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Le grand-ouest des États-Unis : $b Les pionniers et les peaux-rouges : les colons du Pacifique.

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XVIII

LA QUESTION INDIENNE.

Chayennes, 18 novembre.

Parlons encore des Peaux-Rouges, si vous le voulez bien.

Le grand pow-wow du fort Laramie définit d'une façon nette et claire leur situation actuelle vis-à-vis des blancs. Ceux-ci ont reconnu de tout temps le droit de la race indienne à la possession du sol; mais de tout temps aussi, pour obéir à cette loi fatale qui pousse les colons vers l'Ouest, ils ont dû déposséder les Indiens de ces prairies que le sauvage aime tant. Sans doute des traités ont consacré, légitimé cette dépossession, et le prix de la terre a été payé à l'Indien en cadeaux et en argent. Mais on pourrait dire de quelle façon les agents des États-Unis volent ces cadeaux au passage. Au besoin il serait facile de citer des noms, et de calculer les fortunes que certains agents, confinés dans le Far-West, ont faites en très-peu d'années. Et cependant ils sont à peine rétribués, puisqu'ils reçoivent seulement mille à quinze cents piastres par an, soit de cinq à huit mille francs au plus, dans ces pays où tout fait défaut, où le vivre est si cher. Au lieu de réclamer au gouvernement central une paye mieux établie, ils préfèrent voler l'État et voler en même temps l'Indien. Quand les cadeaux arrivent jusqu'au Peau-Rouge, c'est qu'ils ont été la plupart du temps choisis de telle sorte qu'ils sont à peu près sans emploi, ou composés de marchandises tout à fait avariées. Le Peau-Rouge a-t-il raison de se plaindre et souvent de se venger de pareilles indignités?

Mais ce n'est là qu'une première cause de lutte sourde entre le sauvage indigène et le blanc immigrant.

On dit au Peau-Rouge: «La colonisation nous pousse vers l'extrême Ouest, où nous nous avançons chaque jour davantage; il nous faut une partie de vos terres et vous resterez dans l'autre, dont les limites seront rigoureusement tracées. Là vous pourrez cultiver le sol.» A quoi le sauvage, vous l'avez vu, répond avec colère, que les prairies sont à lui, qu'il est né pour chasser le buffle, et que le travail de la terre qu'on lui conseille n'est point son fait. C'est une tradition qui a cours parmi les Indiens que leur race disparaîtra le jour où il n'y aura plus de buffles. Aussi, quand on veut les confiner dans des réserves, en les menaçant de les y contraindre par force, quelques-uns répondent-ils: «Nous aimons mieux mourir d'une balle que de mourir de faim.» Toutefois vous auriez tort de croire que tous les Indiens sont aussi rebelles au confinement.

L'Ours-Agile, le chef sioux, va cet hiver mener la charrue avec ses hommes, et vous avez entendu Cheval-Alezan, l'Arrapahoe, demander aux commissaires de l'Union, dans son dernier discours, de lui bâtir une ferme près de la Plate. Vous savez aussi que les cinq grandes nations du Sud ont accepté les réserves qu'on leur a récemment indiquées; mais en retour vous vous rappelez avec quel dédain les Corbeaux ont répondu à la proposition des commissaires de se confiner dans une partie de leur territoire, et d'y cultiver le sol. La plupart des bandes dans lesquelles se subdivise la grande nation des Sioux partagent l'horreur des Corbeaux pour les travaux paisibles de l'agriculture. Les jeunes Peaux-Rouges, les guerriers adolescents, se font surtout remarquer par cette opposition aux vues des blancs.

«Nous voulons bien, disent souvent les vieux chefs, les anciens des tribus, dans les conseils tenus avec les commissaires de l'Union, nous voulons bien aller dans des réserves et vivre en paix avec vous; mais nous ne pouvons répondre de nos jeunes hommes.»

