Le grand-ouest des États-Unis : $b Les pionniers et les peaux-rouges : les colons du Pacifique.
XV
LE GRAND CONSEIL DES CORBEAUX.
Fort Laramie (Dakota), 14 novembre.
Voulez-vous que je vous raconte tout au long la conférence des Peaux-Rouges avec les commissaires de paix? Cela peut-être vous intéressera. Cela me fera passer le temps, car que faire de mieux en ce fort?
Vous savez que c'est avant-hier que les grands chefs des Corbeaux étaient convoqués à une solennelle entrevue par les commissaires de l'Union.
Ce jour-là, le soleil s'est levé radieux, le ciel était sans nuage, le temps d'une douceur exceptionnelle.
En comparant la température à celle des jours précédents, où ils avaient tant souffert pour venir à cheval du fond du Dakota, les vieux sachems ont dû penser que le Grand-Esprit se montrait enfin favorable. Si le soleil, une de leurs divinités, consentait à leur sourire, c'est qu'ils allaient sans doute avoir gain de cause dans le grand pow-wow avec les blancs.
L'heure indiquée pour l'ouverture du palabre était dix heures du matin. Les Indiens, qui ne sont jamais pressés et ne lisent l'heure qu'au soleil, se sont fait un peu attendre; peut-être terminaient-ils aussi leurs cérémonies de grande médecine. Enfin, ils ont paru, ornés de leurs plus beaux habits. Quelques-uns étaient à cheval; ils ont traversé à gué la rivière Laramie, pendant que les autres, suivis des femmes et des enfants, les squaws et les pappooses, qui venaient aussi assister à la conférence, arrivaient par le pont. La femme de Dent-d'Ours, un des principaux orateurs, était à cheval comme son mari, qu'elle ne quitte jamais. Les Indiennes enfourchent la bête comme les hommes.
Le grand chef Pied-Noir, ayant mis pied à terre, a fait signe aux braves ou guerriers de s'aligner. Chacun a un costume différent, celui-ci une peau de buffle sur une chemise de toile; cet autre une couverture de laine et une jaquette de peau de daim, rehaussée de franges, mais privée d'ornements en cheveux, dont les Indiens n'osent guère se parer devant les blancs. Les scalps, pour ce jour-là, sont restés à la maison. L'un porte un habit d'officier et un pantalon veuf de son siége; les basques de l'habit sont heureusement assez longues.
Plusieurs ont le chef couvert d'un chapeau de feutre noir, à forme calabraise, comme ceux des généraux américains. Le tour du chapeau est orné, sur toute la hauteur, d'une série de rubans multicolores. Quelques chefs sont chaussés de bas et de mocassins de cuir. Le cou, les oreilles de tous sont chargés de colliers, de pendants faits de coquillages ou de dents d'animaux. Non content de tous ces ornements, un Corbeau a ajouté à sa chevelure une chevelure postiche, de sorte qu'il a une queue allant de l'occiput à la plante des pieds. Cette queue n'est pas bariolée comme celle du grand chef des Brûlés, mais elle est semée de plaques d'argent, rondes, de peu d'épaisseur, obtenues par le battage patient de dollars américains ou d'autres pièces de peu de valeur. Les ronds vont en diminuant régulièrement de la tête aux pieds, et l'on devine, à l'orgueil que montre le sachem porteur de cette parure, qu'il ne la donnerait pas pour un empire. Il faut que les Indiens attachent un grand prix à cet ornement, très-cher d'ailleurs, puisqu'on le retrouve chez toutes les tribus.
Le chef à la longue chevelure n'est pas le seul qui attire les regards. Un Corbeau porte avec fierté une large médaille, reçue naguère à Washington des mains du président. Un autre, à défaut de médaille officielle, a pris une piastre mexicaine. A son tour, Cheval-Blanc n'a pas oublié de se parer du cheval d'argent qui lui a valu son nom, et qui pend comme une décoration sur sa poitrine. Il y a joint un sachet carré de toile grise et fort peu propre, dans lequel il a soigneusement enfermé son miroir. Comme la plupart des Peaux-Rouges, il est très-inquiet de sa toilette et de la figure qu'il fait.
A côté de lui, marchent Bout-de-piquet-de-hutte, l'Homme-qui-a-reçu-un-coup-de-fusil-à-la-face et l'Oiseau-dans-son-nid, trois chefs ou guerriers en grande réputation chez les Corbeaux. La plupart des visages sont tatoués de rouge vermillon, de jaune, de bleu. Au milieu de l'assemblée, on distingue le pauvre blessé que vous connaissez, la jambe roidie dans l'appareil qui la maintient. Le vieux chef a voulu venir à toute force: on l'a hissé à cheval et fait descendre de là à grand'peine, et il suit de son mieux clopin clopant.
Après s'être mis en ligne, les sachems ont entonné un chant de leur nation, grave, sombre, mêlé de cris discordants et parfois d'aboiements aigus. Les basses, les barytons et les ténors n'observent dans ce chœur aucune mesure, et cependant cette musique primitive, sauvage, va bien avec le type des chanteurs et avec le milieu qui encadre cette scène.
C'est de la sorte que les chefs se sont avancés sur une seule ligne, lentement, dans le plus grand ordre, sans s'inquiéter de la foule qui se presse autour d'eux. Jamais les Corbeaux, aux formes athlétiques, aux figures majestueuses, ne m'ont paru plus solennels. Puis ils se sont débandés et sont entrés un moment dans la chambre des interprètes.
Là on n'a pas tardé à les prévenir que la commission les attendait pour ouvrir la séance.
La salle où s'est tenu le pow-wow est de grande dimension. Elle est construite en bois, et peut facilement contenir 250 à 300 personnes; elle servait précédemment de magasin au quartier-maître du fort.
Les chefs des Corbeaux, assis ensemble sur des bancs, chacun à la place que lui assigne son rang, les commissaires, chacun sur un siége isolé, forment le cercle, de telle sorte que l'on peut dire que l'extrême civilisation est en face de l'extrême barbarie. C'est au centre de ce cercle que va se tenir l'orateur. Sur un des côtés, sont les interprètes et les agents des Indiens; sur l'autre, le sténographe, le secrétaire de la commission, les rapporteurs des journaux, etc. Les femmes et les enfants des sachems sont venus, et quelques femmes, entre autres les plus vieilles matrones, se sont assises sur les mêmes bancs que les chefs. On voit là l'Eau-qui-court, la Jument-Jaune, et la Femme-qui-a-tué-l'ours. Les pappooses, tout jeunes et même à la mamelle, troublent souvent par leurs cris ou leurs pleurs le calme de l'assemblée, mais personne n'y prend garde, surtout les Corbeaux.
