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Le grand-ouest des États-Unis : $b Les pionniers et les peaux-rouges : les colons du Pacifique.

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LES SOLDATS DU DÉSERT.

Fort Russell (Dakota), sous la tente,
1er novembre.

L'hospitalité la plus cordiale nous attendait ici, et nous avons échangé avec plaisir le dortoir commun de la maison du Doge contre une tente de soldat.

Le général Stevenson, qui commande le fort, le major, le quartier-maître, tous les officiers nous ont reçus en amis. Nous sommes allés nous asseoir à leur mess, nous avons fraternellement trinqué ensemble, et bu le verre de whisky sacramentel sans lequel il n'y a pas, aux États-Unis, de bonne connaissance faite.

On nous a accueillis avec tous les honneurs possibles. Une sentinelle veille sur notre tente; le soir nous répondons à son appel pour rentrer chez nous.

Le mauvais temps a continué. Avant-hier, un terrible ouragan de neige s'est levé subitement. En nous rendant de la tente du général à la nôtre, nous avons failli, comme Romulus, disparaître au milieu de la tempête. Le toit de notre tente s'est gelé, et la neige a couvert le bord de mon lit qui touchait à la toile.

Puis le beau temps est revenu, et, en attendant la commission de paix indienne, nous sommes allés chasser, le long d'un ruisseau voisin du fort et bordé de coudriers, les gallinacés sauvages du désert.

De bisons, d'antilopes, il n'y en a plus ici, depuis que les soldats sont arrivés, depuis que le chemin de fer du Pacifique a lancé vers ces parages ses poseurs de traverses et de rails. Il ne reste plus de la prairie que sa flore caractéristique, surtout les hautes graminées, maintenant desséchées, jaunies, et qui lui ont valu ce nom. Il lui reste aussi ce sol alluvial qui la distingue, sol composé tantôt de terres épaisses, où l'on ne trouve pas une pierre, mais parfois aussi de graviers siliceux et de cailloux roulés. Ceux-ci ont dû descendre des Montagnes-Rocheuses à l'époque où elles ont été soulevées, ou quand les glaciers que portaient les flancs de ces hautes montagnes, lors des anciens âges géologiques, se sont tout à coup fondus. Ces graviers et ces cailloux roulés, y compris ceux des cours d'eau actuels, sont des échantillons rassemblés à souhait par la nature sur le même point, comme pour indiquer d'avance au géologue qui se dirige vers la grande chaîne de l'Extrême-Ouest les roches qu'il y rencontrera.

Ici se montrent des galets de granits roses, de porphyres verts, d'ardoises lustrées, feuilletées, et des silex de toutes les couleurs, surtout le silex rouge, dont les lits de quelques ruisseaux sont pavés.

Les seules roches que l'on rencontre en place dans la prairie sont des grès tendres, d'âge très-moderne, et dont les stratifications, labourées, déchiquetées par les éléments, offrent quelquefois des aspects fort curieux, et ressemblent même à des villes en ruine quand l'étendue des assises est considérable. Ce sont ces roches, ou des amas de cailloux roulés, qui forment ordinairement les monticules que l'on nomme les bluffs, et qui donnent alors à la prairie cette apparence ondulée qui lui a valu, chez les Américains, le nom de rolling prairie.

Les silex rouges, descendus des flancs des Montagnes-Rocheuses, et divisés par les eaux courantes en menus morceaux, forment en plusieurs endroits le sous-sol de la prairie. Dans ce cas, les fourmis entassent quelquefois autour de leur trou d'énormes monticules de ces graviers, de plus de 2 pieds de hauteur et de 12 à 15 de pourtour. Que sont les Pyramides d'Égypte à côté de celles-ci?