C'est une singulière race que celle des Peaux-Rouges à laquelle la nature a si généreusement départi le plus beau sol qui existe au monde, sol de riches alluvions, épais et plat, bien arrosé; et cependant cette race n'est pas encore sortie de l'étape primitive qu'a dû partout parcourir l'humanité au début de son évolution, celle de peuple chasseur, nomade, celle de l'âge de pierre! Les Indiens, si les blancs ne leur avaient pas apporté le fer, auraient encore des armes de silex, comme l'homme antédiluvien qui peuplait l'Europe il y a cent mille ans, et s'abritait dans des cavernes. Les Indiens fuient le travail, hors la chasse et la guerre; chez eux la femme fait toute la besogne. Quel contraste avec la race qui les entoure, si travailleuse, si occupée, et où l'on a pour la femme un si profond respect! Cette race les enserre, les enveloppe entièrement aujourd'hui, et c'en est fait des Peaux-Rouges s'ils ne consentent à rentrer dans les réserves.

Et même dans ces réserves, l'industrie et les arts naîtront-ils? La race rouge est des plus mal douées pour la musique et pour le chant. Chez elle, les beaux-arts sont restés dans l'enfance. L'écriture, si ce n'est une grossière représentation pictographique, est complétement inconnue. On sait à peine, avec des perles, tracer quelques dessins sur des peaux. Sans doute, ces dessins sont souvent heureusement groupés, et les couleurs s'y marient dans une certaine harmonie; mais c'est tout. L'industrie, à part une rudimentaire préparation des viandes, et le tannage des peaux et des fourrures, est également nulle. L'Indien est moins avancé que le nègre africain, qui sait au moins tisser et teindre les étoffes. Les Navajoes du Nouveau-Mexique sont les seuls Peaux-Rouges qui fabriquent quelques couvertures avec la laine.

On peut estimer à cent mille environ les Indiens libres des prairies, disséminés entre le Missouri et les Montagnes-Rocheuses. Le nombre de tous les Indiens de l'Amérique du Nord, de l'Atlantique au Pacifique, est estimé à quatre cent mille. Peut-être ces nombres sont-ils un peu plus faibles. Les statistiques, les renseignements exacts, manquent complétement. Les Indiens eux-mêmes ne donnent jamais que leur nombre de tentes ou loges, mais une loge contient un nombre d'individus différent, suivant les tribus et parfois dans la même tribu: de là l'impossibilité de calculs exacts.

Dans le nord des prairies, se fait surtout remarquer la grande nation des Sioux, qui sont au nombre de trente-cinq mille. Les Corbeaux, les Gros-Ventres, les Pieds-Noirs, etc., qui occupent surtout les territoires d'Idaho et de Montana, offrent ensemble un chiffre de population inférieur à celui des Sioux, peut-être vingt mille. Dans le Centre et le Sud, les Paunies, les Arrapahoes, les Chayennes, les Yutes, les Kayoways, les Comanches, les Apaches, etc., dépassent tous ensemble le chiffre de quarante mille. Les territoires de Nebraska, Kansas, Colorado, Texas, Nouveau-Mexique, sont ceux que ces bandes parcourent. Les Paunies sont cantonnés dans le Nebraska, au voisinage du chemin de fer du Pacifique, et les Yutes dans les parcs du Colorado. Toutes ces races ont entre elles des caractères communs, elles sont nomades, c'est-à-dire qu'elles n'occupent aucune place fixe, vivent de pêche, surtout de chasse, et suivent le buffle dans toutes ses migrations.

Un régime absolument démocratique, et une sorte de communauté règlent toutes les relations des membres d'une même tribu vis-à-vis les uns des autres. Les chefs sont nommés à l'élection, et pour un temps. Ils sont cependant quelquefois héréditaires. Le plus courageux, celui qui a pris le plus de scalps à la guerre, ou qui a tué le plus de buffles, celui qui a fait quelque action d'éclat, celui qui parle avec une grande éloquence, tous ceux-là ont des droits pour être chefs. Tant qu'un chef se conduit bien, il reste en place; pour peu qu'il démérite, un autre chef est nommé. Les chefs mènent les bandes à la guerre, et sont consultés dans les occasions difficiles; les vieillards le sont également. Les lieutenants des chefs, les braves, commandent en second à la guerre. Il n'y a aucun juge dans les tribus; chacun se fait justice à lui-même et applique la loi à sa guise.

Toutes les tribus chassent et font la guerre de même façon, à cheval, avec la lance, l'arc et les flèches, à défaut de revolvers et de carabines. Pour se défendre des coups de l'ennemi, elles ont le bouclier. Elles vivent uniquement de buffle et se recouvrent de la peau de l'animal, qu'elles tannent avec la cervelle.

