elle a je ne sais quoi de plus fort, de plus énergique, quelque chose de hardi qui ne déplaît pas. Quand on se promène dans Broadway, à l'heure où la foule encombre ces boulevards de New-York, on n'y rencontre que de jolies femmes. «Comment en serait-il autrement?» me disait hier une personne qui sait observer. D'abord tous ces hommes, qui arrivent ou sont arrivés ici, et dont ces jeunes filles que vous admirez proviennent, n'ont-ils pas été pris à tous les pays du monde: Anglais, Allemands, Espagnols des Amériques, Scandinaves, Italiens, Français? Or, le mélange de telles races ne peut donner que de très-beaux produits. Et puis, tout homme qui vient aux États-Unis a quelque chose en lui. A part de rares exceptions, ce n'est ni un paresseux, ni un ignorant, ni un être chétif et malingre. Il est entreprenant, courageux, il a, comme on dit, bon pied bon œil. L'accouplement entre de tels êtres a bien des chances de réussir.»

Je laissai dire mon ami comme nous descendions Broadway, et je trouvai qu'il avait raison.

Vous parlerai-je maintenant de cette curieuse rue, de plus de deux lieues de long, que l'on a comparée aux boulevards de Paris, mais qui est loin de les égaler par l'élégance des boutiques et l'ampleur de la voie, si elle les dépasse sur certains points par l'animation, et ce je ne sais quoi de turbulent, de criard, de fébrile, qui révèle partout l'Américain? vous parlerai-je des immenses magasins qu'on rencontre tout le long de Broadway, et dont quelques-uns sont uniques au monde? ferai-je le tableau du spectacle qu'offre cette rue à certaines heures de la journée? Mais tout cela a déjà été dit vingt fois, et vous le savez par cœur. Vous connaissez aussi les églises, les théâtres, les hôtels, les squares, le parc de la grande cité, son bel aqueduc, et tous ses monuments publics ou privés, dont quelques-uns méritent l'attention. Tout cela a été vingt fois dépeint, et je ne vous écris pas pour redire ce que d'autres ont dit avant moi, ni ce qu'on trouve aussi dans tous les guides du voyageur, dans tous les traités de géographie.

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