Ces dépôts de gravier siliceux et ferrugineux, fouillés ou non par les fourmis, sont si répandus dans certaines régions, surtout celles qui s'étendent à l'est et au nord du territoire de Colorado, et sur une partie du chemin de fer du Pacifique, qu'on a donné à ces régions le nom de grand désert américain. En d'autres endroits des prairies, le sol présente un autre phénomène: les eaux y sont tellement saturées d'alcali ou carbonate de soude, que le sel se dépose en efflorescences blanchâtres à la surface du terrain. Une des stations du chemin de fer du Pacifique porte le nom significatif d'Alkali. Malheur aux hommes, malheur aux bêtes qui boivent de ces eaux! Inutile d'ajouter que le sol, sur tous ces points, est entièrement stérile, car les jeunes pousses y sont brûlées par le sel. Certaines régions du grand désert américain sont parsemées de terres alcalines, et semblent la continuation, dans le centre et le sud des prairies, de ce qu'on nomme, dans le nord, les Mauvaises Terres, qui sont si répandues dans le Dakota et le Nebraska.

Dans toutes ces localités, le relief du sol est d'ailleurs le même, car dans les Mauvaises Terres on rencontre aussi des étendues considérables de ces coteaux de grès tendre simulant des édifices ruinés.

La course à travers les prairies est loin d'être monotone, et chacun trouve à y glaner, chasseur ou naturaliste. Sans doute, le touriste qui prend maintenant le chemin de fer du Pacifique va trop vite pour jouir complétement du grand spectacle du Far-West; mais, arrivé à la dernière station, il voyage en caravane comme autrefois, à la garde de Dieu et de son revolver. Qui remplacerait, dans ces poétiques courses, les haltes dans les hautes herbes, quand on n'a souvent d'autre combustible, pour faire cuire son repas, que la fiente des bisons, le bois de vache, comme l'appellent les trappeurs? qui remplacerait les longues méditations du soir, quand on n'a pour abri que la tente sous le ciel couvert d'étoiles et sur la terre gazonnée, quand rien ne borne l'horizon, et que libre, indépendant, n'ayant d'autre maître que soi, on se retrouve seul en face de la grande nature?

Le niveau des prairies monte insensiblement des bords du Missouri aux Montagnes-Rocheuses. Omaha est à 300 mètres d'altitude au-dessus des eaux de l'Océan; Chayennes, située à 515 milles d'Omaha, est à la cote de près de 2,000 mètres. Le chemin de fer du Pacifique a très-heureusement profité de ces pentes naturelles.

Le climat de toutes ces régions est, pendant l'été, un des plus beaux de l'Amérique du Nord. L'élévation du sol au-dessus du niveau de la mer n'empêche pas cependant que les chaleurs ne soient à certains moments excessives, mais les brises qui viennent des Montagnes-Rocheuses rafraîchissent bientôt l'atmosphère. Jamais il ne pleut. Sur la fin de l'automne, le climat est parfois rigoureux, je l'ai appris à mes dépens; mais, après un ouragan de quelques jours, souvent le ciel redevient serein, sans un seul nuage qui le voile.

L'hiver, les mêmes alternatives de beau et de mauvais temps se représentent; la neige tombe avec abondance, mais ne persiste pas. Le froid seul se fait sentir vivement, et le thermomètre se maintient quelquefois aux degrés de la Sibérie, 25 et 30 divisions sous zéro du thermomètre centigrade. En été, il monte par moments aux degrés du Sénégal, et c'est ainsi que les deux extrêmes se touchent.

Toute l'année, l'atmosphère est d'une pureté, d'une sécheresse exceptionnelle, en même temps que d'une grande légèreté. La viande de boucherie se conserve très-bien à l'air. Le bétail reste en liberté au dehors, sans aucun abri.

Ce climat convient particulièrement, surtout pendant le printemps et l'été, aux personnes faibles, qui reprennent leurs forces à cet air vivifiant et sec, et qui, arrivées malades dans les prairies, s'en retournent guéries après une saison. Un bain d'air vaut, dans ces cas-là, beaucoup mieux qu'un bain d'eau minérale et produit des effets plus certains.

Tel est, dans ses traits principaux, le grand désert américain, d'où je vous écris en ce moment. En attendant la commission de paix, je vis au milieu de soldats qui ne ressemblent guère à ceux de notre pays.

Une partie des officiers ont fait leurs études à West-Point, le Saint-Cyr des États-Unis; d'autres sont des soldats de fortune auxquels la guerre de sécession a mis le mousquet dans les mains, et qui ont préféré le garder, plutôt que d'aller se faire avocats ou négociants, comme tant d'autres. Chez tous on rencontre une grande aménité et des habitudes polies, civiles, qui viennent fort heureusement tempérer la rigidité militaire.