Les Laramie-Loafers, les trois grands chefs Sioux, guidés par Pallardie, les officiers, les soldats et les employés du fort, tout ce monde est venu pour assister aux débats qui vont s'ouvrir. La commission, paternelle et libérale, n'a fermé la porte à personne.
Quand le silence s'est établi, le docteur Matthews, agent des États-Unis auprès des Corbeaux, se lève, et dit en anglais: «J'ai l'honneur de présenter à la commission de paix les chefs de la nation des Corbeaux;» et se tournant vers les chefs, il dit en corbeau:
«Voici les commissaires envoyés de Washington pour faire la paix avec vous. Écoutez bien ce qu'ils vous diront, et vous verrez si je vous ai dit des mensonges.»
L'interprète des Corbeaux, Pierre Chêne, un Canadien, de sang à la fois irlandais et français, traduit ces paroles en anglais à la commission. Il est aidé dans ses fonctions par John Richard, fils de ce Français, à moitié Sioux, qui est venu momentanément installer sa hutte avec toute sa famille au milieu des Laramie-Loafers, et que vous connaissez maintenant aussi bien que moi.
Pierre Chêne et Richard ne brillent pas comme interprètes. Ils traduisent en mauvais anglais, et sans avoir égard au génie de la langue des Corbeaux, les éloquents discours qu'on va entendre, et feront regretter à la commission les vaillants truchements qu'elle vient de quitter au conseil des cinq nations du Sud[6].
[6] Ce conseil, tenu dans le Kansas, au mois d'octobre, sur le ruisseau de la Hutte à médecine (Medicine Lodge Creek), tributaire de l'Arkansas, s'est terminé par un solennel traité de paix signé par les Comanches, les Apaches, les Kayoways, les Chayennes et les Arrapahoes. Tous ont consenti à se rendre dans les cantonnements ou réserves que leur ont indiqués les commissaires, sur les bords de la rivière Rouge, au sud du Territoire indien, où sont déjà cantonnés depuis de longues années les Cherokees, les Creeks, les Chactas, les Osages et autres tribus des États atlantiques.
La présentation des Corbeaux à la commission, et de celle-ci aux Corbeaux, est dans les mœurs américaines, qui tiennent en cela de celles des Anglais. Aux États-Unis, avant de parler à quelqu'un, il faut lui avoir été présenté.
Pendant que cette double présentation a lieu, les Corbeaux font entendre le cri sourd: A'hou! qui sert à la fois de salut chez l'Indien des prairies et de signe d'approbation. En même temps, le calumet circule de bouche en bouche, tandis que les sachems muets, immobiles, semblent en apparence indifférents.
A la fin, Dent-d'Ours se lève, tire trois bouffées du calumet, et le présentant au docteur Matthews: «Fume, et souviens-toi de moi aujourd'hui et accorde-moi ce que je te demanderai;» puis le passant au général Harney: «Fume, père, et aie pitié de moi;» au président Taylor: «Père, fume, et souviens-toi de moi et de mon peuple, parce que nous sommes pauvres;» et offrant aussi le calumet aux généraux Augur, Terry, Sanborn, au colonel Tappan: «Et toi de même, père,» dit-il à chacun d'eux, pendant que chacun des commissaires, approchant le tuyau de ses lèvres, tire une bouffée de la pipe, puis la rend à Dent-d'Ours, en inclinant la tête en manière d'assentiment, ou en poussant le cri guttural A'hou! Cela fait, Dent-d'Ours s'assied, et dit qu'il est prêt, lui et sa nation, à entendre les discours des blancs. Alors, au milieu d'un silence profond, le président Taylor se lève et lit le speech suivant, dont chaque phrase est traduite en corbeau par l'interprète Chêne, et que pour vous je reproduis ici textuellement en français:
«Mes amis, chefs, capitaines et guerriers de la nation des Corbeaux, le Grand-Esprit a fait tous les hommes, et c'est pourquoi nous sommes frères. Sur notre invitation, vous avez fait un long chemin au milieu des plus grandes difficultés pour venir nous voir. Nous avons aussi parcouru de longues distances pour vous voir et vous serrer la main. Votre Grand Père à Washington, bien qu'il soit si éloigné de vous, est informé de votre bon vouloir. Il connaît votre amitié pour ses enfants blancs. Il sait aussi combien de preuves de paix vous avez données au gouvernement. Il connaît les obstacles qui vous assiégent. Il nous a envoyés pour vous voir et apprendre de votre bouche votre situation. Nous pourrons aviser ainsi aux mesures nécessaires pour éloigner de vous toute difficulté, et faire bonne route ensemble. Nous apprenons que de riches mines ont été trouvées dans votre pays, et que dans certains cas les blancs en ont pris possession. Nous apprenons aussi que des routes ont été ouvertes à travers votre territoire, que des établissements y ont été créés, que le buffle que vous chassez est dispersé au loin et diminue même avec rapidité. Nous savons enfin que les blancs deviennent de plus en plus nombreux autour de vous, et s'emparent de vos meilleures terres pour les occuper définitivement.
