← Retour

Le grand-ouest des États-Unis : $b Les pionniers et les peaux-rouges : les colons du Pacifique.

16px
100%

V

LA DÉMOCRATIE CALIFORNIENNE.

Il importe de ne point passer légèrement sur l'étude de la constitution californienne. Des questions de ce genre n'intéressent pas seulement le législateur, le politique et le philosophe, mais encore l'économiste, et en général tout homme éclairé que préoccupent l'observation et la connaissance des phénomènes sociaux. A quelque point de vue qu'on se place pour la commenter, cette constitution peut offrir, même dans un examen général, d'utiles enseignements, et dans tous les cas des faits importants à discuter.

Nous voyons d'abord que tous les citoyens y sont égaux en droits politiques, comme, du reste, dans les autres États de l'Union. Ainsi, tous sont non-seulement aptes à voter, mais encore aptes à être élus. Il est bien entendu qu'ici, et dans tout ce qui va suivre, il n'est question que des citoyens de race blanche. L'exclusion des races de couleur des droits politiques et presque des droits sociaux est, d'ailleurs, le seul vice peut-être que présente la constitution californienne; vice honteux à notre époque, il est vrai, honteux surtout chez une grande république telle que l'Union. Mais tout a une raison d'être, et je reviendrai sur ce fait, que nous regardons à bon droit comme une tache pour les États-Unis.

Toutes les places se donnant à l'élection en Californie, il fallait, pour que les diverses ambitions fussent tour à tour satisfaites, que les heureux élus ne s'éternisassent pas dans leur charge. La courte durée des emplois, deux ans en général, est l'un des principes qui régissent cet État démocratique; mais le fonctionnaire sortant peut d'ordinaire être réélu. Le peuple se voit à chaque instant, comme à Athènes et dans l'ancienne Rome, appelé sur la place publique. Tout le monde prend part au vote, sauf quelques rares abstentions, le plus souvent forcées. Le dépouillement des scrutins est loin de présenter, entre le nombre des votants et le nombre des électeurs inscrits, cette effrayante disproportion qu'on remarque en France, et qui doit faire croire à l'étranger que nous ne sommes pas encore mûrs pour la liberté politique.

Dans les communes, le peuple nomme tous les officiers municipaux: l'assessor, qui établit l'impôt; le tax-collector, qui le perçoit; le constable, chargé de la police; le recorder ou greffier, qui rédige les actes de l'état civil; le treasurer ou caissier, qui garde les fonds communaux; le judge of peace ou juge de paix, qui prononce sur les différends entre les citoyens.

Dans les comtés, qui ont beaucoup d'analogie avec nos arrondissements en France, le peuple nomme les membres des cours de justice: le district judge, pour six ans; le county judge, pour quatre ans, et les autres officiers des tribunaux pour deux ans: l'attorney ou procureur, le county clerck ou greffier, et le sheriff, qui fait exécuter les arrêts. Le peuple nomme aussi pour deux ans le superintendent of common schools, ou surveillant des écoles communales; le surveyor, géomètre ou agent voyer du comté, chargé de dresser le cadastre; les supervisors, ou inspecteurs du comté, rappelant à la fois nos conseillers municipaux et d'arrondissement; enfin, le coroner, chargé de constater les décès.

Le peuple élit aussi les députés et les sénateurs; les députés par comtés, et les sénateurs par districts.

Enfin la population entière de l'État est appelée à nommer les membres de la cour suprême, le chef du pouvoir exécutif, et avec lui tous les officiers qui l'assistent dans ses fonctions, tels que le vice-gouverneur, le secrétaire d'État, le controller, sorte de ministre de l'intérieur; le treasurer, ou directeur des finances; l'attorney general, ou procureur général; le surveyor general, ou inspecteur des travaux publics; le superintendent of public instruction, ou inspecteur de l'instruction publique; le quartermaster general, ou adjudant général. Tous ces officiers publics reçoivent de l'État un salaire qui ne dépasse pas en moyenne 3,000 dollars ou 15,000 francs par an, à part le gouverneur, qui est payé 30,000 francs. En tenant compte des différences relatives de la valeur de l'argent en Europe et en Californie, il faut encore diminuer ces salaires de moitié, si on veut les comparer à ce qu'ils seraient, par exemple, en France. Mais les États-Unis, on le sait, ne sont pas prodigues pour les émoluments attachés aux emplois publics, et c'est assez naturel dans une république si démocratique. Le président de l'Union, placé à la tête d'un pays aussi grand que l'Europe, ne reçoit que 125,000 francs par an pour tout traitement et indemnités. Dans aucun État les employés ne sont astreints à l'uniforme, à part les militaires, qui ne le portent que dans les parades, et jamais aucune décoration, aucun privilége ne distinguent les fonctionnaires des autres citoyens.