Il y a une bibliothèque au fort, mais on lit peu. Plus souvent on chasse, on joue au billard, on boit. Le commandant mêle la pratique des affaires à celle du métier des armes. Il a acheté à Chayennes, ce qu'on appelle un corner-lot (un lot de coin), un de ces emplacements donnant à la fois sur deux rues, comme ceux qu'occupent si volontiers à Paris les marchands de vin. Je vous laisse à penser si ces lots de terrain sont disputés à Chayennes et ailleurs. Dans toutes les villes naissantes, c'est à qui en aura un, et l'on joue, on spécule là-dessus.

Le général Stevenson, non content de ses lots, a de plus fait bâtir à Chayennes un vaste magasin, un véritable dock, en pierre, s'il vous plaît, et non en bois. Il espère y loger les marchandises de l'un et l'autre monde, quand le chemin de fer du Pacifique unira les deux océans, et sera devenu la grande voie commerciale du globe. Chaque jour, le général, sur son bughy (nous écrivons en français boguet) traîné par deux fringants chevaux, va visiter ses domaines naissants, et suppute, comme Perrette, ce qu'ils pourront lui rapporter.

Comme Perrette, il a manqué voir l'autre jour tous ses rêves s'évanouir, non pas qu'il ait cassé comme elle son pot au lait; mais ses chevaux, revenant de Chayennes, se sont emportés, et le général, jeté à bas de son véhicule, a failli rester en chemin. A d'autres eussent passé et le dock et les lots de terrain.

Le verre de whisky a ici de nombreux adeptes; car que faire au désert à moins que l'on n'y boive? Chaque officier est propriétaire d'une petite caisse à compartiments, avec laquelle il voyage. On dirait une caisse de livres, une bibliothèque de touriste amateur. Dans cette caisse sont disposés avec art et des verres et des flacons. Will you take a drink? Voulez-vous boire quelque chose? est la première parole qu'on vous adresse, dès que vous pénétrez dans une tente. Vous seriez mal venu de refuser. Vous dites oui, et le old Borbon whisky, le vieux whisky de Bourbon (Kentucky), est immédiatement débouché en votre honneur. Les verres circulent à la ronde. Quel bouquet, mon ami, et quelle liqueur traîtresse que cet old Kentuck! Notre vieux cognac n'est rien en comparaison. Comme on se laisse prendre à ce goût, et comme je conçois que le whisky compte parmi les officiers américains de si nombreux partisans! Pour ne pas se laisser tenter, le mieux est de n'y pas goûter, comme disait le singe de la fable, qui, d'une praline à l'autre, avait fini par vider tout le sac.

Quelques officiers mariés ont fait venir leur femme avec eux. Les courageuses Américaines ont dit adieu à New-York, à Boston, et sont venues, sans un mot de plainte, s'installer au fond du désert avec leur mari et leurs enfants. Après tout, elles ne sont qu'à 1,000 lieues de leur pays natal.

Les simples soldats méritent moins d'éloges que les officiers.

Vous savez que l'armée régulière américaine est réduite à rien en temps de paix. C'est à peine 65,000 hommes, en ce moment, pour garder un pays grand comme toute l'Europe centrale; et encore, sur ces 65,000 hommes, y en a-t-il un sur quatre qui déserte, ainsi que le dernier rapport du général Grant le constate.

Ces soldats sont surtout disséminés dans quelques forts de l'Atlantique et du Pacifique, puis dans les forts, les postes, les stations de l'Extrême-Ouest, pour tenir en respect les Indiens. Le fort Russell répond à cette destination: c'est un des principaux postes militaires des États-Unis, bien qu'il n'ait d'un fort que le nom, et ne possède ni casemates ni retranchements, comme presque tous les forts des prairies. Quant aux remparts et aux savants ouvrages du génie militaire, ils sont ici partout absents. A quoi serviraient-ils? Il n'est pas besoin de tant d'art pour venir à bout de l'Indien, et le chemin de fer du Pacifique, à lui seul, fera plus contre le Peau-Rouge que tous les forts réunis. C'est surtout par les armes de la civilisation qu'il faut combattre la sauvagerie.