«C'est parce que de telles choses ont lieu, que nous sommes envoyés vers vous par votre Grand Père de Washington. Nous sommes envoyés pour prendre les mesures qui adouciront le plus possible cette fâcheuse situation, et vous protégeront en même temps contre tout embarras à venir. Nous désirons séparer une partie de votre territoire pour votre nation, où vous puissiez vivre à jamais vous et vos enfants, et où votre Grand Père de Washington et la commission ne permettront à aucun blanc de s'établir. Nous désirons que vous nous indiquiez la section de votre territoire qui pour cela vous conviendrait le mieux. Et quand vous aurez ainsi marqué cette section, que nous ne pourrons jamais occuper, nous désirons acheter de vous le reste de vos terres pour en faire usage, en vous laissant toutefois le droit d'y chasser aussi longtemps que le buffle y subsistera. Dans la réserve que vous choisirez, nous entendons bâtir une maison pour votre agent, un moulin pour scier votre bois, un moulin pour broyer votre grain, une forge, une maison pour votre fermier, et toutes les autres maisons qui pourront être nécessaires. Nous voulons aussi vous fournir sur ces réserves les chevaux et le bétail qui vous permettront d'avoir des provisions assurées, et de soutenir vos familles quand le buffle aura disparu. Nous désirons aussi vous envoyer chaque année des habits chauds qui vous couvrent confortablement, et des instruments agricoles qui vous rendent capables de gagner votre vie en travaillant la terre. Pour que vos enfants deviennent aussi intelligents que les blancs, nous voulons vous envoyer des maîtres qui les élèvent. Vous avez rendu nos cœurs contents en venant ici nous voir, et vous ne vous en irez pas les mains vides. Nous avons pour vous des présents en route. Ils devraient être déjà arrivés. Nous vous serons toujours reconnaissants des sentiments pacifiques que vous n'avez cessé de témoigner envers notre peuple, et nous comptons bien à l'avenir vous montrer toute notre amitié par nos actes. Maintenant, nous désirons entendre de vous tout ce que vous avez à nous dire. Nous apporterons toute notre attention à vos paroles et nous vous répondrons animés du meilleur esprit. J'ai dit.»
La première partie de ce discours a été reçue de la part des Corbeaux avec des marques d'approbation générale, et entrecoupée de ces sons gutturaux qui sont pour les Indiens ce que sont les interjections: Bien! très-bien! bravo! dans notre Corps législatif. La seconde partie a été écoutée au contraire avec défiance, au milieu d'un silence glacial.
Quand le président a eu fini, le calumet a continué à passer de bouche en bouche, et les Indiens ont semblé se concerter. Un des commissaires, le général Sanborn, pour dissiper ce nuage et ramener le calme dans l'esprit des Corbeaux, prie l'interprète de leur faire entendre que ce n'est pas tout leur territoire que veulent occuper les blancs, mais seulement la partie qui est déjà en voie de colonisation. Cela ne paraît point convaincre les sachems.
Cependant Dent-d'Ours se lève: «Ce que vous m'avez dit, je l'ai parfaitement compris. Je suis venu pour vous voir, et je vais vous dire ce que je pense.» Alors, serrant la main au président Taylor: «Père, je suis venu de loin pour te voir, fais-moi justice;» puis au général Harney: «Père, tu m'as envoyé chercher, écoute-moi bien;» puis au général Augur: «Père, je suis heureux de te rencontrer et de te serrer la main; fais quelque chose pour moi;» et au général Terry: «Père, je suis bien fatigué; je suis un homme pauvre; je suis venu de bien loin pour te voir;» et au général Sanborn: «Père, fais quelque chose pour moi; j'ai campé, en venant ici, dans des endroits où le bois et l'herbe manquaient, et où il faisait bien froid; mes chevaux sont fatigués;» enfin, s'adressant au colonel Tappan: «Père, regarde-moi, je suis pauvre; aime-moi comme je t'aime et accorde-moi ce que je te demanderai.»
Quatre fois Dent-d'Ours fait le tour de l'hémicycle occupé par la commission, en répétant les mêmes formules, qu'il varie à peine, et serrant chaque fois la main aux commissaires. On se demande quand finira cet exorde préparatoire, mais le docteur Matthews a soin d'avertir l'assemblée que c'est une coutume chez les Corbeaux de répéter jusqu'à quatre fois la cérémonie du shake-hands (serrement de mains) avec les gens qu'on veut honorer le plus. A la fin Dent-d'Ours, prenant une robe de buffle des mains de sa femme qui est là, la présente au général Harney: «Père, tu as les cheveux blancs, protége-toi de cette peau, elle garantira ta vieillesse contre le froid.» Puis l'orateur se rend au centre du cercle occupé d'une part par les Indiens, de l'autre par les commissaires, et demande la permission de parler assis. L'interprète traduit phrase par phrase le discours en anglais, le voici tel qu'il a été prononcé, tel que je l'ai écrit moi-même et pour ainsi dire sténographié en anglais sous la dictée de l'interprète:
«Pères, au printemps dernier, j'étais au pied de la montagne du Mouflon, et l'un de vos jeunes hommes me dit que vous viendriez nous visiter. Mon père blanc me demandait de faire une partie du chemin. J'hésitai, car j'étais loin, bien loin; mais à la fin je me décidai à me mettre en route. Cet automne, quand les feuilles des arbres tombaient, les Corbeaux étaient sur les bords du ruisseau de Pierre Jaune. Votre messager m'apporta dix caisses de tabac, et nous fit connaître votre désir que nous vinssions à Laramie. En réponse je dis oui, oui! J'aurais préféré que mon père blanc vînt au fort Philippe-Kearney, et non à Laramie, et je dis que s'il avait poussé jusque-là, j'aurais répondu affirmativement à tout ce qu'il m'aurait demandé; mais dans l'intervalle les mauvais jours sont arrivés, et j'ai dû venir à Laramie. Il fait froid, et mes chevaux ont piteuse mine. C'est donc mon père blanc qui va répondre oui, oui, à toutes les demandes que je vais lui adresser.
«Pères, j'ai fait une longue route pour venir vous voir. Je suis parti du fort Smith, je suis très-pauvre; j'ai faim, j'ai froid. Nous n'avons trouvé en route ni buffle, ni bois, ni eau. Regardez-moi, vous tous qui m'écoutez. Je suis un homme comme vous. J'ai une tête et un visage comme vous. Nous sommes tous un seul et même peuple. Je veux que mes enfants et ma nation prospèrent et vivent de longues années.»
Et alors se levant, Dent-d'Ours se dirige vers les commissaires Taylor et Harney, et leur serre convulsivement les mains:
«Pères, pères, pères, s'écrie-t-il par trois fois, écoutez-moi bien. Rappelez vos jeunes hommes de la montagne du Mouflon. Ils ont couru par le pays, ils ont détruit le bois qui poussait et le gazon vert; ils ont incendié nos terres. Pères, vos jeunes hommes ont dévasté la contrée et tué mes animaux, l'élan, le daim, l'antilope, mon buffle. Ils ne les tuent pas pour les manger; ils les laissent pourrir où ils tombent. Pères, si j'allais dans votre pays tuer votre bétail, que diriez-vous? N'aurais-je pas tort, et ne me feriez-vous pas la guerre? Eh bien, les Sioux m'ont offert des centaines de mules et de chevaux pour aller en guerre avec eux, et je n'y suis pas allé.