Elles scalpent leur ennemi mort et se parent de sa chevelure. Elles pillent et dévastent ses propriétés, elles emmènent captifs les femmes et les enfants, et souvent elles soumettent à d'affreuses tortures, avant de le faire mourir, le vaincu qui tombe vivant entre leurs mains.

Les squaws, auxquelles on abandonne le prisonnier, se montrent vis-à-vis de lui d'une cruauté révoltante. Je vous ai dit qu'elles arrachent les yeux, la langue, les ongles au patient; lui brûlent, lui coupent un jour une main, l'autre jour un pied. Quand on a bien tourmenté le captif, on allume un feu de charbon sur son ventre, et l'on danse en rond en hurlant. Presque tous les Peaux-Rouges commettent froidement ces atrocités envers les blancs, dès qu'ils sont en lutte avec eux.

Les tribus se font souvent la guerre sous le moindre prétexte, pour un troupeau de buffles qu'elles poursuivent, pour une prairie où elles veulent camper seules. Elles n'ont aucune place réservée, c'est vrai, mais quelquefois elles veulent en garder une à l'exclusion de tout autre occupant. Enfin, il n'est pas rare que la même tribu se débande en deux clans ennemis. Il y a quelques années, les Ogalalas, pris de whisky, se sont battus entre eux à coups de fusil, et, depuis lors, se sont séparés en deux bandes, dont celle des Vilaines-Faces est commandée par la Nuée-Rouge, et l'autre par Grosse-Bouche et Tueur-de-Paunies.

Les langues de toutes ces tribus sont différentes; mais peut-être qu'un linguiste exercé y reconnaîtrait des racines communes, comme on en a trouvé de nos jours entre les langues européennes et celles de l'Inde. Ces langues obéissent toutes au même mécanisme grammatical: elles sont agglutinatives ou polysynthétiques, et non analytiques ou à flexion (veuillez m'excuser d'employer ces termes, que je souligne), c'est-à-dire, par exemple, que les mots peuvent s'y combiner entre eux pour former un seul mot exprimant une idée complète dont participe chacun des mots composants; mais, que les circonstances de relation, de genre, de nombre, ne sont indiquées par aucune modification, notamment sur le substantif. Ces langues n'ont ou ne paraissent avoir aucune affinité dans les différents termes de leur vocabulaire; celui-ci, du reste, est souvent très-restreint.

Pour se comprendre entre elles, les tribus ont adopté, d'un commun accord, le langage par signes et gestes, dont je vous ai déjà parlé. Par ce moyen tous les Indiens s'entendent, et un Yute, par exemple, peut causer sans peine pendant plusieurs heures avec un Arrapahoe, celui-ci avec un Sioux, etc.

Outre ce langage par signes, les Indiens ont encore une langue télégraphique à eux, que vous connaissez également.

D'autres usages sont communs à tous les Peaux-Rouges. Ils pratiquent la polygamie et battent volontiers leurs femmes, et cependant ils ont tous le plus grand amour pour leurs enfants. Un jour, un mineur de Colorado demandait à un Yute de lui vendre sa fille, une jeune enfant à l'œil vif, et pleine d'intelligence, qui parlait très-bien l'espagnol.

—Est-ce que l'on vend ses enfants chez toi? répondit le Yute avec orgueil.

—Non, dit le blanc, quelque peu surpris.

—Eh bien, chez moi non plus; garde ton argent.

Un certain esprit chevaleresque est, comme l'amour des enfants, un des traits distinctifs du Peau-Rouge. Non pas que le sauvage soit rigide observateur de sa parole, et ne vous vole pas, ne vous tue pas au besoin pour s'emparer de ce que vous avez. Mais l'Indien fait preuve d'un grand courage à la guerre, il aime le combat, il n'a besoin d'y être excité ni par l'odeur de la poudre, ni par la musique, ni par les liqueurs fortes. Partout il brave le danger. En outre, les intérêts matériels ne le préoccupent jamais, il n'a du tien et du mien aucun souci, et vous avez vu le peu de cas qu'il fait de l'or, dont il n'a, il est vrai, nul besoin.