Quoi qu'on en ait pu dire, les diverses élections se font en Californie d'une manière fort régulière. On n'y constate aucun de ces scandales publics que la presse parisienne se plaît quelquefois à raconter, et dont elle rend responsable le système électoral des États-Unis. S'il y a parfois, sur toute l'étendue de l'Union, quelques incidents à regretter, ils n'en sont pas moins fort rares. Ces désordres n'ont éclaté que dans quelques villes, et de pareils faits ne se sont jamais, du moins à ma connaissance, passés en Californie. Chacun y fait valoir, dans les meetings qui précèdent les élections, ses titres à l'emploi qu'il demande. Chaque parti choisit le candidat qu'il préfère; et si les voix semblent trop se diviser, plusieurs partis se réunissent pour reporter tous leurs suffrages sur un candidat commun. On pourrait peut-être citer quelques cas de corruption ou de violence; mais la nature humaine est-elle infaillible? n'avons-nous pas d'ailleurs nous-mêmes, dans des circonstances analogues, encouru les mêmes reproches? et ne serait-ce pas ici le lieu de renvoyer ceux qui attaquent toujours l'application du suffrage universel aux États-Unis à certain passage bien connu de l'Évangile?

Il ne suffit pas à un peuple de jouir de l'égalité des droits politiques, il faut encore que tous soient égaux dans les relations journalières de la vie, et c'est ce qui constitue l'égalité sociale, peut-être plus chère que la première au cœur des Américains. Sous ce rapport, la Californie est des mieux partagées, et là, plus qu'en aucun autre État de l'Union, toutes les classes sont nivelées. Il n'y a pas de différences de rangs, de castes, pas d'esprit de corps enraciné. Le niveau est si bien établi, que tous les mariages se font en dehors de toute considération de position sociale. Ce n'est pas que je veuille les louer tous, mais je me borne à constater un fait, et à l'opposer à cette plaie hideuse des mariages d'argent qui ronge notre société en France. On ne peut trouver parmi les citoyens américains aucun domestique, et la classe des serviteurs se recrute exclusivement parmi les nègres ou les étrangers. Quant à l'ouvrier américain, il se regarde toujours comme l'égal de son patron, et même, renversant les rôles, il ne consent à le servir que comme un client, et jamais comme un maître. Il apporte toujours la plus grande dignité dans son travail, et pousse le respect de sa personne jusqu'au soin de son costume, qui ne révèle en rien un ouvrier à l'œil surpris de l'Européen.

Il n'y a dans les hôtels, dans les diligences, les chemins de fer, qu'une seule espèce de place, et tous les voyageurs indistinctement payent le même prix. Si l'on fait quelque faveur, c'est pour les dames seulement. On leur réserve souvent, dans les hôtels et les bateaux à vapeur, des salons séparés, meublés avec le plus grand luxe. Il est beau de voir consacrés par l'usage ces égards délicats, ce respect profond pour la femme. On a dit que les Américains agissaient ainsi, non par galanterie, mais afin de se livrer plus facilement à tout leur sans-gêne. Il n'en est pas moins vrai que les femmes se trouvent très-bien de la réserve dont ils usent à leur égard, et qu'elles s'embarquent bravement toutes seules pour un long voyage, même en Californie, ce qu'assurément nos dames n'oseraient jamais faire en France.

Les institutions de la Californie, comme celles des autres États de l'Union, sont dominées par le principe de l'égalité, qui se retrouve partout, aussi bien dans les lois relatives à l'impôt que dans celles qui concernent l'instruction publique.

Tous les citoyens, de vingt et un à cinquante ans, doivent à l'État le poll-tax, sorte de capitation ou cote personnelle, qui est en Californie de 3 dollars ou 15 francs par tête. Il faut aussi payer au comté le road-tax, ou prestation en nature pour l'entretien des routes. Ce dernier impôt est de 3 à 4 dollars, ou se paye par deux journées de travail. L'impôt foncier pèse, en outre, sur ceux qui possèdent des valeurs mobilières ou immobilières taxables, et la patente ou license sur ceux qui exercent un état soumis à cette contribution. L'impôt foncier est de 3 francs par 500 francs, soit 6 pour 1,000, de la valeur immobilière ou mobilière reconnue. L'impôt du timbre, stamp-tax, frappe seulement les papiers de commerce et les polices d'assurance. Aucun impôt, aucune redevance ne pèse sur l'exploitation des mines et des placers, excepté le mining-tax, que payent encore dans quelques comtés les mineurs étrangers. L'impôt des passe-ports est inconnu, ainsi que celui des permis de chasse.