«Il y a de cela longtemps, vous avez fait un traité avec la nation des Corbeaux; puis vous avez emmené un de nos chefs avec vous dans les États. Vous entendez bien ce que je veux dire, je le suppose. Ce chef n'est jamais retourné. Où est-il? Nous ne l'avons plus revu, et nous sommes fatigués d'attendre. Donnez-nous ce qu'il a laissé. Nous, ses amis, ses parents, nous sommes venus pour connaître ses dernières volontés.
«J'ai appris que vous aviez aussi envoyé des courriers aux Sioux. Vous avez fait à ceux-ci, comme à nous, des présents de tabac; mais les Sioux m'ont dit qu'ils ne viendraient pas; car vous les aviez toujours trompés. Les Sioux nous ont dit: «Ah! les pères blancs vous ont appelés et vous allez les voir. Ils vous traiteront comme ils nous ont traités. Allez et voyez, et revenez nous dire ce que vous avez entendu. Les pères blancs séduiront vos oreilles par d'agréables paroles et de douces promesses qu'ils ne tiendront jamais. Allez, et voyez-les, et ils se moqueront de vous.»
«J'ai laissé dire les Sioux et je suis venu vous visiter. Quand je retournerai, je m'attends à perdre en route la moitié de mes chevaux.
«Pères, pères, je ne suis point honteux de parler devant vous. Le Grand-Esprit nous a faits tous, mais il a mis l'homme rouge au centre, et les blancs tout autour. Faites de moi un Indien intelligent. Ah! mon cœur déborde, il est plein d'amertume. Tous les Corbeaux, les vieux chefs des anciens jours, nos aïeux, nos grands-pères, nos grand'mères, nous ont dit souvent: «Soyez amis des Visages-Pâles, parce qu'ils sont puissants.»
«Nous, leurs enfants, nous avons obéi et voici ce qui est arrivé.
«Il y a longtemps, il y a plus de quarante ans, les Corbeaux campaient sur le Missouri.
«Notre chef reçut à la tête un coup de pistolet d'un chef blanc. (Ici le général Harney interrompt l'orateur et dit: Le chef blanc était fou, j'étais là, j'ai vu la chose.)
«Un jour, sur le ruisseau de Pierre Jaune, il y avait trois fourgons campés. Il y avait là trois hommes blancs et avec eux une femme blanche. Quatre Corbeaux vinrent à eux et leur demandèrent un morceau de pain. Un des hommes blancs prit son fusil et tira. Cheval-Alezan, un chef, fut atteint et mourut. Nous, nous oubliâmes ce méfait. Et ces choses, je vous les dis pour vous montrer que les Visages-Pâles ont eu des torts aussi bien que les Indiens.
«Il y a quelque temps, j'allai au fort Benton, car nous avions, nous aussi, eu des torts. Mes jeunes hommes avaient tiré par erreur sur des blancs. J'en demandai pardon au chef blanc. Je lui donnai neuf mules et soixante robes de buffle en expiation du mal que nous avions fait. C'est ainsi que je payai pour nos torts.
«De là, j'allai au fort Smith, sur le ruisseau du Mouflon, et j'y trouvai les blancs. Je me présentai pour toucher la main aux officiers, mais ils me répondirent en me mettant les poings sur la figure et en me jetant à terre. C'est ainsi que nous sommes traités par vos jeunes hommes.
«Pères, vous m'avez parlé de bêcher la terre et d'élever du bétail. Je ne veux pas qu'on me tienne de tels discours. J'ai été élevé avec le buffle et je l'aime. Depuis ma naissance, j'ai appris comme vos chefs à être fort, à lever ma tente quand il en est besoin et à courir à travers la prairie selon mon bon plaisir. Ayez pitié de nous, je suis fatigué de parler.
«Et toi, père,—s'adressant au président Taylor et lui donnant ses sandales,—prends ces mocassins, et tiens-toi les pieds chauds.»
Le discours de Dent-d'Ours a été interrompu du côté des Indiens par de fréquentes marques d'assentiment, et les commissaires eux-mêmes ont fait entendre, à certains passages, des accents non équivoques d'approbation.
L'orateur, qu'aucun signe d'applaudissement n'a influencé, a continué son discours lentement, s'arrêtant à chaque phrase, pour laisser l'interprète traduire; puis, reprenant sans peine le fil de son discours, comme s'il l'eût prononcé tout d'une haleine. Et cependant il improvisait.
La langue harmonieuse, bien qu'un peu gutturale, des Corbeaux, langue musicale, semée de voyelles et d'aspirations comme l'espagnol, qu'elle rappelle, ainsi que le sioux, cette langue prêtait un charme de plus au discours de Dent-d'Ours. Il accompagnait ses paroles d'un geste cadencé et doux, noble et élégant, et qui avait l'avantage d'être en relation avec l'idée qu'il voulait exprimer. Les gestes composent chez les Peaux-Rouges une langue universelle, comme les signes des sourds-muets.
«J'ai compris tout ce qu'ont dit les Corbeaux, dit à Pallardie l'Ours-Agile, l'un des chefs sioux présents, en sortant de la conférence, rien qu'aux gestes qu'ils faisaient.»
Quand Dent-d'Ours a eu fini de parler, Pied-Noir, un autre grand orateur des Corbeaux, s'est levé et est venu serrer la main à chacun des commissaires, remerciant ses pères blancs qui sont venus pour voir les Peaux-Rouges, et confirmant ce qu'a dit Dent-d'Ours, que les Corbeaux sont pauvres et fatigués; qu'ils ont souffert en route du froid, de la faim, du manque d'eau, que leurs chevaux font peine à voir. Pied-Noir supplie chacun des commissaires individuellement de l'écouter avec patience, d'une oreille attentive, et de faire droit à ses demandes.
Enfin, se dépouillant de sa robe de buffle, il en entoure les épaules du président Taylor, en lui disant: «Garde cette robe, car, en l'acceptant, tu reconnaîtras que tu es mon frère.»