Oublierai-je, parmi les traits communs à tous les Indiens, cette pratique continuelle de l'art oratoire, qui en fait de si remarquables et de si éloquents improvisateurs? Oublierai-je encore cette haine invétérée pour le blanc, qui caractérise la race rouge, au point que cette haine est partagée par les femmes mêmes, dans toutes les occasions. Les premières tribus que les blancs rencontrèrent le long de l'Atlantique ne durent guère les aimer davantage, et vous allez en juger par le fait suivant: Je rencontrai un jour à New-York une princesse delaware, mi-partie vêtue à l'européenne, mi-partie à l'indienne, ce qui ne lui allait point mal. Ses traits étaient indiens, mais elle parlait si bien l'anglais, que je me permis de lui demander si elle était de sang mêlé. Elle me regarda avec fierté: «Je suis Delaware, dit-elle, et je m'en fais gloire. Pas une goutte de sang étranger ne s'est mêlée au sang des miens. Les blancs ont pris mes terres et ne m'ont pas payé pour cela le centième de leur valeur. Je hais les blancs qui m'ont volé mon pays.» Et, découvrant son shall qui cachait un corset de fourrures, sur lequel était brodé un loup: «Le loup, c'est l'emblème des Delawares, dit-elle, et je ne l'oublierai jamais. Le Grand-Esprit nous a punis en amenant les blancs chez nous; mais moi, je ne perdrai point le souvenir de mon pays et de mes aïeux.»

Tous les Peaux-Rouges croient à un être supérieur, le Manitou ou le Grand-Esprit, qui a fait et commande toutes choses. Ils croient aussi à l'immortalité de l'âme, à la récompense des bons et à la punition des méchants après cette vie. «Là-bas, vers le soleil levant, s'étendent les prairies heureuses, me disait l'autre jour un Sioux. Le chemin qui y mène est long et difficile. Quand on a été juste et bon dans cette vie, c'est ce chemin qu'on prend. Les mauvais en prennent un autre. Le point de départ est le même, mais les deux chemins vont de plus en plus en s'écartant.»

Suivant la théogonie indienne, fort embrouillée comme vous le pensez, le Grand-Esprit se manifeste de diverses manières et peut se dédoubler. Il y a même plusieurs esprits différents, celui du Tonnerre, du Vent, etc.; enfin, quelques bêtes elles-mêmes, comme le buffle tant aimé, servent de résidence à des esprits, et ont une âme comme les hommes.

Les légendes, les traditions que les Peaux-Rouges ont conservées sur leur venue ou leur apparition en Amérique ne sont guère plus précises que celles de leur théogonie. Ils disent qu'ils sont venus du Nord ou de l'Ouest, par mer, mais souvent ils ne le disent pas d'eux-mêmes, on le leur fait dire. Vous savez que les linguistes et les anthropologistes, guidés, ceux-ci, par quelques caractères du crâne, et ceux-là, par quelques termes des langues des Peaux-Rouges, rattachent volontiers les races de l'Amérique du Nord à celles de l'Asie. Quelques-uns même, qui ne jurent que par la Bible, livre que l'on devrait tenir fermé en pareille circonstance, prétendent que les Peaux-Rouges descendent directement des Juifs et croient le prouver. Les Juifs, dans un de leurs exodes, auraient parcouru toute l'Asie centrale, et franchi le détroit de Behring.

Tandis que certains ethnologistes rattachent les Peaux-Rouges aux races asiatiques, d'autres les ramènent, au moins pour quelques tribus, aux races européennes. Cette fois les Peaux-Rouges seraient venus de l'Est, et toujours par mer. D'aucuns prétendent ainsi que les Mandanes, dont on suit les traces depuis l'embouchure du Mississipi jusqu'à un point du haut Missouri où commence leur extinction, ne sont que des Gallois dégénérés. Ceux-ci auraient émigré du pays de Galles au huitième siècle de notre ère; d'autres disent quelques siècles plus tard, sous la conduite de Madoc, un de leurs chefs. Quelques racines communes aux langues mandane et galloise suffisent-elles pour avancer ce fait? Je ne m'arrête pas au voyage par mer. Il est prouvé, non-seulement par des chants et des légendes, mais encore par des inscriptions authentiques, que les Scandinaves ont découvert l'Amérique du Nord au neuvième ou au dixième siècle de notre ère: un siècle ici ne fait rien à l'affaire.