Que cette armée régulière est différente de nos troupes européennes, si bien enrégimentées et disciplinées! Ces soldats, ils sont de tous les pays, excepté des États-Unis. Il y a là des Canadiens, des Irlandais, des Allemands, des Belges, des Français, des licenciés de la légion mexicaine, et tous peuvent dire certainement que ce qu'ils trouvent de plus curieux dans cette armée cosmopolite, c'est de s'y voir. Tous se sont engagés dans l'armée américaine avec l'espoir de devenir bientôt généraux, et tous sont restés simples soldats. «C'est la faute de l'anglais, me disait tout à l'heure l'un d'eux, un Breton mécontent; ce coquin d'anglais, je le comprends, mais ne le parle pas.»

Cet autre, un Canadien, qui parlait encore le français du temps de Louis XIV (ce n'est pas d'ailleurs le plus mauvais), prétend qu'il n'a jamais eu que de la male chance. Il aimerait mieux servir ailleurs. Il est né d'une mère française, quoique son père fût Écossois. Un troisième, un Belge, qui est venu aux États-Unis avec l'espoir d'y faire bientôt fortune, a perdu le peu qu'il avait, s'est engagé et se trouve encore simple fantassin, après quatorze ans de service.

Et cependant tous ces soldats du désert, ces pionniers d'une nouvelle espèce font à l'occasion bravement leur devoir. En maintes rencontres, ils se sont bien battus contre les Peaux-Rouges, et eux aussi ont concouru pour leur part à la colonisation des grandes plaines. Mais rien ne remplace le volontaire, le soldat libre des territoires ou le citoyen armé des États, quand la patrie est en danger. Voilà les véritables gardes de la nation; ils me remettent en mémoire ces belles paroles de Machiavel, que la poitrine des citoyens est la meilleure frontière d'un pays.

Dans la lutte contre les Peaux-Rouges, au milieu des territoires naissants, dans la grande guerre qui a divisé récemment le Nord et le Sud, ce sont surtout les braves volontaires qui ont sauvé l'Union.

On nous annonce pour demain l'arrivée de la commission de paix indienne, Indian peace commission. Elle est composée de M. Taylor, commissaire des affaires indiennes à Washington; de M. Henderson, sénateur, président du comité des affaires indiennes au sénat; des généraux de l'armée régulière Harney, Sherman, Terry, du général et du colonel des volontaires du Colorado, Sanborn et Tappan. M. White, attaché au bureau indien à Washington, est secrétaire de la commission, dont M. Taylor a été élu président.

Un artiste dessinateur, un sténographe, des guides, des interprètes, divers agents accompagnent la commission, et aussi, comme bien vous pensez, des reporters de divers journaux de New-York, Chicago, Saint-Louis, etc.

Le général Stevenson a fait déjà préparer le nombre de fourgons nécessaires à la caravane officielle, et désigné quatre-vingts soldats pour lui servir d'escorte. Il veut bien nous donner aussi un fourgon, à mon compagnon et à moi, avec les quatre mules et le muletier de rigueur.

Demain matin nous partons pour Hill's-Dale, la dernière station du chemin de fer du Pacifique, où nous rejoindrons la commission, qui revient de chez les tribus du Sud. De là, à travers les vastes solitudes de la prairie, et sans crainte de mauvaise rencontre, puisque nous avons quatre-vingts soldats avec nous, notre longue caravane prendra la route du fort Laramie. Il nous faudra trois jours pour y arriver, en trottant douze heures par jour et campant la nuit à la belle étoile. La distance n'est pas moindre de 100 milles ou 160 kilomètres.

Au fort Laramie, nous trouverons les Corbeaux, les Sioux, les Arrapahoes du Nord, auxquels les commissaires ont depuis longtemps donné rendez-vous.

Nous allons enfin voir des Peaux-Rouges, non pas deux, le mari et la femme, comme ceux qu'on vous a montrés cet été à l'Exposition, mais des tribus entières. Nous fumerons le calumet de paix avec eux, et nous leur dirons de nous donner quelques leçons théoriques dans l'art délicat de scalper.

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