Et alors, se rendant au milieu du conseil et rejetant avec ses mains ses longs cheveux noirs, qui lui tombent jusqu'au milieu du dos:
«Quand les Corbeaux manquent de flèches, dit-il, ils en font avec des morceaux de fer; quand ils manquent de feu, ils frottent deux cailloux l'un contre l'autre et allument ainsi du bois pour se chauffer; quand ils veulent dépecer les animaux, ils font des couteaux de pierre, et c'est ainsi qu'ils en usent avec les bêtes qu'ils tuent à la chasse. Tout cela, les Corbeaux savent bien le faire; mais s'ils allaient sur les réserves que leur indiquent les blancs, ils ne sauraient conduire les bœufs ni labourer la terre avec la charrue. C'est pourquoi ils n'aiment point qu'on leur parle de ces choses. Que leurs pères blancs leur donnent plutôt des chevaux pour chasser le buffle, et des fusils pour le tuer, et tout ira bien. Le Grand-Esprit a fait l'homme et la femme pour vivre ensemble; l'homme pour chasser et la femme pour travailler. Nous ne voulons rien changer à cette situation.
«Pères, j'ai toujours été ami des blancs, et je veux continuer à l'être. J'ai été élevé comme un sauvage, mais je n'ai jamais fait de tort à personne. Il y a plusieurs années, les blancs vinrent acheter aux Corbeaux la route de Californie, qui passe au fort Laramie. Pour cette route, ils devaient payer cinquante années d'indemnités. Les Corbeaux n'ont reçu ces indemnités que deux ou trois ans. C'est après avoir signé ce traité qu'un de nos grands chefs est allé dans votre pays. Nous ne l'avons jamais plus revu. Nous voudrions savoir ce qu'il est devenu, s'il est monté dans les nuages ou s'il est descendu sous terre...»
Pied-Noir fait ensuite l'histoire de sa nation dans le passé. Elle était alors puissante, aujourd'hui elle est pauvre; on dirait que le Grand-Esprit s'est retiré d'elle. Revenant à ce propos sur les traités conclus, et toujours violés par les blancs: «A quoi bon faire des traités, si c'est de la sorte que les blancs les observent?...
«Ne nous parlez pas de nous confiner dans un coin de notre territoire; abandonnez plutôt la route de la rivière à la Poudre. Rappelez vos jeunes hommes qui sont campés le long de cette route et tous ceux qui cherchent de l'or. Ce sont ceux qui sont cause de toutes nos guerres et de tous nos malheurs.» Ici, la voix de l'orateur s'émeut, son corps tremble, la sueur perle en larges gouttes sur sa face, ses yeux brillent d'un éclat inusité. Tels devaient paraître devant les rois de l'Asie les vieux prophètes d'Israël, quand ils venaient leur faire entendre les plaintes du peuple juif.
S'arrêtant un instant, Pied-Noir ramène de nouveau ses longs cheveux en arrière; puis, passant la main sur son front, comme pour rassembler ses souvenirs, il rappelle, comme Dent-d'Ours, et au milieu des sourds murmures des Indiens qui l'approuvent, tous les mauvais traitements des blancs envers les Corbeaux, qui n'ont eu aucun tort. Il signale les indignes malversations des agents qui leur vendent des farines avariées, ce dont une fois cinq ou six Indiens sont morts, et leur donnent des marchandises hors d'emploi pour de bonnes robes de buffle. Se dressant alors de toute sa hauteur, et élevant fièrement le bras: «Mais sur tout cela, s'écrie-t-il, mon cœur est de roche; je ne veux pas me plaindre.» Et rappelant enfin comment on les a frauduleusement dépouillés de leurs terres: «Bien que je sois pauvre, je ne mourrai point, dit-il, mon bras est solide, et je puis encore chasser le buffle comme mes pères l'ont chassé... Vos jeunes hommes sont fous, rappelez-les. Ils sont comme les enfants; ils ne connaissent pas ce dont ils ont besoin; ils tuent le buffle pour le seul plaisir de se distraire, pendant que nous souffrons de la faim et que nous devenons pauvres. Si vous voulez la paix, renvoyez vos soldats vers l'est, qu'ils y vivent; mais non chez nous, où ils portent le trouble et la guerre.» Et alors, frappant de ses deux mains sa large poitrine toute nue: «Mes grands-pères ont recommandé à la nation des Corbeaux d'être bonne. Comment pourrions-nous être bons, quand vous prenez nos terres, en nous promettant en retour tant de choses que vous ne donnez jamais? Nous ne sommes pas des esclaves, et nous ne sommes pas des chiens. Un jour, au fort Smith, comme je demandais des provisions aux soldats, ils m'ont frappé à la tête d'un coup de bâton. Quand je me le rappelle, je deviens méchant et féroce. Il n'y a donc pas d'hommes dans votre pays, pour que vous envoyiez ici ces enfants si bien habillés qui nous imposent ces vexations?» Et sa lèvre est plissée par le mépris, et il tend vers l'un des commissaires sa main saisie d'un tremblement convulsif.
«... Nous voulons vivre comme nous avons été élevés, en chassant les animaux des prairies. Ne nous parlez donc plus de nous cantonner sur des réserves et de nous faire cultiver la terre. Laissez-nous aller où va le buffle. Envoyez vos fermiers, mais que ce ne soit pas pour nous. Le Corbeau promène son camp à travers la plaine et chasse l'antilope et le buffle. C'est là ce qu'il aime. Pères, regardez-moi et regardez tous les Corbeaux: ils sont de la même opinion que moi. Si vous nous donnez un homme blanc pour agent et pour traitant, je voudrais que ce fût John Richard, Pierre Chêne, et le docteur Matthews. Ceux-là sont francs et ne mentent pas (assentiment de tous les Corbeaux). Regardez-moi, et regardez mon peuple. Je ne suis pas honteux de vous parler.» Et alors, allant de nouveau serrer la main aux commissaires: «Père, leur dit-il à chacun d'une voix radoucie, fais quelque chose pour moi; je suis fatigué d'avoir parlé si longtemps.» Et il va s'asseoir en silence, et prend le calumet qu'on lui passe, la tête inclinée et le regard pensif.