Quant à l'instruction primaire, elle est répartie uniformément, et tous les citoyens apprennent à lire, à écrire et à calculer. On leur explique aussi dans les écoles, outre la grammaire et l'orthographe, un peu d'histoire et les rudiments des sciences. La religion est d'ordinaire soigneusement écartée de l'enseignement scolaire, et c'est aux parents qu'on laisse la charge de diriger l'éducation religieuse de leurs enfants. Mais la liberté d'enseigner est complète. Ainsi tous les professeurs, toutes les sectes peuvent fonder à leur gré des colléges ou même des séminaires, et imposer leur système particulier à l'élève qui entre dans un de ces établissements. Aucun monopole n'existe. Aucun grade, aucune corporation universitaire ne sont reconnus par l'État.

Le léger bagage intellectuel dont on charge les jeunes citoyens leur suffit pour remplir tous les emplois, même les plus élevés. On cite avec orgueil en Californie le gouverneur Weller qui fut, dit-on, autrefois charretier, et feu le sénateur Broderick, un ex-ouvrier maçon, envoyé au congrès de Washington par ses compatriotes. Lincoln n'a-t-il pas commencé aussi par être charpentier?

L'égalité civile et sociale la plus entière, avec les conséquences qui en découlent naturellement, ne sont pas les seuls droits qui soient garantis à tous en Californie. La liberté individuelle y est aussi entourée de respect. Pas de prison pour dettes, et, pour ainsi dire, pas de prison préventive, puisqu'on a la faculté de reprendre sa liberté sous caution, quelle que soit la faute commise, pourvu que ce ne soit pas un crime capital. Chacun a le droit d'être jugé par un jury spécial. Chacun peut porter sur soi des armes pour sa défense ou pour son agrément. La chasse est librement permise à tous; il en est de même de la pêche. La tracasserie si gênante des passe-ports est inconnue dans tous les États de l'Union. On peut en dire autant des visites d'octroi, qui n'existent pas davantage.

La liberté la plus large est accordée aux transactions, et aucune loi ne règle l'intérêt de l'argent, qui n'est pas, après tout, une marchandise si différente des autres. Il n'y a non plus presque aucun recours contre les faillites qui, dans ces pays de commerçants hardis, prennent le nom d'affaires malheureuses. Il n'y a aucun monopole, aucune corporation comme en France, pour les courtiers et les agents de change, par exemple. Aucun corps n'a de priviléges exclusifs, comme notre corps des ponts et chaussées et des mines. En matière d'industrie, il y a liberté complète, et aucune loi restrictive n'est apportée à l'exploitation des forêts, de la terre, des mines ou des placers. Cette doctrine du laissez faire, laissez passer, si critiquée chez nous, et si heureusement appliquée à l'industrie californienne, a produit là-bas les plus merveilleux effets.

La liberté religieuse et la liberté de la presse sont non moins pleinement exercées et garanties par la constitution, ainsi qu'on a pu le voir. L'État ne salarie aucun culte, en les reconnaissant tous, quels qu'ils soient; l'État n'a aucun journal officiel, et laisse toutes les feuilles publiques paraître et circuler librement sans timbre ni cautionnement. Dans chaque comté, l'administration des postes va même jusqu'à transporter gratuitement tous les journaux qui s'y publient.

Une conséquence immédiate de ces deux libertés de la chaire et de la presse, a été de produire en Californie l'établissement d'une foule d'Églises de toutes les sectes possibles, y compris celle de Confucius et peut-être aussi celle de Bouddha, et la fondation d'une infinité de journaux, politiques, commerciaux, industriels, agricoles, scientifiques et littéraires. Leur nombre, leur format, les langues diverses dans lesquelles ils sont rédigés, le soin même qu'on prend de les bien imprimer, et sur un papier convenable, suivant la coutume anglaise et américaine, étonneraient vivement la presse parisienne si elle pouvait porter ses regards jusqu'à cet eldorado des journalistes.

Voilà bien des libertés, dira-t-on, et l'on nous croit déjà près de la licence. La licence viendrait peut-être en d'autres pays, mais aux États-Unis et même en Californie, il faut le reconnaître, le tempérament froid et pratique de la race anglo-saxonne sait ordinairement prévenir les excès. Qu'il y ait eu parfois quelques troubles, qu'il y ait eu même quelques abus de pouvoir, c'est ce que l'on ne peut nier; mais que l'on cite le lieu du monde où des faits pareils et même pires ne se soient pas présentés. Quant à ceux qui m'accuseront d'exagération ou d'enthousiasme, je leur répondrai que je peins ce que j'ai vu, ce que j'ai mûrement examiné, et que je ne me laisse entraîner ni par mon caprice, ni par le mirage poétique d'institutions imaginaires.