Quoi qu'il en soit de tous ces desiderata, que ni la linguistique ni l'ethnologie ou l'anthropologie n'ont encore suffisamment débrouillés, il est certain que tous les Peaux-Rouges ont entre eux des caractères communs, même dans le type. On ne saurait oublier toutefois qu'il y a sur nombre de points des différences fort notables. Ainsi l'Indien des prairies est certainement plus guerroyeur que l'Indien de Californie, et le type de l'Arrapahoe n'est pas le même que celui du Sioux ou du Corbeau. En outre, tous les Indiens ne bâtissent pas de même façon leur hutte, et la forme de celle-ci sert souvent à faire reconnaître une tribu.

Je vous ai dit que les traditions des Peaux-Rouges, relativement à leur venue en Amérique, s'étaient effacées, et qu'ils ne disaient souvent là-dessus que ce que les savants leur faisaient dire. En voici une preuve des plus convaincantes: Il y a quelques jours, tandis que notre caravane était campée à Lone-Tree-Creek, sur la route de Laramie, qu'on avait allumé les feux, et que, sous la voûte étoilée du ciel, on laissait aller librement la causerie du bivouac, je surpris le commissaire Taylor en conférence avec l'Ours-Agile. Ce chef est certainement un des Indiens les plus intelligents des prairies; en outre il est bon, humain, et un jour que sa tribu était en guerre avec les blancs, il a porté lui-même sur ses épaules, jusqu'au fort Laramie, un soldat blessé, et lui a sauvé la vie. Ce trait de générosité, qui eût ému les moralistes de la Grèce et de Rome, mérite d'être rappelé, et complète le portrait de l'Ours-Agile. C'est cet homme, le premier à tous égards d'entre les Sioux, dont j'ai cherché à sonder les opinions sur les origines de sa tribu. Je pris part à la causerie du président Taylor, et je demandai à l'interprète Pallardie d'interroger l'Ours-Agile sur ce que je désirais connaître. L'Ours répondit qu'il ne savait rien sur les commencements des Sioux, et que ses anciens ne lui avaient rien appris, ni rien transmis à ce sujet. La même réponse m'a été faite par d'autres chefs de tribus, et tous les traitants et les trappeurs,—dont, il est vrai, il ne faut citer ici l'opinion que sous toutes réserves, car les traitants s'inquiètent peu des origines des tribus,—m'ont avancé que les Indiens n'avaient conservé aucune légende, aucune tradition sur leur histoire primitive.

Il faut aborder avec non moins de défiance l'étude des prétendues cosmogonies des Peaux-Rouges, et tout ce qu'on a avancé sur leur croyance à un déluge universel. Tout au plus quelques tribus ont-elles conservé quelques vagues légendes se rapportant à des déluges partiels, du genre de ceux qu'avait consacrés la mythologie grecque. Ici encore les auteurs ne semblent avoir écrit le plus souvent que sur des données empruntées à leur seule imagination. En voulez-vous un exemple entre mille? Le commissaire Taylor, en sa qualité de méthodiste, ne perd aucune occasion de catéchiser les Indiens, de leur parler de la création du monde, de la chute d'Adam, de la rédemption de l'homme par le Christ, et de tant d'autres mystères que la Bible et l'Évangile enseignent, mais auxquels les Indiens ne comprennent goutte. L'autre jour, le révérend, parlant de la création du monde, disait aux Sioux que ce grand fait eut lieu il y a six mille ans. L'Ours-Agile, le plus savant parmi les Sioux, se recueille un moment et répond du ton le plus innocent du monde: «D'après mes calculs, il y a six mille quatre-vingt-dix ans.» Cet homme évidemment voulait rire. Comment, lui qui ne comptait que par lunes, avait-il fait ses calculs, et que signifiaient les quatre-vingt-dix ans ajoutés aux six mille du révérend? Si un savant de cabinet eût par hasard passé par là, il eût certainement enregistré le fait sur ses tablettes, et écrit à quelque académie que la chronologie des Sioux n'était pas sans présenter une remarquable analogie avec celle de la Bible. Vous devinez les conséquences.

C'est à peu près de telle sorte que l'histoire des Indiens des prairies a été jusqu'ici présentée. Et cependant on ne connaît pas, ou l'on connaît très-mal leurs langues; il est presque impossible d'en écrire la plupart avec nos caractères et les sons auxquels nous sommes habitués.