Quand Pied-Noir a repris sa place, un vieux Corbeau qui, depuis le commencement du conseil, tient à la main une longue verge, avec laquelle il est arrivé le matin, se lève. Le Loup (c'est le nom de ce troisième orateur), est en même temps le lettré de la bande, ami des apologues et en racontant au besoin. Après avoir procédé comme d'usage à la cérémonie du shake-hands, il prend sa place au centre de l'hémicycle, tenant toujours sa longue tige à la main. Elle est en bois de noyer dur (hickory), à dix nœuds. Le Loup appelle chacun de ces nœuds une génération d'hommes, et montre comment chaque génération naît, se développe et meurt, faisant place à une autre. Chacune de ces générations est ensuite assimilée par le Loup à une génération de Corbeaux. Sa nation a été amie des blancs pendant tout cet espace de temps. «Pour que la génération actuelle continue de même, s'écrie alors l'orateur, dont la fin de l'apologue est impatiemment attendue par les commissaires, n'envoyez plus de fourgons sur la route de la rivière à la Poudre, surtout n'y envoyez plus de soldats. Rappelez vos jeunes hommes de notre pays, et alors nous serons heureux et vivrons en bonne harmonie avec vous, comme nous avons vécu pendant les générations précédentes.»
Ce speech, aussi humoristique que les premiers ont été sérieux, prouve aux commissaires que le principe de mêler l'agréable à l'utile est en faveur même auprès des Indiens. L'heure est d'ailleurs avancée. Il est une heure d'après midi: depuis plus de trois heures on est en conférence. Le sténographe, les reporters, les commissaires n'en peuvent plus. Quant aux Indiens, fumant toujours le calumet, ils restent impassibles sur leur banc, et certainement demeureraient là jusqu'au soir, si on ne les congédiait. Néanmoins, il est temps de lever la séance, ce que fait le président Taylor, en ajournant le conseil au lendemain matin.
Les chefs s'en sont allés lentement, un à un, suivis de leurs squaws. Ils sont venus toucher la main aux commissaires. Les vieillards et les matrones ont même embrassé le président et le général Harney, en frottant leurs joues et leur nez contre les leurs, non sans laisser un peu de vermillon sur la peau des hommes blancs. L'Américain ne s'inquiète pas pour si peu, et tous les commissaires se sont livrés d'aussi bonne grâce aux embrassades des Peaux-Rouges, qu'ils se sont prêtés à la cérémonie du shake-hands et à celle du calumet.
Les orateurs et leur bande ne sont pas retournés chez eux sans dîner. Ils se sont rendus, en sortant du conseil, dans l'appartement des interprètes, et là ont pris part à un repas que leur ont offert les commissaires; mais ceux-ci ont dîné ailleurs. Sans couteaux et sans fourchettes, assis par terre ou sur des lits, les Indiens se sont emparés de gros quartiers de bœuf ou de mouton rôti. Quand ils y ont mordu à belles dents, ils les ont passés fraternellement à leur voisin. La boisson est du café noir, qui circule dans d'énormes tasses en faïence. On emplit celles-ci à plusieurs reprises dans un vaste chaudron où fume l'infusion aromatique au milieu de l'appartement. Les Corbeaux ont fait largement honneur à tous les plats, mais le festin a été calme, silencieux, et nul n'a disputé à son voisin une place ou un morceau de choix. Pendant le dîner, quelques femmes sioux, du village de Laramie-Loafers, sont venues en curieuses, et se sont assises sur le devant de la porte de la salle du festin. Elles se sont rendu entre elles, pour passer le temps, le même service que se rendent les femmes du peuple à Naples en fouillant dans leurs cheveux; mais les convives n'y ont pris garde et ont continué de manger.
Le soir, des danses ont eu lieu, en plein air, devant la tente du père Richard. Là encore le café a circulé abondamment. Le feu était allumé au milieu du rond formé par les danseurs, et ceux-ci en chantant, et suivis de leurs femmes, ont commencé leur danse de guerre. Les mouvements sont d'abord très-lents, puis, à la fin, précipités. Les jambes surtout sont en jeu et l'on pousse des hurlements en cadence. Tout cela est terrible, quand on prélude ainsi à quelque combat, ou que l'on danse autour d'un prisonnier que l'on va mettre à mort et qu'auparavant l'on torture. Devant la tente du vieux Richard, la danse des Corbeaux n'a pas présenté ces caractères sinistres: elle a fatigué bien vite les spectateurs, ennuyés de ces mouvements et de ces chants monotones, qui marquent une ressemblance de plus entre les Peaux-Rouges et les races asiatiques, dont on les prétend sortis. La race rouge n'a pas, comme la race noire, le don de la danse et du chant. Les Corbeaux eux-mêmes ont fini par se lasser de leur musique et de leur pas cadencé. De bonne heure ils sont allés se coucher et se préparer au conseil du lendemain.
Hier, à l'heure indiquée (dix heures du matin), les Corbeaux ne paraissaient pas. La délibération de la veille n'a pas été tout à fait amicale, et l'on se demande si les Indiens retourneront au conseil. Ils ont enfin paru, mais isolément et non plus en une masse compacte comme la première fois. Dent-d'Ours est absent; il fait dire qu'il est malade et qu'il éprouve le besoin de retourner chez lui et de manger du buffle frais. La vérité, c'est qu'il y a eu la veille une dispute entre les Arrapahoes et les Corbeaux. Ceux-ci ont dû partager avec leurs frères rouges un bœuf que leur a donné la commission, et s'y sont prêtés de mauvaise grâce. Cependant, Dent-d'Ours se montre bientôt, et vient, toujours accompagné de sa femme, prendre sa place dans le conseil, tandis que la conférence est déjà ouverte.
Tout a lieu cette fois sans le cérémonial de la veille: les présentations, la connaissance sont faites, et c'est en quelque sorte comme la continuation du conseil précédent.
Le président Taylor ouvre la séance en répliquant aux discours des Corbeaux. Suivant son habitude, il lit son speech, et il le lit froidement, avec une grande lenteur. Les discours officiels lus, préparés, sont les mêmes partout, sans animation, sans vie. M. Taylor ferait mieux d'improviser quelques chaudes paroles devant ces grands chefs dont les discours de la veille sont de si beaux modèles d'éloquence, et qui ont en quelque sorte indiqué aux orateurs blancs la marche qu'ils devraient toujours suivre dans les pow-wow avec les Indiens.