La Californie, comme tous les États de l'Union, n'a aucune armée permanente en temps de paix. On ne lève de troupes, dans les États-Unis, que lorsque l'ennemi public menace la fédération. Au reste, chaque citoyen de race blanche, jouissant d'une bonne constitution, doit, de 18 à 45 ans, le service militaire à l'État dans lequel il réside, et il a le devoir de marcher dès qu'il en est requis, à moins d'être exempté par la loi. Tout se borne le plus souvent à figurer parmi les membres d'une compagnie de volontaires faisant partie de la milice, à avoir un uniforme et à parader de temps en temps. Ces soldats improvisés rappellent un peu, par leurs cheveux longs, leurs favoris et leurs faux cols, notre garde nationale parisienne, ou mieux encore les volontaires anglais.

Bien qu'éloignée de plus de 1,200 lieues, par terre, de la capitale des États-Unis, la Californie est gardée seulement par 15 à 1,800 soldats de l'armée fédérale, la plupart étrangers enrôlés. Ils sont casernés principalement dans les fortifications du port de San Francisco, et dans les différents forts du pays, qui servent à tenir en respect les Indiens. Si ces derniers deviennent trop remuants, on fait appel aux volontaires, et l'on a vu ainsi la milice californienne se porter quelquefois au secours des territoires et des États voisins ravagés par les Peaux-Rouges. Quant à la Californie, elle ne songe nullement à se séparer de la métropole. Grâce à cette heureuse combinaison politique qui fait de chaque État de l'Union un gouvernement distinct, absolument maître chez lui, cet État ne sent dès lors l'influence du gouvernement fédéral que dans les cas d'intérêts généraux ou de défense nationale, c'est-à-dire lorsque, livré à lui seul, il serait trop faible pour réussir ou pour résister. Cette situation semble résumer tous les avantages qu'on peut demander au système fédératif: elle donne l'assurance de sa vitalité et de sa durée dans l'Amérique du Nord.

Le peuple américain, par suite des institutions libérales qui le régissent, a acquis cette patience, ce sang-froid, ce respect religieux de la loi qui conviennent à un peuple libre. Le type de l'Anglo-Saxon n'a pas non plus disparu chez lui. La ténacité, la persistance dans les vues, la hardiesse dans les entreprises, une habitude invétérée de ne compter jamais que sur ses propres forces, enfin une résignation stoïque opposée à tout événement difficile ou malheureux, sont autant de traits distinctifs qui, parmi beaucoup d'autres, font aisément reconnaître le citoyen de l'Union. Quant à l'esprit de religion et de famille, à l'amour instinctif du foyer domestique ou du home, ces sentiments se sont un peu effacés, il est vrai, surtout en Californie; mais ils n'en existent pas moins à l'état latent dans le cœur de tout Américain.

Celui-ci mêle peut-être à ses qualités un grand fond d'égoïsme et un orgueil exagéré, qui, pour être généralement moins bruyant que l'orgueil traditionnel des fils de la Castille, n'en est que plus enraciné. Mais on ne doit pas lui contester une très-grande supériorité de caractère, et c'est cette supériorité qui frappe tout d'abord l'Européen arrivant pour la première fois aux États-Unis, fût-ce même en Californie. Il y a bien, en particulier dans ce dernier État, quelques coutumes fâcheuses qui font tache. L'Américain y est quelquefois d'une rudesse et d'un sans-façon qui, chez les peuples élégants et polis, seraient très-certainement hors de mise; San Francisco d'ailleurs ne brigue pas l'honneur d'être appelé l'Athènes du Pacifique, et se contente d'en être la reine, suivant le surnom que les Américains lui ont donné. Il faut donc négliger les détails, et ne pas oublier que ce ne sont encore que les institutions et les mœurs politiques qu'on peut louer presque sans restriction chez ces nations nouvelles. Le reste se fera plus tard: ne savons-nous pas qu'un progrès en amène un autre? Le peuple américain est plein de séve et de vie; jeune et vigoureux, il paraît se rajeunir encore à mesure qu'il colonise de nouveaux déserts. Il serait à désirer que l'Amérique espagnole eût prospéré comme sa puissante rivale. Mais elle se décompose tous les jours et se perd dans des révolutions inextricables, tandis que l'Anglo-Américain, calme et impassible, marche lentement, et par des voies presque toujours sûres, à une conquête qui lui paraît fatalement dévolue, celle de toute l'Amérique.

Chargement de la publicité...