Il n'y a souvent pour la même langue qu'un seul interprète, parfois assez mauvais, et comprenant seulement la langue qu'il traduit, ne la parlant pas. Beaucoup, à plus forte raison, ne savent pas écrire la langue qu'ils interprètent. Ni le docteur Matthews, ni John Richard ou Pierre Chêne, n'ont pu m'écrire en caractères anglais les noms des chefs des Corbeaux. Que serait-ce s'il se fût agi d'Arrapahoes ou d'Apaches, dont la langue, déjà si gutturale, ne s'accentue que du bout des lèvres? En tout cela, bien entendu, je ne parle que des tribus des prairies, et non de celles qui vivaient jadis sur les versants des montagnes qui regardent l'Atlantique, ou le long du Mississipi. Vous savez que la plupart de ces dernières tribus sont éteintes, les Algonquins, les Hurons, les Iroquois, les Natchez, les Mohicans, et que la France, il faut bien le reconnaître, a contribué pour une large part à cette disparition. Le restant de ces tribus, que j'appellerai Atlantiques, les Delawares, les Cherokees, les Seminoles, les Osages, les Creeks, les Chactas, est aujourd'hui cantonné dans des réserves, notamment dans l'Indian Territory, où les Peaux-Rouges perdent peu à peu leurs caractères distinctifs[9]. Mais sur toutes ces tribus on a des histoires, des documents authentiques, tandis que l'on ne sait encore que fort peu de chose sur celles des prairies. La plupart des légendes et des traditions qu'on leur prête ont été inventées par les voyageurs.

[9] Repoussées de la Floride, des Carolines, de l'Alabama, de la Géorgie et d'autres États voisins de l'Atlantique et du Mississipi, ces tribus ont fini par accepter d'être confinées dans ces limites. Elles y pratiquent aujourd'hui l'agriculture, tandis que les tribus errantes, restées dans leur état primitif, n'exercent encore que la chasse; elles ont des maîtres d'école, des prêtres, des médecins, des meuniers et des forgerons, envoyés d'abord par les États-Unis, et habitent des maisons couvertes, tandis que les tribus nomades manquent de tout et campent çà et là sous la hutte. Les Cherokees, les Creeks, ont même une Chambre haute et une Chambre basse (la Chambre des Rois et la Chambre des Guerriers chez les Creeks). Ils ont aussi des journaux et des livres écrits dans leur langue et avec des caractères particuliers, au moins pour les Cherokees. C'est ainsi que la vie stable arrive peu à peu à civiliser le Peau-Rouge, si bien que, dans une seconde génération, on ne désespère pas de faire un État de ce qui n'est encore que le Territoire indien. Ce jour-là, le drapeau constellé de l'Union, qui compte déjà tant d'étoiles, comptera une étoile de plus, et assurément l'une de celles qui feront le plus d'honneur aux politiques américains. Parmi les Peaux-Rouges du Territoire indien, beaucoup aujourd'hui savent lire et écrire; quelques-uns ont reçu une éducation complète à Saint-Louis, à New-York, et sont, pour employer le terme consacré, de véritables gentlemen. Plusieurs sont en outre de riches propriétaires fonciers, et possèdent un nombre d'hectares cultivés ou de têtes de bétail qui feraient envie à la plupart de nos agriculteurs. Avant la guerre de sécession, les Cherokees avaient aussi des esclaves noirs, comme les blancs. Ce trait indique encore mieux que tout autre l'état de civilisation auquel sont arrivés les Peaux-Rouges du Territoire indien.

Les divers délégués de ce territoire, qu'on rencontre chaque hiver à Washington, et les principaux chefs qui commandent les nations cantonnées parlent et écrivent très-couramment l'anglais, et ont tous d'excellentes manières.

Vous avez vu que c'était vers un nouveau territoire, analogue au précédent et limitrophe de celui-ci, que les commissaires de l'Union ont récemment refoulé les cinq grandes nations du Sud. C'est le même genre de réserve qu'elles indiqueront dans le nord du Dakota aux Corbeaux et aux Sioux, si elles les trouvent bien disposés, comme il est probable, au mois de juin de cette année.