Le président remercie les Corbeaux de ne s'être pas vengés de ceux qui les avaient maltraités, et dit qu'il informera leur Grand Père et de leur bonne conduite et des méfaits des blancs, qui seront punis. «A l'avenir, ajoute-t-il, prévenez immédiatement votre agent, qui vous fera rendre justice... Vous ne vous en irez pas cette fois les mains vides, et nous remplacerons les chevaux que vous avez perdus... Le chef que vous aviez envoyé aux États fut bien traité, reçut des présents, et nous l'avons suivi dans son retour jusque sur le Missouri. Là il a disparu soudainement, soit qu'il ait été assassiné ou qu'il se soit noyé dans la rivière, en tombant d'un steamer. Nous sommes fort peinés de cet accident, et nous nous proposons de donner deux chevaux aux parents de ce chef, comme compensation.» Ici l'interprète fait remarquer que deux des parents sont présents: c'est Cheval-Blanc et un autre vieux sachem, qui témoignent d'une grande joie à ce cadeau inespéré qui leur arrive.
«Vous dites, continue le président, que vous préférez vivre comme vous avez toujours vécu, au lieu de vous enfermer dans des réserves. C'est pour votre bien que nous vous indiquons ces cantonnements: le buffle diminue avec rapidité, et avant peu d'années il aura tout à fait disparu... Les blancs sont maintenant dans les grandes plaines, et ont bâti des villes jusque sur les bords de la mer de l'Ouest... Nous voulons, quand il est encore temps, vous garantir un territoire qui soit à jamais à vous et à vos enfants. Vous n'avez pas besoin d'y aller tout de suite. Chassez maintenant où il vous plaira, mais sur ce territoire, qui vous aura été réservé, les blancs ne pourront mettre le pied; le Grand Père les en ferait sortir à coups de fusil.» Marques d'enthousiasme, approbation. Cheval-Blanc se lève, et va toucher la main aux commissaires. «... Le printemps prochain, nous prendrons une décision au sujet de l'abandon de la route de la rivière à la Poudre. La saison est maintenant trop avancée pour que nous quittions les forts que nous avons sur cette route... Si les Sioux cessent de nous faire la guerre, il est probable que nous vous rétrocéderons cette partie de votre territoire... Vous nous avez demandé Pierre Chêne et John Richard pour traitants, et le docteur J. Matthews pour agent: nous consentons à vous les donner... Retenez bien ce que je vous ai dit comme venant de la part de tous les commissaires. Faites-le savoir quand vous serez retournés chez vous, et gardez-en le souvenir. J'ai dit.»
Ce speech terminé, le président demande si quelqu'un des chefs présents a des observations à faire. Pied-Noir se lève, et dit qu'un chef des Sioux du nord, son beau-frère, l'Homme-qui-est-effrayé-de-ses-chevaux, lui a dit un jour que les Sioux faisaient la guerre aux blancs à cause de la route de la rivière à la Poudre; il vaudrait donc mieux abandonner au plus vite cette route. «Vous parlez de la disparition du buffle et des autres animaux des prairies, ajoute Pied-Noir, mais dans mon pays nous avons encore abondance de buffles, de daims, d'élans, d'antilopes; beaucoup de castors sur les petits cours d'eau, beaucoup de poissons, de bons poissons, sur toutes nos rivières. Vous voudriez avoir notre pays pour rien, cela n'est pas loyal. Moi, je viens vous demander aujourd'hui le payement d'une partie de mes terres sur lesquelles vous vivez. Et vous parlez de faire des traités! Vous n'avez pas observé celui que vous avez signé à Horse-Creek. Payez d'abord ce que vous nous devez, et vous parlerez ensuite de conclure un autre traité!» Ici, le commissaire Taylor et les généraux Harney et Sanborn ne peuvent s'empêcher de déclarer que, pendant dix ans, les indemnités dues aux Indiens ont été envoyées régulièrement de Washington; si elles ne leur sont pas parvenues, c'est que les agents les ont volées[7]. «Nous sommes honteux de cela, disent les commissaires aux Indiens, mais justice sera faite.»
[7] Non-seulement la plupart des agents volent les objets qu'on envoie aux tribus, mais encore les revendent aux Indiens au double et au triple de leur valeur. D'autres fois le gouvernement de Washington, trompé lui-même par ses commis, envoie des objets hors d'usage, comme des centaines de douzaines de jarretières élastiques à des gens qui ne portent pas de chaussettes, ou de fourchettes à des gens qui mangent avec leurs doigts; ou bien ce sont des caisses de guimbardes, de petits miroirs, de canifs ébréchés, en un mot tous les rossignols des bazars de New-York, de Philadelphie ou de Baltimore, qu'on vend à prix d'or au gouvernement central et dont les Indiens n'ont que faire. Partout, du nord au sud des États-Unis, de pareilles indignités ont été signalées non-seulement par les chefs indiens qui s'en sont plaints amèrement à maintes reprises, mais dans les enquêtes même du gouvernement.
Cependant le Loup succède à Pied-Noir, et dit qu'il serait d'autant plus facile d'abandonner la route de la rivière à la Poudre, que les colons qui passent par là pour aller chercher de l'or dans le territoire du Montana, pourraient prendre ou le Missouri ou la route qui est de l'autre côté, sur la rive gauche. «Ces deux routes, je vous les donne, dit le Loup, mais non les autres. Il y a beaucoup d'or dans mon pays, je sais où il est, mais je ne l'ai jamais dit à personne, de peur que les blancs n'envahissent l'endroit. Nous n'avons pas besoin d'or ni d'argent, nous ne les employons pas dans nos échanges. Ceux qui en ont besoin peuvent prendre une des deux routes que j'ai indiquées. Je vous les donne. J'ai faim et j'ai besoin d'aller chez moi manger du buffle... Donnez-moi les cadeaux que vous voulez m'offrir, peu ou beaucoup, pour que je puisse m'en retourner. J'aime mon pays, j'aime mon buffle. J'aime ma femme et mes enfants, et je veux aller les revoir... Vous dites que vous donnerez des chevaux aux parents de ce chef qui a disparu chez vous, j'espère bien que vous nous en donnerez à tous, pour que nous puissions tous nous en retourner à cheval. J'ai dit.»
A peine le Loup a-t-il fini, qu'un vieux sachem se lève, fait le tour de l'hémicycle occupé par les commissaires, et leur touchant à chacun la main, dit qu'il a une longue route à faire pour s'en retourner, et qu'il ne veut pas partir sans les bons souhaits de ses pères blancs. Les commissaires lui souhaitent le plus heureux voyage.
Le traité de paix est alors déroulé et présenté aux Corbeaux pour qu'ils y apposent leur signature[8], mais aucun d'eux ne veut le signer. Les uns disent qu'ils ne peuvent le faire sans l'assentiment des Sioux, qui ne sont pas là; les autres, qu'ils ne signeront que si l'on abandonne auparavant la route et les forts de la rivière à la Poudre, objet de toutes les discussions. Le Loup ajoute que tous les chefs des Corbeaux ne sont pas présents, et qu'ils n'ont pas fait connaître leur intention. Bref, l'insuccès est complet, alors que les résultats ont été si décisifs avec les cinq grandes nations du Sud, et la commission se voit forcée d'ajourner à un moment plus propice et à une saison plus favorable, la reprise de ses travaux. On se donne rendez-vous à sept lunes, quand le gazon sera vert, ce qui, dans le calendrier des peuples civilisés, signifie vers le 5 juin 1868. Le lieu de rendez-vous est cette fois le fort Phil.-Kearney, et non plus le fort Laramie. Cela satisfait les Corbeaux, qui gagnent sur la route à faire plusieurs centaines de milles. Enfin, on annonce aux sachems, impatients de recevoir leurs cadeaux et de repartir, que les cadeaux vont arriver, et qu'il y en a beaucoup et de beaux, ce à quoi les Corbeaux répondent par des grognements de joie; et la séance est levée.
[8] Les Indiens signent en faisant une croix, un trait à la plume, ou en essayant d'imiter l'animal dont ils portent le nom: l'ours, le loup, l'élan, la tortue, etc.
Hier soir, les commissaires ont tenu aussi un pow-wow avec les deux chefs des Arrapahoes, Cheval-Alezan et Charbon-Noir. L'interprète était Vendredi, un Arrapahoe, qui a été trouvé tout enfant dans les prairies par le major Fitz-Patrick, un des plus célèbres traitants de l'Ouest. C'était un vendredi que cette rencontre eut lieu; de là le nom donné à l'enfant, comme au fidèle serviteur de Robinson. Le major a fait élever Vendredi, puis, quand son fils adoptif a eu vingt ans, il l'a rendu à sa tribu. Vendredi parle couramment l'anglais, mais ne l'écrit point, car il n'a guère profité de l'éducation que lui a fait donner le major. Il est aujourd'hui auprès des Arrapahoes, dont il est l'interprète et l'agent. Il a le type de sa nation, le regard faux, l'air traître, et l'on ne saurait établir aucune comparaison entre la physionomie large, ouverte et majestueuse des Corbeaux, et celle des Arrapahoes. Ceux-ci ont été, dans ces derniers temps, avec les Chayennes, les plus sanguinaires des Indiens des prairies, et leur type, à en juger par les trois que j'ai vus, et qui se ressemblent singulièrement, justifie leur terrible renom. Ce sont hommes qu'il ne ferait pas bon de rencontrer tout seul au coin d'un bois. Il n'est pas jusqu'à la langue arrapahoe, sourde, toute gutturale, et dont il est absolument impossible de reproduire les sons dans notre langue, qui ne devienne pour le blanc un objet d'éloignement, je dirai même de répulsion vis-à-vis de cette affreuse bande de Peaux-Rouges.
Cheval-Alezan a parlé aux commissaires au nom de toute sa tribu, qui est campée entre la Plate du nord et celle du sud. Petit-Bouclier, le grand chef, lui a donné sa procuration. L'air de l'orateur semble annoncer un discours semé d'invectives, rempli de fiel, comme celui que Pied-Noir, se plaignant du reste avec tant de raison, a adressé la veille aux commissaires. Il n'en est rien. Le speech a été des plus calmes. Cheval-Alezan a parlé assis, et traité avec la commission des besoins de sa tribu comme on parle tranquillement de ses affaires en famille, après dîner: «J'ai fait aujourd'hui, a-t-il dit, ce que je désirais depuis longtemps; j'aime mes pères blancs, et je leur ai touché la main... Dès que j'ai su que vous me demandiez, je suis accouru. Nos vieux sachems m'ont envoyé vers vous, et attendent avec impatience les nouvelles que je leur rapporterai... Au sud de la Plate, il y a d'excellents terrains, bien arrosés; c'est là que nous voudrions nous établir et commencer à cultiver le sol. C'est pour cela que je suis venu. Bâtissez-moi une maison où je puisse passer ma vie. Apprenez-moi à planter le blé et le maïs... Ce que vous avez fait avec les Arrapahoes du sud est bien, et je pense que vous ferez la même chose avec ceux du nord... Petit-Loup et Vieux-Ours, chef des Chayennes du nord, et l'Homme-effrayé-de-ses-chevaux, qui commande une bande de Sioux, sont venus me voir, et m'ont félicité sur le voyage que j'allais faire, disant qu'eux aussi voulaient venir vous visiter... A la prochaine lune, avec quelques-uns de mes hommes, je veux aller planter ma tente au sud de la Plate, près du fort Sanders. Peu m'importe si la neige est épaisse. Ma tribu viendra me rejoindre au printemps... Je voudrais m'en retourner le plus tôt possible pour préparer là-bas quelques robes de buffle... J'ai besoin que vous me donniez quelques provisions, quand je changerai de camp... Il me faut chasser pour vivre. Je n'ai plus que très-peu de poudre, et vous me feriez plaisir de m'en donner... Nos vieux sachems me demanderont aussi du tabac quand je retournerai. J'ai fini.»
La commission a répondu aux paroles de Cheval-Alezan en lui accordant tout ce qu'il demandait. Les Arrapahoes sont partis satisfaits, et les commissaires ne le sont pas moins d'avoir trouvé des Indiens aussi conciliants.
Les Sioux et les Chayennes du nord, que l'on attend toujours, ne paraissant pas, la commission va se débander. Une partie restera à Laramie pour recevoir les cadeaux qui arrivent et les distribuer aux Indiens, l'autre retournera à Chayennes et de là à North-Plate, où les commissaires demeurés à Laramie ne tarderont pas à revenir de leur côté.