Et après, allez-vous me dire, qu'arrivera-t-il des Indiens? Car c'est la question que chacun adresse, quand il entend parler des Peaux-Rouges. Si les Indiens des prairies vont dans les réserves, il leur arrivera ce qui est arrivé à ceux des bords atlantiques: ils perdront peu à peu leurs coutumes, leurs mœurs sauvages, se plieront insensiblement à la vie sédentaire agricole, et peu à peu, dernière phase dont il reste à voir le premier exemple, leur pays passera du rang de territoire à celui d'État. Arrivé à ce dernier degré, l'Indien sera tout à fait fondu avec le blanc; il ne s'en distinguera pas plus peut-être, après quelques générations, que le Franc chez nous ne se distingue du Gaulois, et le Normand du Saxon, en Angleterre.

Mais si l'Indien ne se soumet pas, s'il ne consent pas à être cantonné dans des réserves? Alors, c'est une guerre à mort, entre deux races de couleur et de mœurs différentes, une guerre impitoyable comme on en a vu malheureusement tant d'exemples sur le sol même de l'Amérique. Où sont maintenant les Hurons, les Iroquois, les Natchez, qui ont étonné nos pères? Les Algonquins qui ne connaissaient pas les limites de leur empire, où et combien sont-ils aujourd'hui? Tous ont peu à peu disparu par les maladies, par la guerre. La guerre qui se livrera cette fois sera courte, et ce sera la dernière, car l'Indien y succombera fatalement. Il n'a pour lui ni la science ni le nombre. Sans doute, par ses embûches, par sa fuite, par ses attaques isolées, et tout à fait imprévues, il déroute la guerre savante, et les plus habiles stratégistes des États-Unis, le général Sherman en tête, ont été battus par les Indiens; ceux-ci s'en sont fait assez de gloire auprès des blancs. Mais cette fois ce sera une guerre de volontaires et non plus de réguliers. Les pionniers des territoires s'armeront, et si l'Indien demande dent pour dent, œil pour œil, les blancs à leur tour lui imposeront l'inflexible loi du talion. Les tribus sont des clans, et comme chez les Sardes ou les Corses, et autrefois chez les Écossais, on se venge sur un individu quelconque d'un clan de l'insulte faite à un membre d'un autre clan. C'est pour cela que l'Indien attaque un blanc, quel qu'il soit, quand il a à se plaindre des blancs. De même feront les volontaires. Comme naguère à Sand-Creek, dans le Colorado, ils poursuivront, ils traqueront l'Indien, ils feront la chasse au Peau-Rouge, et celui-ci sera anéanti par le nombre, si auparavant il ne s'est pas soumis.

Telle se présente la question. On peut dire, quelle qu'en soit l'issue, qu'elle est arrivée à sa dernière phase, et que, historiquement parlant, l'Indien a cessé de vivre. Ce que la petite vérole et d'autres maladies, ce que le whisky, l'eau de feu, je ne parle pas des barbaries des blancs, ont mis deux siècles à faire, c'est-à-dire diminuer de moitié le chiffre de la population indienne, qui est passé d'un million à moins de cinq cent mille âmes du dix-septième au dix-neuvième siècle, la civilisation, la colonisation va le faire en quelques années. Avant une génération il n'y aura plus d'Indiens. Le buffle disparaît et l'Indien avec lui, l'homme primitif avec l'animal primitif[10].

[10] Le bison représente, dans l'Amérique du Nord, l'urus ou l'aurochs qui vivait jadis en Europe, comme l'Indien représente, pour la première de ces contrées, nos ancêtres de l'âge de pierre et des cavernes.

Le chemin de fer du Pacifique s'avance victorieux à travers les prairies. Dans deux ans il joindra les deux mers; dans deux ans tous les États, tous les territoires du Grand-Ouest seront entièrement colonisés. Les scènes que les voyageurs et les romanciers auront décrites n'existeront plus que dans les livres. L'Indien lui-même se sera fondu avec le blanc, ou aura été détruit.

Curieuse destinée que celle de cet enfant des prairies qui, n'ayant pas voulu se plier à la loi imposée à tous par la nature, celle du travail, surtout du travail du sol, aura disparu sans laisser de trace dans l'histoire de l'humanité; curieuse destinée que celle de ce barbare qui aura été anéanti par l'homme civilisé, alors que dans tant d'autres pays c'est l'homme civilisé qui a été anéanti, ou, si on veut, absorbé par le barbare!

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